Entretien avec Roger Penrose : Tout ne serait qu'un éternel recommencement

Depuis la relativité générale d'Einstein, le temps est irrémédiablement lié à l'espace. Mais ce modèle ne permet pas d'expliquer pourquoi nous éprouvons la sensation qu'il s'écoule. Les physiciens poursuivent leurs efforts à la recherche d'une théorie qui justifierait l'absence de réversibilité de cette variable.

Physicien et mathématicien à la vision iconoclaste, Roger Penrose explore depuis soixante ans les arcanes de la physique théorique. Il a travaillé sur les trous noirs avec Stephen Hawking et a également formulé la conjecture de censure cosmique selon laquelle il n'existe pas de singularité - où les quantités physiques deviennent infinies - sans trou noir. Versé dans la géométrie, le physicien a proposé une théorie des twisteurs, nouvelle manière de regarder l'espace-temps, qui tente de réconcilier relativité générale et physique quantique. Il est aussi l'auteur d'un modèle cosmologique dans lequel disparaît le besoin d'une origine des temps, puisqu'il s'agit d'un modèle cyclique infini. Plus récemment, il s'est intéressé à la conscience, à laquelle il attribue notre sensation d'écoulement du temps. Assis dans son jardin à Oxford, il raconte avec passion et malice son rapport au temps et à la physique, hors des sentiers battus.

La Recherche - Qu'est-ce que le temps pour vous ?

Roger Penrose Pour moi, le temps est celui de la relativité générale d'Einstein, autrement dit c'est l'une des quatre dimensions de l'espace-temps. Je considère que la relativité générale est une théorie magnifique. Elle n'a jamais été prise en défaut. Nous avons des horloges atomiques très précises, qui confirment que la théorie décrit superbement ce qui se passe. Si les systèmes de positionnement par satellite, comme le GPS, fonctionnent aussi bien, c'est parce que la relativité générale est prise en compte. L'observation des pulsars binaires dans les années 1970 - et très récemment des ondes gravitationnelles émises par des trous noirs qui fusionnent - confirme le bien-fondé de la théorie. Et selon celle-ci, il n'existe pas de temps universel - comme c'était le cas dans la théorie de la gravitation de Newton - mais seulement des temps relatifs : chacun des observateurs qui peuplent l'Univers a un temps local, son temps propre. Du coup, il n'existe pas de progression du temps universel qui serait associée à un système de coordonnées arbitraires.

Pourquoi cette vision du temps pose-t-elle problème ?

Elle ne pose pas de problème pour la physique ou l'astronomie, puisque, nous l'avons dit, la théorie de la relativité générale décrit bien ce qui se passe. Seulement, elle n'explique pas notre sensation de la progression du temps. Ce sentiment que nous avons tous que le temps passe, qu'il s'écoule. De la relativité générale, nous pouvons tirer l'image de l'« univers-bloc », un univers quadridimensionnel statique qui englobe passé, présent et futur, sans écoulement. De plus, si l'on prend la théorie de la relativité restreinte au sérieux - ce que je suis bien sûr enclin à faire - la progression du temps n'est pas ce que qu'on imagine naturellement car, en relativité restreinte, il est impossible de définir une notion de simultanéité. Surtout pour de grandes distances. Prenez par exemple la galaxie d'Andromède, située à environ deux millions d'années-lumière de nous. Il existe un instant ici, où nous nous trouvons, qui est simultané avec un instant sur une planète d'Andromède. Eh bien, si au lieu d'être assis ici et maintenant, je marche dans une direction ou une autre, ces instants ne sont plus simultanés : il y aurait une différence de plusieurs semaines entre ces instants... Il faut reconnaître qu'il y a là quelque chose de bizarre. Notre sensation du temps qui passe n'est pas inconsistante avec la relativité. C'est juste qu'elle n'est pas expliquée par cette théorie.

Comment dans ce cas expliquer notre perception du temps ?

J'aimerais bien le savoir... Nous ne disposons pas de temps universel, chaque personne ayant un temps interne. Cela a à voir avec notre perception consciente. Et, dans notre perception consciente, nous avons le sentiment que le temps progresse. Même si je ne comprends pas ce qui se passe, je pense qu'il doit y avoir une explication physique, vraisemblablement pas issue de la physique conventionnelle, mais je reste persuadé qu'il y a une explication physique quand même. Sans doute cela a-t-il un lien avec l'une des principales choses qui nous manque : une bonne théorie de la réduction des états quantiques.

Cela signifie-t-il pour vous qu'il faudrait compléter la mécanique quantique ?

Les deux théories qui ont révolutionné la physique au XXe siècle fonctionnent bien, mais elles ont toutes deux des problèmes. La relativité générale, qui décrit la gravitation, a des problèmes liés aux singularités, lorsque les quantités deviennent infinies. C'est le cas dans les trous noirs et lors du Big Bang. Comment traiter ces situations ? Eh bien, nous ne savons pas le faire dans le cadre de la relativité générale. Mais la mécanique quantique, qui décrit l'infiniment petit, a un souci bien plus sérieux avec le problème de la mesure. Le problème de la mesure quantique est en fait multiple et souligne des difficultés de corrélation entre les postulats de la mécanique quantique et le monde macroscopique tel qu'il est mesuré. Habituellement, ces problèmes sont balayés sous le tapis au motif qu'il s'agit de philosophie. C'est bien dommage. Ce paradoxe de la mesure - je préfère ce terme - part du fait qu'on a une équation qui décrit l'évolution du système quantique en fonction du temps de manière déterministe (l'équation de Schrödinger). Ensuite, dans le processus de la mesure, vous vous retrouvez non plus avec une évolution, mais avec des probabilités. Cela n'est pas cohérent. Le chat de Schrödinger (*) est soit vivant, soit mort, mais pas à la fois mort et vivant. Même en invoquant la décohérence (*), ou d'autres solutions, comme les univers multiples (*), cela ne résout pas le problème de savoir pourquoi vous ne voyez pas les deux possibilités en même temps : les postulats de la mécanique quantique n'expliquent pas pourquoi vous ne voyez pas le chat mort et vivant en même temps... C'est pourquoi je crois que la théorie quantique est incomplète - et c'est une manière polie de la décrire. Paul Dirac (1902-1984), l'un des physiciens qui a formulé la version moderne de la théorie quantique, a dit lui-même qu'il s'agissait d'une théorie provisoire et qu'une meilleure théorie la supplanterait. Je suis persuadé qu'il a raison.

Pouvez-vous décrire le principe de la théorie des twisteurs que vous avez proposée ?

L'idée de base consiste à engendrer l'espace-temps à partir de la structure des rayons lumineux. Ainsi, si vous voulez décrire un point de l'espace-temps, il faut imaginer tous les rayons lumineux qui parviennent à ce point. En plus, il faut ajouter un paramètre aux rayons lumineux : une hélicité. D'où le nom « twisteur ». Finalement, l'espace que l'on considère, et qui encode l'espace-temps, est de dimension 6 (réel). C'est donc un espace de dimension 3 complexe, puisque chaque nombre complexe correspond à deux nombres réels (les nombres complexes étant de la forme a + ib, où a et b sont des nombres réels et i tel i 2 = -1). C'est un cadre intéressant, car on peut décrire grâce à ce formalisme énormément de notions physiques en termes de géométrie complexe. Certains aspects de la théorie donnent une importance particulière à la causalité. Il s'agit d'une belle théorie géométrique... et j'aime beaucoup la géométrie !

Cette théorie visait-elle à résoudre ce paradoxe de la mesure que vous avez évoqué ?

Ce n'était pas le but. Et, pour l'instant, ce n'est pas le cas mais qui sait ce qui pourrait advenir. Au départ, je voulais élaborer une théorie non locale. Et les objets fondamentaux de la théorie des twisteurs, ce sont des rayons lumineux, qui sont fondamentalement des objets non locaux - ils s'étendent à travers tout l'Univers. Ce n'est que bien plus tard que nous avons compris comment la théorie des twisteurs était liée aux champs en physique et à des idées mathématiques foncièrement non locales.

Dans ce cas, quelle était la motivation pour proposer les twisteurs ?

L'une des motivations principales des twisteurs était que l'analyse complexe devrait jouer un rôle plus important. Les nombres complexes sont déjà un élément central en mécanique quantique mais, étant donné la puissance de l'analyse complexe, je sentais que les nombres complexes devaient avoir également un rôle dans la description fondamentale de la nature. Or, lorsqu'on traite l'espace-temps en relativité générale, on utilise des nombres réels.

Comment votre théorie a-t-elle été acceptée ?

Quand je l'ai imaginée, il y a 50 ans, elle n'intéressait pas grand monde. Et puis, petit à petit, les physiciens se sont aperçus qu'on disposait là d'outils puissants pour décrire les particules de masse nulle. On peut dériver les équations de l'électromagnétisme de Maxwell et, sous certaines conditions, les équations de la relativité générale d'Einstein. Puis, pendant quelques décennies, les twisteurs ont été oubliés, jusque dans les années 2000, lorsque Edward Witten, mathématicien et physicien très influent, s'y est intéressé. Il m'a envoyé un article d'une centaine de pages qui utilisait des idées de la théorie des twisteurs appliquées à la théorie des cordes (1). Cette « théorie des cordes à twisteurs » est devenue un outil puissant pour analyser les interactions de haute énergie - les interactions fortes - lorsqu'on considère des particules sans masse. Elle a eu un rôle significatif dans l'analyse des données du LHC, le grand collisionneur du Cern. Finalement, même si elle n'est sans doute pas la théorie ultime de la physique, la théorie des twisteurs offre un cadre intéressant et a suscité un certain degré d'intérêt parmi les physiciens.

Que devrait être une théorie de la gravité quantique englobant mécanique quantique et relativité générale et qui nous permettrait de mieux comprendre le temps ?

Je pense que l'on s'y prend mal. Le terme de gravité quantique lui-même n'est pas le bon. Parce que ce terme implique qu'on cherche une approche foncièrement quantique. La raison pour laquelle certains physiciens pensent que la théorie quantique est plus profonde, plus fondamentale, est qu'elle s'intéresse à l'infiniment petit. Les grosses choses sont faites de petites choses, de sorte que beaucoup pensent la théorie quantique devrait avoir préséance... Or, ainsi que je l'ai expliqué, je ne pense pas qu'il faille partir d'une théorie quantique, notamment en raison du paradoxe de la mesure. Je ne sais pas quelle est la bonne approche. Parmi les théories en vogue, je ne suis pas un adepte de la théorie des cordes pour beaucoup de raisons. La gravité quantique à boucles est intéressante car elle considère la relativité générale de façon plus fondamentale. La théorie des twisteurs pourrait aussi fournir un cadre intéressant. Mais, pour l'instant, on reste loin d'une théorie qui permettrait de sortir du cadre de l'espace-temps de la relativité générale. Et la nature du temps n'est pas claire dans ces théories.

Même si l'on ne dispose pas d'une théorie physique qui permette de bien comprendre le temps, peut-on expliquer au moins la flèche du temps, le fait que le temps en physique s'écoule toujours dans le même sens ?

Il est vrai qu'on n'a jamais vu une tasse qui se brisait sur le sol de la cuisine se reformer spontanément. Pourtant, les équations déterministes qui régissent les évolutions temporelles sont symétriques par renversement du temps. Autrement dit, les choses pourraient se passer dans l'autre sens et nous sembler remonter le temps. Le fait que l'on n'observe jamais cette réversibilité du temps a à voir avec la thermodynamique et son second principe. Le second principe de la thermodynamique est fondamental : il établit que le désordre d'un système - son entropie - est toujours croissant. Autrement dit, que, partant d'un état de basse entropie - dans lequel était l'Univers à ses débuts -, on évolue vers un système où l'entropie croît. Cette croissance de l'entropie est responsable de la flèche du temps.

Si on ne s'accorde pas sur la nature du temps, peut-on savoir si, dans le cadre de nos modèles cosmologiques, l'Univers - et donc le temps - a eu un début ?

La vision cosmologique classique de l'histoire de l'Univers est de partir d'un événement fondateur il y a 13,7 milliards d'années. Ce Big Bang est alors considéré comme l'instant initial du temps et de l'Univers. L'Univers est ensuite supposé avoir subi une phase très rapide et considérable d'expansion - l'inflation -, qui a continué jusqu'à aujourd'hui. Le devenir ultime de l'Univers le plus probable est alors une expansion qui se poursuit, les galaxies et les étoiles disparaissant, jusqu'à ce que l'Univers devienne de plus en plus froid. La chose la plus intéressante qui subsisterait serait des trous noirs. Et, après un temps considérable - quelque 10100 ans -, même ces trous noirs finiraient par s'évaporer, comme l'a calculé Stephen Hawking. Que resterait-il dans cet Univers ennuyeux ? Des photons, particules de masse nulle. C'est un destin terrible pour notre formidable Univers. C'est certes juste un argument émotionnel, mais il m'a conduit à m'intéresser plus précisément à ce qui se passe lors du Big Bang. Pour des raisons très différentes, avant que le boson de Higgs leur donne leur masse, les particules des premiers instants n'ont pas de masse. Début et fin de l'Univers se ressemblent du point de vue de la masse des particules. En réfléchissant à cette analogie et par des arguments mathématiques et physiques, notamment en utilisant des transformations conformes - qui conservent les angles -, j'ai pu élaborer un modèle d'évolution de l'Univers qui est en fait cyclique : le Big Bang n'est pas le début de tout, mais seulement un passage par une étape très chaude et très dense qui peut se reproduire par la suite.

Ce modèle cosmologique où le temps s'écoule de toute éternité est-il testable ?

Oui et c'est tout son intérêt. L'idée principale est que l'Univers se recycle. Or des traces des univers précédents - des cycles précédents - pourraient subsister, notamment dans les cartes des températures du fond diffus cosmologique relevées par le satellite Planck. Plus précisément, il pourrait y avoir des traces circulaires sur ces cartes, mettant en évidence des fluctuations de température, signe de processus énergétiques de cycles s'étant produits avant le Big Bang. Ce n'est pas facile à avoir, mais ces traces ont été repérées sur les données des satellites Planck et WMAP (2). Plus excitant encore, dans ce modèle, des informations pourraient être transmises d'un cycle à l'autre, ce qui ouvre encore de nouvelles perspectives sur la recherche d'intelligence extraterrestre (3) ! Cela reste âprement discuté, mais si c'était confirmé, nous serions les habitants d'un univers cyclique, qui se renouvellerait périodiquement. À défaut de saisir d'où vient notre sensation d'écoulement du temps, au moins saurions-nous que nous vivons dans un monde où le temps est infini. Tout ne serait qu'un éternel recommencement. Il y a là pour moi quelque chose de rassurant.

Crédit photo : Max Alexander/Science Photo Library

(*) Le chat de Schrödinger est une expérience de pensée de physique quantique, dans laquelle un chat peut être à la fois dans deux états, mort et vivant.

(*) La décohérence considère qu'un système quantique ne doit pas être considéré comme isolé, mais en interaction avec son environnement.

(*) Les univers multiples coexisteraient avec notre Univers. Ils se diviseraient continuellement en univers divergents, différents et inaccessibles entre eux.

(1) E. Witten, Communications in Mathematical Physics, 252, 189, 2004.

(2) V. Gurzadyan et R. Penrose, European Physical Journal Plus, 128, 22, 2013.

(3) V. Gurzadyan et R. Penrose, European Physical Journal Plus, 131, 11, 2016.

BIO

8 AOÛT 1931 Roger Penrose naît à Colchester, en Grande-Bretagne.

1958 Il obtient un doctorat en mathématiques à l'université de Cambridge.

1973 Il devient professeur de mathématiques à l'université d'Oxford.

1975 Il reçoit avec Stephen Hawking la médaille Eddington de la Royal Astronomical Society.

1988 Il reçoit avec Stephen Hawking le prix Wolf de physique.

1994 Il est anobli par la reine d'Angleterre pour services rendus à la science.

POUR EN SAVOIR PLUS

- Roger Penrose, Fashion, Faith, and Fantasy in the New Physics of the Universe, Princeton University Press, 2016.

- Roger Penrose, Les Cycles du temps, une nouvelle vision de l'Univers, Odile Jacob, 2013.

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