Fatma Oussedik, Seloua Luste Boulbina et Mehdi Lallaoui au colloque de Twala : «Comment on devient Ibrahim Omar Fanon»

Rubrique

Comme nous l’avons indiqué dans notre édition d’hier, un colloque sur Frantz Fanon s’est tenu les 6 et 7 décembre derniers à La Chambre Claire, à l’initiative du média numérique «Twala» sous le titre : «Fanon l’Algérien». Les interventions ont été structurées en trois panels. Le premier avait pour thème : «Ce que Fanon a apporté à l’Algérie et ce que l’Algérie doit à Fanon». Y ont pris part la sociologue Fatma Oussedik, la philosophe Seloua Luste Boulbina et le réalisateur et écrivain Mehdi Lallaoui.

La table ronde était modérée par Kahina Bouchefa, psychologue clinicienne. Kahina Bouchefa fera remarquer d’emblée combien Fanon «demeure une boussole éthique et politique». La psychothérapeute prend soin d’expliciter le propos de cette séance inaugurale en soulignant : «Nous ouvrons ce premier panel autour d’une question centrale. Comment Fanon est-il devenu algérien et comment l’Algérie, avec son peuple, ses luttes, ses blessures et son histoire, a-t-elle contribué à former l’homme, le clinicien, le penseur et le révolutionnaire Fanon ?» «Nous avons choisi d’aborder Fanon, non comme une figure mythifiée, mais comme un praticien, un intellectuel et un acteur historique», poursuit Kahina Bouchefa. «Sa trajectoire, de la Martinique à Lyon, de Blida à Tunis, nous offre des outils puissants pour penser la désaliénation, la culture, et les conditions d’une transformation sociale réelle.» S’adressant aux panélistes, la modératrice a commencé par leur demander comment ont-ils «rencontré» Fanon. «Ce qui m’a amenée ici aujourd’hui, c’est d’abord un devoir de fidélité.
De fidélité à des personnes qui ont compté dans ma vie, qui l’ont construite», répond d’emblée Fatma Oussedik. «Je pense ici à un Fanon que j’ai vu dans l’embrasure (d’une porte) de notre appartement à Tunis, avec un sourire éclatant. Un homme jeune, dont on disait qu’il ne souriait pas souvent. Mais ce jour-là il souriait. Il accomplissait son destin», poursuit-elle. L’éminente sociologue a une pensée particulière pour sa compagne : «Je pense surtout à Josie Fanon. Nous roulions en voiture dans la Mitidja et elle me parlait de leurs engagements, de leurs choix.» «Josie n’était pas juste la femme de Fanon», insiste Fatma Oussedik. «Josie adhérait complètement à ce combat et elle est restée fidèle jusqu’au bout à ces engagements que, très jeunes, tous deux, ils avaient choisis.»

«Le syndrome nord-africain» à Lyon

Ce premier panel a été l’occasion de revisiter l’itinéraire de pensée et d’action de l’immense théoricien de la décolonisation. Mehdi Lallaoui, qui a sorti en 2021 un film important, Sur les traces de Frantz Fanon, a mis l’accent sur le tournant qu’a constitué la rencontre de Fanon avec les travailleurs immigrés algériens à Lyon pendant ses études de médecine. Ce que Mehdi Lallaoui nous dit, in fine, est que ce n’est pas en débarquant à Blida-Joinville en 1953, soit un an avant le déclenchement de la Guerre de Libération, que Fanon a découvert les Algériens. «La rencontre essentielle que j’ai faite avec Fanon, c’est sur sa période lyonnaise. (…) Je viens de faire un film sur Frantz Fanon à Lyon», déclare le réalisateur. C’est en 1946 que Fanon s’installe à Lyon. «Sa première habitation, avant qu’il ne soit logé par l’Association générale des étudiants lyonnais (…), est située dans un quartier complètement algérien, rue Moncey. C’est là qu’il rencontre les Algériens. Cela va donner, trois ans plus tard, son premier texte important, écrit à 23 ans, Le syndrome nord-africain.» Et il s’agit d’un texte fondateur. De cette immersion au cœur de la communauté algérienne à Lyon naîtra chez Fanon le sentiment que «la médecine occidentale est malade». Le jeune étudiant découvre «une communauté algérienne très pauvre, une communauté qui souffre, et qui n’est pas prise en compte par la médecine occidentale quand elle consulte les docteurs locaux». «Et lui, qui n’est pas encore un psychiatre, qui se construit, il a des intuitions. Au contact avec les travailleurs algériens, il a cette intuition que leur souffrance est une souffrance issue du fait colonial, du fait de la chosification coloniale.» Fanon va alors « écrire ce texte assez extraordinaire, Le syndrome nord-africain, qui nous montre, en fin de compte, que le patient algérien, ce n’est pas lui le vrai malade, mais c’est la médecine occidentale».
Fanon saisit l’origine de cette pathologie obscure qui n’est pas organique, mais psychique. «Cette souffrance vient du fait qu’on ne les considère pas comme des êtres humains à part entière parce que ce sont des colonisés», assène Mehdi Lallaoui. A partir de ce constat, Fanon va se focaliser «non pas sur l’exploitation économique des ouvriers à la manière marxiste, mais il va porter son attention sur l’intime, sur les fractures intimes de ces travailleurs damnés».
Lallaoui qui confie avoir commencé à travailler sur Fanon en tant que cinéaste grâce à Alice Cherki, est revenu abondamment sur l’influence de Tosquelles sur sa pratique en le mettant sur la voie de la psychothérapie institutionnelle. Dans cette démarche, note-t-il, le docteur Fanon s’est attaché à soigner aussi bien les opprimés que leurs tortionnaires. C’est que Fanon travaillait à «réparer l’humain, colonisé et colonisateur». «Et c’est ça qui fait la force de Fanon !» 

«D’hommes couchés, il a fait des hommes debout»

De son côté, Fatma Oussedik s’interroge : «Comment devenir debout ? Comment devenir Fanon ? Comment devenir surtout Ibrahim Omar Fanon ?» Ces questionnements reviennent finalement à se demander «comment on se réinvente», observe la sociologue. Cela appelle un soulèvement du soi pour s’affranchir de toute aliénation. Et de rappeler que Fanon a traité le «concept d’aliénation à partir de la critique de la négritude d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor». L’auteur de Pour la révolution africaine «remet en cause ce regard du colon sur lui comme homme noir», dit-elle. «Cette réinvention, elle a à voir aussi avec le champ de la culture», estime Fatma Oussedik.
La sociologue insiste à la suite de Gramsci sur «le rôle de la culture dans la production des sujets et dans la production des rapports sociaux». Elle cite l’expérience menée par Fanon avec le chanteur Abderrahmane Aziz à l’hôpital psychiatrique de Blida. «Abdelrahmane Aziz est précisément le musicien sur lequel Fanon s’est appuyé pour intégrer la culture des individus décolonisés dans sa thérapie», relève-t-elle. «Donc, on voit bien un cheminement en réalité», analyse l’auteure de Avoir un ami puissant. «On voit un Fanon qui s’engage dans la France libre à partir d’idéaux de liberté de l’Ecole française. Pour rejoindre la France libre, il fallait être nourri de cela, de l’égalité, de la fraternité, de ces valeurs-là. Il arrive en France, il se confronte au racisme et il commence à réfléchir à sa condition d’homme noir. Mais il rencontre aussi les Algériens et alors, il est confronté plus largement à la condition de colonisé. Il interroge à ce moment-là le concept de négritude en montrant que la peau n’est pas ce qui va le définir. Ce qui va le définir, c’est la situation dans laquelle il est pris, dans le regard du colon. C’est le colon qui fait le colonisé. Et donc il arrive en Algérie déjà quasiment prêt. Il découvre que dans cette condition, le colonisé n’est pas seul, il y a aussi le colon. (…) On voit donc que dans ce rapport dialectique, le colon fait le colonisé, mais le colonisé aussi désigne son colon.»
Pour sa part, Seloua Luste Boulbina s’est attelée à décrypter ce qu’elle appelle «la méthode Fanon». Elle décèle à ce propos une subtilité narrative chez l’écrivain martiniquais. Dans Peaux noires, masques blancs, «il va imposer la première personne». «C’est ça la conquête du colonisé, c’est de passer justement du ‘il’ ou du ‘elle’ ou du ‘eux’ à la première personne», souligne la conférencière. «Le deuxième élément de la méthode de Fanon, c’est qu’au lieu de passer par l’anatomie, c’est-à-dire le fait de disséquer une situation, il propose de privilégier la clinique. (…) D’hommes couchés, on les transforme en hommes debout. C’est ce à quoi sert la clinique.» Fanon opère ainsi un renversement de perspective. «Au lieu d’être pris dans les rets du regard du colon, du regard de l’autre qui peut être aussi fantasmé comme autre, le point de départ de Fanon, c’est le désir de liberté. Autrement dit, c’est le désir. Et cela replace en fait les choses et la vision du monde là où ces choses doivent être. Parce que, précisément, la chosification, qu’est-ce que c’est ? C’est de faire comme si les colonisés, les esclaves, étaient dénués de désir. D’ailleurs dénués de tout, mais notamment de désir. Du désir de savoir par exemple.»

«Une très faible postérité en France»

En réponse à Kahina Bouchefa qui l’interroge sur la circulation de la pensée fanonienne «loin des géographies habituelles» et sur les «décentrements» de son œuvre, Seloua Luste Boulbina a dessiné une véritable cartographie de la postérité de Fanon et de sa réception à travers le monde. «Ce que Fanon a appris chez Tosquelles, c’est la ‘déconniatrie’. Cela veut dire qu’on ne va pas aller dans les autoroutes, on va ouvrir le chemin, on va être soi-même son propre chemin. C’est pour cela que Fanon, ça peut être reçu dans le monde entier», explique la spécialiste des questions postcoloniales. «Si la pensée de Fanon concernait seulement les Algériens ou seulement les descendants d’esclaves, elle n’aurait pas pu s’exporter. Or, elle s’est exportée justement partout, et notamment à l’Est», ajoute-t-elle. Elle note au passage : «Comme on est dans une géopolitique orientée, c’est-à-dire qu’on regarde vers l’Ouest, vers les Etats-Unis, vers les Amériques, plutôt que vers l’Est, on a tendance à minimiser, disons, une certaine postérité et à maximiser l’autre.» Paradoxalement, la postérité de Fanon «n’a pas eu lieu en Martinique, si ce n’est très tardivement», soutient-elle.
C’est Eouard Glissant qui, «en 1981, donc 20 ans après la disparition de Fanon, voit que le penseur de la Martinique, c’est le grand oublié». Seloua Luste Boulbina nous apprend par ailleurs que «Fanon a eu une très faible postérité en France». «Bourdieu le considérait comme un gauchiste (au sens de militant d’extrême gauche, ndlr)», lance-t-elle. Et donc «c’est à l’Est que petit à petit ça va se développer, On pense par exemple à la Palestine.» Et les textes de Fanon continuent de «voyager» avec bonheur. «Autant la pensée de Fanon a parlé aux Kanaks, autant elle a pu parler à des Japonais qui n’étaient pas du tout du côté des opprimés mais plutôt du côté de l’oppression. Parce que le Japon, c’est un pays ultra-impérialiste», indique la panéliste.
Déployant un récit truculent, Seloua Luste Boulbina a montré comment la pensée fanonienne a pénétré les élites japonaises. Dans cette aventure intellectuelle improbable, les Algériens ont eu leur part de contribution grâce à la diplomatie du FLN incarnée par deux brillants émissaires à Tokyo : Abderrahmane Kiouane et Abdelmalek Benhabylès «qu’on appelait Socrate». «Et les deux, ils lisaient Fanon», glisse la spécialiste. Ils vont se lier d’amitié avec leur interprète et traducteur japonais, Michihiko Suzuki, et Benhabylès lui fait lire L’an V de la Révolution algérienne. Séduit par le style volcanique de l’ardent écrivain martiniquais, Suzuki devient un fervent adepte de sa pensée. En amont de cette rencontre, Seloua Luste Boulbina nous informe qu’il y avait «des interventions d’Algériens lors des conférences Zengakuren, c’est-à-dire les conférences d’étudiants de gauche au Japon. Il y a eu une participation des Algériens au moment des manifestations contre le nucléaire». «Michihiko Suzuki était venu en France en 1954 faire ses études. Il a fait une thèse sur Proust. Il rencontre des Tunisiens, et ces derniers lui font rencontrer des Algériens. Il a toujours minimisé son rôle mais il devient une espèce de porteur de valise. Il est même convoqué par la DST. Il rentre au Japon, il devient traducteur et interprète. Il lit L’An V de la révolution algérienne que lui prête Benhabylès et il devient fanonien.» «C’est lui qui va traduire Les Damnés de la terre», précise la philosophe. Seloua Luste Boulbina est formelle : «Le Japon est à la Corée ce que la France est à l’Afrique, avec une population qui a subi les sévices du Japon en Corée. Les Coréens au Japon sont traités comme les Algériens en France», dit-elle. Passionnant ! Dans notre prochaine édition, la suite de notre compte rendu avec le deuxième panel où il sera beaucoup question de Fanon et la cause palestinienne.

Connexion utilisateur

Dans la même rubrique

Commentaires récents

  • Police Charge Martinique Passenger for Drug Importation; Gun and Ammunition Recovered in South

    SAUF...

    Albè

    14/12/2025 - 10:20

    ...bien évidemment les trafiquants de chlordécone ! Lire la suite

  • Police Charge Martinique Passenger for Drug Importation; Gun and Ammunition Recovered in South

    En toute logique, un trafiquant de drogue...

    Frédéric C.

    13/12/2025 - 22:50

    ...comme tout délinquant (voleur, agresseur, tueur, violeur, etc.) doit être jugé et condamné, sa Lire la suite

  • Police Charge Martinique Passenger for Drug Importation; Gun and Ammunition Recovered in South

    Fouté yo lajol !!!

    poi

    12/12/2025 - 19:46

    Etre foutu en prison à Ducos !!! Lire la suite

  • Police Charge Martinique Passenger for Drug Importation; Gun and Ammunition Recovered in South

    GROS CONNARD et...

    Albè

    12/12/2025 - 18:51

    ...pollueur de ce site que tu consulte gratuitement et sur lequel tu déverses ta bile de prostati Lire la suite

  • Police Charge Martinique Passenger for Drug Importation; Gun and Ammunition Recovered in South

    Donc ...conclusion ..?

    poi

    12/12/2025 - 14:30

    Il vaut mieux être Mqs et exporter de la drogue à Ste-Lucie qu'être Ste-Lucien (pas St-Lucien , Lire la suite