LA NATURE CARIBEENNE N'EST PAS INDIGNE D'UN TRAITEMENT LITTERAIRE SERIEUX

  Faire un sort à ce qui fut appelé en son temps « doudouisme », « littérature de décalcomanie » ou simplement « littérature exotique » ne sera pas ici notre propos. Mais, aujourd'hui, les parutions régulières d'œuvres créoles qui évoquent sans préjugés - esthétique ou idéologique - les réalités du pays, n'obligent-elles pas à recentrer le regard dans une démarche, somme toute spéculaire, et à  appréhender cette littérature autrement ?

  Il ne s'agira certainement pas d’entrer ici dans l’évaluation des qualités littéraires intrinsèques des œuvres accolées à ce mouvement, quoique daté, et de leurs auteurs, bien des fois si injustement décriés. On ne prétendra pas, non plus, par exemple, que Daniel Thaly mérite son surnom de « prince des poètes » ou, a contrario, qu’il n’est qu’une pâle copie des poètes romantiques français quand ce n’est pas le héraut d’une littérature régionaliste du Paradis. On ne succombera pas, enfin,  à la tentation  de le comparer à Aimé Césaire, celui qui est et restera, dans l’esprit du plus grand nombre, comme le pourfendeur de cette vision, trop attachée aux mirages d’un paysage édénique, car aveugle aux sombres réalités humaines.

  Cependant, et à bien y réfléchir, on doit se demander si en instillant insidieusement dans l’esprit des Martiniquaises et des Martiniquais, à travers des analyses, quelquefois, à l'emporte-pièce, de textes issus du «doudouisme»,  l'idée selon laquelle la nature caribéenne, par sa plantureuse et luxuriante omniprésence, est trop belle, on ne prétend pas qu'elle est indigne de traitement littéraire sérieux ? Et partant, on incite chaque habitant de cette contrée insulaire, réputée « exotique », à mésestimer, à dévaloriser son paysage naturel, ou - ce qui peut paraître dommageable pour une création artistique - à l'occulter purement et simplement.

   Démarche vécue longtemps par beaucoup – l’institution scolaire française y a fortement contribué – comme louable, salutaire et, ne l'oublions pas,  à haut coefficient  intellectuel. Être aliéné(e) revenait, non pas à ressentir, grâce à la puissance poétique hugolienne « demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne », la mélancolie singultueuse du héros romantique, mais – ô terrifiant paradoxe ! –  à oser évoquer le spectacle somptueux d’un coucher de soleil aux Antilles sur une mer « splendide et nue ». À imaginer, nostalgique, la lune rose « flotter au faîte des palmistes », à décrire, le ton élégiaque, « sur ses mornes en feu » la coruscante rougeur du flamboyant. L’hibiscus se trouvant, de manière concomitante, sali, selon certains écrivains, par son usage jugé trop complaisamment touristique, regagnait comme d’autres fleurs autochtones l’enfer de « l’insensé réveil ». Tout le dispositif de la dystopie se trouvait ainsi mis en place et prêt à fonctionner.

  De telles dérives idéologiques et esthétiques ne semblent pas affecter la dernière livraison littéraire, en créole et en français, de Roger Ébion, Gran Lanmè, parue en 2019 à K.Éditions. Et pour cause.

  D'abord, c'est un bel objet : blanc ivoire, en carton rigide, agrémenté d'une première de couverture illustrée de superbes photographies en couleurs de Maryse Baste. On y lira, en effet, 6 nouvelles en créole et 22 poèmes bilingues. 5 photos en noir et blanc de la même photographe font, en beauté, office de coda à cette longue variation musicale en l'honneur de la mer :

- «Yo rivé Wobè koté wonzè d'maten, pou an zafè kous yol lantou Matnik.» (An swè révéyon); « Men, lè Lavi-Red kriyé'y pou di'y bato Kadafi té jété lank, an-déwò Kò-d'Gad, i té tou boulvèsé.» (Bato-a) ...«la nuit, visible au miroir de la mer ...» (Délices); «À petits coups de langue réguliers et doux / la mer caraïbe / caresse / le sable qui tangue...» (Marines) 

- et l'isotopie iconique marine de la première de couverture et des trois dernières photos intérieures, en noir et blanc, sont autant de façons particulières de regarder et de donner à voir la mer.

  Ensuite, alors que dans des récits, allant de «An swè révéyon», en passant par «Bato-a» «Éloj», «Fortiné», «Mortimè» jusqu'à «Yo ka kriyé'y Pépa», et au cœur même des poèmes, l'auteur  privilégie l'idiosyncrasie créole dans ce qu'elle véhicule de philosophie de vie, de manières singulières d'habiter le monde, on est happé par une écriture stylisée, particulièrement soignée. Qu'elle soit en créole ou en français.

Kidonk, kouté pou tann, tann pou konprann :

- «Pou an fanm tou piti ek sek, i pa té mantjé ayen pou fè tout nonm gadé'y. Men sé manniè'y ek konpòtasion'y ki té kon  an léman pou nonm kon fanm ki té konnet li. Fidji'y té toujou penn épi an limiè lajwa d'viv. Zié'y ! Dé ti grenn lò ki té ka limen. Bouch-li té toujou abiyé épi an sourir oben an ri ki té ka mété an bel ranjé dan ka di'w ou bien rivé. Ek an pawol ala dous toujou ka vini fè'w konprann ou sé an moun ki mérité respé. Kidonk, lè jou ouvè, épi lè vwazinaj pa tann vwa Éloj pa plis ki ta Téoni, mi sé la moun koumansé palé.» (Éloj)

On remarquera, tout de même, que ce portrait sensuel, véritable arrêt sur image sur le visage du personnage féminin, combine, à l'image d'une peinture à la technique maîtrisée, description physique et qualités morales qui transparaissent. Rien n'est laissé au hasard : de la vue d'ensemble on passe, par petites touches successives, aux gros plans - yeux, bouche -  de la figure  presque archétypale d'Éloj.

On pourrait multiplier, à loisir, des exemples : «Koté inè aprémidi, apré lang-yo benyen tout konésans-yo épi milan» (Eloj) ; «wi-yo pa ni chimen.» (Mortimè); «Yo ay an kounouk [an vié kay] Fortiné-a» (Fortiné)...

  Enfin, la poésie qui occupe la deuxième partie d'un ouvrage de 100 pages, réserve de divines surprises :

 -«Adjitò», où la mort s'incarne dans un vieil homme, rappelle Télumée-Miracle dans son jardin, lieu espéré de son trépas «Adjitò fini pa rivé an jaden'y /I asiz anba an pié sitron / I lonjé kò'y anba pié sitron an/Adjitò kouché, zié fèmen, pou yo pa wè'y / pran chimen péyi san chapo.//

- «Délices», quel spectacle pour les yeux que cet instant volé au sublime, qui réconcilie, en une dizaine de vers, le topique césairien : [...] «Alors /le coutelas fulgurant des souvenirs taille / dans les cannes amères de la mémoire. / et le topique thalyien : «Enfin,/ la nuit, visible au miroir de la mer, chuchote,/ au creux  de l'oreille des cayes, la douceur du /jour annoncé.//

Concernant, précisément, l'ensemble poétique de Gran Lanmè, Gérald Désert, lors de la première présentation du livre, a parlé de «remythologisation» (cf.«Calebassier», «Mémorial», «Orestan», «Pran lanmè», «Pran monté», «Quatre croisées», «Résonnances» «Tras moun»). Il est vrai que le poète, originaire de Sainte-Luce, revisite l'Imaginaire, les mythes amérindiens, créoles, caribéens voire américains (faune et flore comprises) mais ce processus de déconstruction-reconstruction n'est ni intuitif ni le fruit du hasard. Il s'arc-boute sur une connaissance à la fois littéraire (qui s'est enrichie aux sources des poètes dits exotiques, de la Négritude, de Saint-John Perse, de la Créolité, du Tout-Monde glissantien et surtout «Anlè tras Georges Eleuthère Mauvois») et empirique, fruit de longs échanges enrichissants avec la parole créole populaire.

  La lecture de Gran Lanmè de Roger Ébion, on le voit bien, c'est  un voyage, une aventure en terre et mer d'oraliture créole, d'une part, et de littérarité créole et française, d'autre part. Et si  cette odyssée  prend souvent l'allure d'une anabase, le plaisir accompagne toujours la découverte (ou la redécouverte, puisque Ebion est aussi l'auteur  d'un recueil poétique La pli bel anba la bay, 2008) d'une écriture lumineuse.

Et tout l'intérêt d'un tel ouvrage c'est de permettre, à travers mots et photos, en noir et blanc, - afin d'aller à l'essence des êtres et des choses - un dialogue apaisé. Mais également, une intertextualité qui questionne les littératures, martiniquaises d'hier et d'aujourd'hui,  en coprésence de celles du reste du monde.

 

«Une écriture lumineuse»,  Gran Lanmè de Roger Ébion, K.Editions, 2019,       Serghe Kéclard, mars 2020.

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