Lors du "MAI DE LA POESIE" organisé par l'Association BALISAILLE à la médiathèque de la ville du St-Esprit (26-28 mai), diverses tables-rondes furent organisées avec la participation de poètes martiniquais, guadeloupéens, haïtiens, mauriciens et français.
Georges-Henri Léotin a présenté la communication ci-après au cours de la table-ronde intitulée "A-t-on encore besoin de poésie aujourd'hui ?"...
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La question de l’association Balisaille : « Le monde a-t-il encore besoin de la poésie », laisse entendre que celle-ci pourrait ne pas être un élément essentiel à la vie humaine, qu’elle serait quelque chose dont on , à une certaine époque, se passer – et que nous y sommes peut-être, à cette époque de la disparition du besoin de poésie.
Il faut bien reconnaître qu’un Festival dédié à la Poésie, cela peut paraître, je ne dirais pas anachronique, mais assez singulier, rare (ces deux adjectifs n’étant d’ailleurs pas péjoratifs). La poésie, aujourd’hui dans les médias, quand on en parle à la radio, ce n’est jamais à une heure de grande écoute, c’est plutôt vers 11h du soir-minuit (elle est bien, au sens propre, « la parole de nuit ») ; à la télévision, on n’imagine pas non plus une émission consacrée à la poésie, quelque soit l’heure ; dans les journaux et magazines destinés au grand-public, elle n’a pas sa place, si ce n’est un strapontin. Et ce phénomène n’est pas récent, comme en témoigne cette remarque de Saint-John-Perse dans son allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 :
La poésie n’est pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Écart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.
On peut se demander si les initiateurs de la manifestation de Balisaille n’avait pas en tête ces réflexions de Perse. Il rapproche Poésie et Science par leur caractère au départ désintéressé, mais indique une différence importante, peut-être même essentielle : la Science a des applications pratiques, elle est liée à la technique au sens où la technique est servante de la science, le savant a besoin dans son travail d’objets techniques (et de plus en plus sophistiqués) mais aussi et surtout au sens ou les sciences et les techniques, permettent la maitrise et la domination de la nature, censée améliorer mais parfois aussi empoisonner l’existence humaine. On a parlé de « techno-science » pour illustrer ce mariage.
Poètes et savants sont donc comme des explorateurs du monde, malgré une divergence profonde que nous allons essayer de mettre en lumière tout à l’heure.
Saint-John-Perse écrit (toujours dans son Allocution) :
« Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot »
Perse se réfère au sens étymologique de poésie : fabrication, production. La technique peut être dit « poétique » si on retient seulement ce sens originel. Il n’en reste pas moins qu’on oppose aujourd’hui le rapport au monde de la techno-science d’une part, et la vision poétique, d’autre part. On a pu dire que c’est peut-être depuis Descartes que l’Humanité, en tout cas l’Occident, a pris un tournant philosophique qui impliquait une volonté de domination dans le rapport de l’Homme avec le monde, avec la nature. Il y a sur ce point un passage intéressant et assez célèbre de Descartes, dans ses Méditations : l’exemple du « morceau de cire ». De quoi s’agit-il ? Il considère un morceau de cire d’abeille, qu’on vient de tirer de la ruche, et il le décrit, de manière assez poétique pourrait-on dire :
« …il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli …il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son…. »
Descartes suppose ensuite qu’on approche la cire du feu : on constate une transformation radicale aux niveaux de sa fore, de sa couleur, de sa consistance, au point qu’on peut se demander si on a toujours affaire à la même cire, tellement les différences sont grande entre la cire froide et la cire chaude. Cela amène Descartes à considérer que ce qui demeure dans la cire, ce que c’est que la cire qu’elle soit froide ou chaude, c’est : quelque chose d’étendu, de flexible et de muable. Il s’agit, pour le philosophe, de connaitre, par l’intellect, les qualités essentielles des objets. Descartes ne développe pas ce point de vue dans ses Méditations, mais ce projet d’une philosophie orientée vers la connaissance de la Nature (come ordre physico-mathématique) en vue de sa maitrise et de sa possession, de sa domination, ce projet donc est exprimé assez clairement dans un passage du Discours de la Méthode (6ème partie) avec la formule célèbre : « …nous rendre comme maitres et possesseurs de la Nature » (l’adverbe « comme » modère un peu la prétention du projet).
Par conséquent, le rapprochement entre Poésie et Science esquissé par Saint-John-Perse, concerne, pour la Science ce qu’on peut appeler la recherche pure, la Théorie pure (le mot théorie au départ signifie contemplation), ce rapprochement ne vaut pas pour les recherches appliquées, ce qu’on nomme aujourd’hui « recherche et développement », un domaine où la Science est au service de projets de domination et d’exploitation – malgré tous les services qu’elle peut rendre par ailleurs p.ex. dans le domaine de la médecine chère à Descartes, mais comme dit le proverbe : Adan an kalbas ni 2 kwi…
Saint-John-Perse va jusqu’à accorder à la Poésie une fonction spécifique, dont il dit qu’elle est radicalement différente de celle de la science :
Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaines de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement de l’Être, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus ?
Plus loin, Perse fait de la Poésie la véritable « fille de l’étonnement », reprenant une image que Platon appliquait à la philosophie. Pour lui, l’obscurité de la poésie s’explique par sa fonction d’exploration du mystère de l’Homme ici-bas (comme on dit en langage chrétien), du mystère de l’existence humaine.
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Saint-John-Perse donne encore, dans cette Allocution deux fonctions au Poète :
- rompre pour nous l’accoutumance
- être la mauvaise conscience de son temps (il dit : « Rien du drame de son temps ne lui est étranger »)
Ces affirmations peuvent être comme des introductions à quelques réflexions que je voudrais faire dans un 2ème temps, que je pourrais intituler : les moments poétiques dans le combat pour l’émancipation en Martinique dans les années 1970/80. Je voudrais évoquer quelques figures poétiques, connues ou moins connues, de ces années 70/80, figures du combat anticolonialiste martiniquais. Très précisément, j’évoquerai le statut de la Poésie, et, si l’on peut dire, sa signification, dans certains journaux et magazines parus en France et en Martinique, fin des années 70 et début des années 80. Je veux parler des magazines Djok et Jingha en France, et du journal créole Grif an tè, en Martinique. Le combat politique, chez les promoteurs de ces publications, était adossé au marxisme-léninisme, une doctrine, une vision de l’Homme et du Monde qui, come on sait, voyait la fin de la Domination dans l’avènement du pouvoir d’une classe sociale (le prolétariat), dont l’arrivée au pouvoir justement coïnciderait avec la fin de toute domination, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce sont là, très résumés, les points fondamentaux de la vision du monde marxiste. C’est cette vision du monde qui guidait les principaux rédacteurs de ces journaux. En même temps, et pour revenir à notre sujet sur le besoin de poésie, ces journaux et magazines ont été le lieu d’expression d’un certain nombre de poètes-militants, qui y ont fait leurs armes, des « armes miraculeuses qui accompagnaient à leur manière les analyses politiques rationnelles. Certes, aussi bien dans Djok, Jingha que dans Grif an tè, la poésie occupait une place assez marginale (malgré des numéros spéciaux et des suppléments entièrement consacrés à une œuvre). La poésie était, non pas le repos du guerrier, une pause-rêverie, mais le lieu d’exploration de nouvelles formes de combat philosophico-politiques, et d’expression de sentiments personnels en marge des analyses théoriques et politiques ; elle n’était pas, on le suppose, « doudouiste-folkloriste », c’était un effort littéraire pour saisir avec d’autre moyens, d’autres armes, la complexité de l’Histoire antillaise et plus largement la complexité des rapports de l’Homme au monde.
Certains de ces contributeurs sont aujourd’hui bien connus, comme Monchoachi (qui donne quelques pistes sur son cheminement philosophique et politique dans un texte publié par Balisailles), Térèz Léotin (qui fait l’objet d’un focus dans cette même manifestation), Raphael Confiant, Daniel Boukman, Joby Bernabé… D’autres le sont moins, comme Djanma (pseudonyme de Patrick Cadrot), Jonas (pseudonyme de G.H. Léotin), Maurice Orel….(On peut trouver sur Internet, sur le site Potomitan un florilège des poèmes publiés par Grif an tè durant ses quelque 5 ans d’existence (1977/1982).
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Ainsi, à côté du mode de connaissance du Savant et du Politique, il y a celui du Poète, une exploration particulière différente : la Mer de Perse n’est pas celle des océanographes, des géologues, des géographes :
La Mer sans stèle ni Portique……
….Mer innommable : muable et meuble dans ses mues, immuable et même dans sa masse…l’irrécusable et l’indéniable et l’inappropriable ; inhabitable et fréquentable ; immémoriale et mémorable – et quelle et quelle encore, inqualifiable ?... (Amers, Chœur, 3)
On peur remarquer que Perse par endroit parait mobiliser la rhétorique du créole guadeloupéen dans certains passages d’Amers. En voici 2 exemples – nous semble-t-il :
… 1) Et c’est l’heure, ô vivantes ! où la brise de mer cède sa chance au dernier souffle de la terre
Ba mwen an chans…, ba mwen an ti chans… signifient demander une faveur, une permission ; qu’on nous laisse nous exprimer, respirer…
2) Etranger dont la voile a si longtemps longé nos côtes….nous diras tu quel est ton mal…. (Amers, VIII, « Etranger dont la voile »)
Ki mal yo fè’w ? suivi de l’accusation p.ex. de comportement bizarre ou extravagant, signifie : quelle malédiction te pousse à ce comportement étrange (et répétitif).
3) Celui qui laque en haute mer…. Le créole a hérité d’un des sens du vieux français lac (piège, appât : cf. I pran mwen adan an lak), ce qui peut laisser supposer que Perse veut dire ici « pêcher » (Émile Yoyo dès 1971 avait attiré l’attention sur une certaine « créolité » de S.J.Perse, par endroits, aux niveaux de la langue et de quelques thèmes).
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Sur la question du rapport de la poésie avec la condition humaine en général, il y a, toujours dans Amers, un vers de Perse qui mérite d’être médité :
Et de la mer elle-même il ne sera pas question, mais de son règne au cœur de l’Homme
Ce qui est en jeu dans le poème c’est le flux perpétuel des choses, leur mouvement et en même temps leur permanence, l’Histoire, l’Amour, la Mort « qui d’Amour seul s’offense » ; ce sont ces thèmes dont la Mer est image et symbole. (On peut penser ici au poète martiniquais Roger Parsemain et à ses Litanies pour un Canal : ce n’est pas tellement le Canal en lui-même qui est le sujet, mais tout ce qu’il pourrait raconter sur l’Histoire des hommes de la ville qu’il traverse ; il y a comme une parole silencieuse du Canal que la poésie peut faire entendre).
Une autre remerque encore de Perse doit nous interpeller : « …la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale. ». Dans une bonne part du documentaire qu’Arlette Pacquit consacre à Monchoachi, la parole est donnée à des pêcheurs et des agriculteurs, du Sud et du Nord de la Martinique, avec une lumière spécialement sur une pratique : lasotè. Ce n’était pas pour « faire peuple » mais pour souligner comment une activité peut être à la fois productrice et poétique. On peut penser aussi à lavwa bef, accompagnement indispensable du labour antan lontan, avant la mécanisation (indispensable : « si ou pa chanté, bef-la pa ka vansé !»). Un passage de Perse peut être d’ailleurs interprété comme donnant certaines indications, pour la réponse à la question : « qui pourrait se passer de la Poésie ? » :
Celui qui laque en haute mer avec ses filles et ses brus…celui qu’éveille en mer, sous le vent d’une île basse, le parfum de sécheresse d’une petite immortelle des sables…Celui qui peint l’amer au front des plus hauts caps, celui qui marque d’une croix blanche la face des récifs….Celui qui marche sur la terre à la rencontre des grands lieux d’herbe ; qui donne sur sa route, consultation pour le traitement d’un très vieil arbre (….)… Ceux-là sont princes de l’exil et n’ont que faire de on chant » (Exil, VI).
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On peut dire pour conclure que paradoxalement notre monde de la technique est celui qui a peut-être le plus besoin de poésie. C’est dans le monde le plus agité, le plus communicant, le plus connecté, le plus informatisé, le plus développé aux sens économique et technique du terme, c’est dans ce monde qu’on a le plus besoin de recueillement et de silence, on peut dire de retraite au sens religieux du terme : dans le catholicisme, par exemple, on parle de retraite come préparation à la communion solennelle. La poésie exige aussi silence, retour à soi et ouverture au monde en même temps.
Nous terminerons toujours en compagnie de Saint-John-Perse, avec cette question et cette réponse :
….. « Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? – Oui, si d’argile se souvient l’homme. » (in Poésie, allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960).
Georges-Henri LÉOTIN (24/05/2022)
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