FRANTZ FANON : TRACES D'UNE VIE EXEMPLAIRE

Daniel Boukman

Rubrique

C’est à l’occasion du 55ème anniversaire du décès de FRANTZ FANON, que le 6 décembre 2016, à l’instigation de Krey Matjè Kréyol Matinik (association d’écrivains martiniquais en langue créole), pris en charge par la Collectivité Territoriale de Martinique, un hommage solennel sera rendu à ce digne fils de Martinique.

Divers et nombreux ouvrages concernant la vie et l’œuvre de FRANTZ FANON, de par le monde ont été publiés…. FRANTZ FANON : TRACES D’UNE VIE EXEMPLAIRE ne se veut pas un écrit d’un apport supplémentaire mais vise en une compilation non exhaustive à retracer le cheminement d’un homme dont les actes furent en ligne droite de ses paroles, de ses écrits, écrits qui, au-delà de sa mort, demeurent comme semailles confiées aux sillons du Vent.

En annexe,  écrite de Rabat, en décembre 1961, la lettre que voici

C’est au Maroc, en décembre 1961, que ce texte a été écrit, à Rabat où, suite à notre refus* de participer aux répressions coloniales que, depuis novembre 1954, l’armée française perpétrait en Algérie, nous attendions d’être pris en charge par le Front de Libération Nationale Algérien (FLN) basé en terre marocaine.

En relisant, 55 années après, ce que le jeune étudiant que j’étais, consignait, je ne renie en rien les propos (parfois d’une sincère grandiloquence) que je tenais en ces temps de grandes espérances, même s’il est vrai que celles-ci tardent aujourd’hui encore à donner les fleurs et les fruits dont rêvaient, nombreux, les jeunes que nous étions alors.

*Refus matérialisé par trois Guadeloupéens dont défunt Sony Rupaire et deux Martiniquais, défunt Guy Gabord-Masson et moi- même

   Fils d’un peuple lui aussi prisonnier du système français, je me permets de vous écrire en toute fraternité.

   Antillais d’origine martiniquaise, je suis venu en France afin de poursuivre mes études, l’année où éclata la Révolution algérienne… Ce fut pour moi, jeune Antillais gavé d’illusions et de mensonges français, comme un baptême, et je n’ai cessé de me sentir frappé, insulté, humilié, torturé,  chaque fois qu’était frappé, insulté, humilié, torturé un patriote algérien.

   Ma solidarité avec le peuple algérien - agissante autant que l’exigeaient les circonstances -s’est affirmée avec ces longues années de guerre, et par leur conduite, les camarades étudiants algériens que j’ai eu la joie de fréquenter, ont largement contribué à renforcer ce sentiment.

   Aussi, lorsqu’arriva le moment où il fallait revêtir l’uniforme français  pour exécuter à l’ombre de leur drapeau leur sinistre besogne de génocide, j’ai choisi, par fidélité à mes principes, l’insoumission.

   Par ce geste (négatif, diront peut-être certains), j’ai voulu apporter ma modeste contribution à votre combat et racheter en quelque sorte un peu du mal qu’accomplissent là-bas ces militaires antillais, mes compatriotes irresponsables, dans la mesure où ils ne sont que de pitoyables instruments aux mains du colonialisme français qui, toujours, excella à dresser colonisés contre colonisés dans ses barbares entreprises de pacification.

   Par ce geste, j’ai voulu essayer de rester dans la lignée d’un Frantz Fanon, ce fils des Antilles, qu’un jour notre peuple, enfin libéré, aura la fierté d’avoir fait jaillir de son sein meurtri sous une oppression trois séculaire.

   Quoique n’ambitionnant pas d’imiter sa noble conduite, je comprends l’attitude de Frantz Fanon qui mit son corps, son esprit au service de la cause algérienne,  lui l’Antillais. Tous « les damnés de la terre » ne sont-ils pas frères ?

   Je souhaiterais simplement que, lorsque vous évoquerez à nouveau sa mémoire, vous songiez à mentionner  sinon à associer la lutte du peuple antillais qui se déroule dans des conditions objectives difficiles, particulièrement difficiles : il ne faut pas que nos frères d’Afrique pensent ou continuent de penser que notre silence relatif est une acceptation docile, comme une courbure définitive d’échec devant « la race des seigneurs ».

   Non et non ! Le peuple antillais n’est pas un peuple de pantins domestiques qui assume ces modes, grimaces, sourires hypocrites, paroles mielleuses de l’Occident aux griffes rouges.

   Non ! parce que, autrefois, au temps des Toussaint Louverture, Louis Delgrès, de tous ces esclaves rebelles, morts sous les balles, déchiquetés par les crocs des chiens chasseurs des « nègres marrons », au temps où les choses étaient claires comme le jour, nos ancêtres allumèrent de grands feux de révolte.

   Le colonialisme changea… Alors ses méthodes et sa domination se firent plus insidieuses ; furent lancées de belles déclarations, allégées les chaînes, agités des miroirs aux alouettes, concédées par miettes la liberté, la dignité… Et puisque s’était assoupi alors le grand vent de l’Histoire,  nos aînés et surtout nos bourgeois et autres pucerons parasites acceptèrent de jouer le jeu.

   Mais aujourd’hui, notre génération qui sait  Diem Bien Phu, Bandoeng, huit années de larmes, de sang algériens versés pour que vive la liberté, d’assassinats - Lumumba ! -, les cadavres de Bizerte, d’Angola… notre génération première victime de la politique d’assimilation aux Antilles-Guyane… notre génération est prête à remplir sa mission historique. La tête froide, nous avons confiance en l’issue d’un combat qui sera pour nous très dur.

   Mais plus que jamais, le monstre est aux abois, et ni ses métamorphoses désespérées ni ses camouflages sous des vocables nouveaux ni ses charters ni ses programmes muselières ni ses alliances avec nos petit-bourgeois parvenus… toutes ces mascarades ne parviendront pas à arrêter les peuples en marche.

   Au seuil de cette année 1962, je formule le vœu sincère de voir très bientôt l’Algérie libre s’engager, sous la conduite de ses dirigeants soudés au peuple souverain, sur la longue piste du bonheur, et je souhaite aussi que, pour mon pays, puisse enfin naître l étincelle qui embrasse montagnes, plaines, faubourgs… incendie salutaire où se forge, solide comme l’acier, la vraie liberté.

DB, patriote antillais

Cette lettre adressée à El Moudjahid, l’organe central du FLN basé à Tunis, a été publiée le 16 janvier 1962. Pour des raisons de sécurité, je l’ai signée des initiales de Daniel Boukman, pseudonyme que j’ai depuis adopté.

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