Le jour où l'IA (Intelligence Artificielle) pourra faire des "exercices de pensée"...

    Le monde entier s'inquiète de la place grandissante que prend l'IA dans notre vie quotidienne.

    La crainte la plus fréquemment exprimée est celle-ci : est-ce qu'elle ne finira pas par nous remplacer ou, de manière plus triviale, est-ce que les robots n'en viendront pas un jour à prendre le contrôle de l'humanité et lui dicter leurs desiderata ou leurs lois ? Cela a donné des tonnes d'articles et de livres (et de films de science-fiction) sur le sujet sans vraiment l’éclaircir. Avant d'apporter notre modeste pierre à ce débat, il nous semble important dans un premier temps d'aborder celui-ci par le biais de l'informatique ou de l'Internet, si l'on préfère et cela en posant une question : quel progrès scientifique majeur celle-ci a-t-elle permis de faire depuis qu'elle a débarqué dans nos vies ? Par "majeur", nous entendons la découverte de quelque Loi fondamentale de la Nature : celle de la chute des corps (Galilée), de la gravitation (Newton), de l'électromagnétisme (Maxwell), des Relativités restreinte et générale (Einstein) ou encore de la physique quantique (Bohr). Réponse : aucune. 

   Ici, il convient d'éviter une confusion très répandue dans le grand public par la faute du système scolaire qui ignore ce qu'on peut appeler "la culture générale scientifique" et ne promeut que "la culture général historique, littéraire, anthropologique, psychologique, sociologique, juridique et économique". Chacun sait, par exemple, que Christophe Colomb est arrivé aux Amériques en 1492 ou que Cheick Anta Diop a démontré que l'Egypte antique était nègre, que Shakespeare a écrit "Hamlet" ou Cervantès "Don Quichote", que Freud a théorisé l'inconscient, que Marx a décortiqué les ressorts du capitalisme etc..., mais, hormis les personnes ayant fait des études de sciences, presque personne ne sait ce qu'est un électron ou la fuite des galaxies . Ou, plus banalement, comment est-il possible que l'on envoie un SMS à un ami vivant à l'autre bout du monde, en Australie par exemple, qu'il le reçoive en quelques secondes et nous réponde dans le même laps de temps ? Ou plus basiquement encore : comment se fait-il que rentrant chez soi le soir et appuyant sur un bouton, la lumière jaillit ? Qui d'entre nous pourrait expliquer cela en quelques phrases sensées ? Presque personne ! Il est vrai que les utilisateurs frénétiques de Tik Tok n'ont, eux non plus, aucune idée du fonctionnement de cet outil et que cela ne les intéresse pas de le savoir. 

   La confusion dont nous avons parlé plus haut est celle qui met sur le même plan "découverte" et "invention". La Science n'invente pas, elle découvre, ce qui est complètement différent. Elle s'efforce de découvrir les lois qui régissent notre univers qu'il soit celui de notre quotidien ou celui de l'univers lui-même, et elle y parvient avec deux outils principaux : les expériences de pensée, d'une part, et les mathématiques, de l'autre. L'invention, elle, est du domaine de la Technologie laquelle dépend des découvertes de la Science. Un exemple : le GPS, outil technologique si précieux, que nous utilisons dans nos voitures n'aurait jamais pu exister sans la théorie de la Relativité d'Einstein. A noter qu'il a fallu presque cent ans pour que le GPS voit le jour. C'est qu'une découverte scientifique majeure est assez rarement suivie d'une invention technologique immédiate. 

   Tout un chacun sait ce que sont les mathématiques puisque la plupart d'entre nous les ont apprises à l'école et n'y comprend presque rien, mais très peu d'entre nous savent ce qu'est une "expérience de pensée". Or, la plupart des découvertes scientifiques majeures proviennent de ce pour le moins étrange phénomène. Citons le grand physicien et éminent vulgarisateur de la pensée scientifique qu'est Etienne Klein :  

   "Les physiciens font des expériences, c’est bien connu, avec des instruments plus ou moins gros. Mais il leur arrive aussi de faire des expériences qui ne nécessitent aucun matériel particulier, des expériences qui ne mettent en jeu que les idées qui circulent dans leur crâne. Ces expériences sont ce qu’on appelle des expériences « de pensée ». Elles consistent à se demander ce qu’il se passerait dans une certaine situation si une théorie physique prise comme référence était vraiment exacte. Il s’agit en somme d’imaginer des situations inaccessibles en pratique mais capables de révéler ce qu’une théorie a vraiment dans le ventre, d’expliciter ses implications les plus radicales, voire de faire remonter à la surface ses contradictions internes".

   Ce sont, le plus souvent, les expériences de pensée qui ont permis de faire des découvertes scientifiques majeures. Dans l'Antiquité, Ptolémée ne disposait pas de satellites ni pour imaginer que la Terre tourne sur elle-même et encore moins qu'elle tourne aussi autour du soleil. Il l'a d'abord pensé ou imaginé, en opposition à la quasi-totalité de ses contemporains, avant de le prouver à l'aide de calculs irréfutables. Newton, lui, voit une pomme tomber et se demande pourquoi elle...tombe et ne s'envole pas vers le ciel. Question a priori saugrenue mais la nature d'un exercice de pensée est de défier le sens commun. Et Newton de découvrir la loi de la gravitation universelle qu'il expliquera mathématiquement dans ses Principia. L'exemple le plus amusant est celui d'Einstein : alors qu'il s'ennuyait dans un modeste emploi au Bureau des Brevets de Berne, en Suisse, il s'imagine assis sur un rayon de lumière et projeté à la même vitesse que ce dernier, puis se demande s'il pourrait se voir dans un miroir placé devant lui. Drôle d'idée ! Mais idée qui chamboule de fond en comble la physique classique car "si Einstein se déplaçait dans un référentiel en tenant devant lui un miroir il ne verrait plus son image au cas où l'on raisonne en mécanique classique " (P. Magnien). Et pourquoi ? "En réalité, dans n’importe quel référentiel, Einstein et son miroir ne peuvent pas atteindre la vitesse de la lumière. En effet l’inertie d’un corps augmente avec sa vitesse, et s’accroît infiniment lorsque sa vitesse approche la limite c. De ce fait il est de plus en plus difficile d’accélérer un corps car au fur et à mesure que sa vitesse augmente il en est de même de son inertie" .

   Des exercices de pensée aboutissant à des découvertes majeures fourmillent depuis les temps les plus reculés.

   Pour en revenir à l'IA et aux robots qui un jour pourraient prendre la place de l'homme ou gouverner l'humanité, notre interrogation est la suivante : l'IA est-elle ou sera-t-elle capable de faire des "expériences de pensée" ? Jusqu'à preuve du contraire la réponse est "NON". L'IA et son géniteur l'informatique peuvent tout faire. Plus vite et mieux que n'importe quel humain. Faire des calculs qui nous prendraient des années, stocker une masse considérables de données qu'aucun cerveau humain ne pourra jamais engranger, mettre en rapport ces données, proposer des solutions pour tel ou tel problèmes, battre les champions du monde d'échecs, identifier un visage dans une foule de plusieurs milliers de gens (meeting politique ou match de football) etc...Mais la meilleure IA du monde, pour l'heure en tout cas, ne pourra jamais se demander pourquoi une pomme tombe au lieu de s'envoler ou s'imaginer assis sur un rayon lumineux. Ou encore s'il est vrai ou faux que tous les corps tombent à la même vitesse.

   Le jour où elle pourra le faire, alors là, oui, nous devrons nous inquiéter sérieusement du devenir de l'espèce humaine...

   NB. Sans vouloir insister sur la différence entre "découverte" et "invention", il y a un beau texte poétique d'Aimé Césaire qui interpelle "l'architecte aux yeux bleus"; autrement dit "L'Homme blanc", qui a "inventé l'électricité". Ce en quoi Césaire se trompe : ledit "architecte" n'a "inventé" ni l'électricité ni la gravitation ni l'espace-temps etc...Il les a découverts !