Près de 70 % des Français n’éprouvent pas de « sentiment de submersion » migratoire, selon une enquête sociale européenne

Selon l’Enquête sociale européenne 2023-2024 menée par des universitaires dans 31 pays européens, au moins 69 % des Français sont favorables à l’accueil d’étrangers dans notre pays. Bien loin du « sentiment de submersion migratoire » évoqué par le premier ministre François Bayrou.

Accoler « sentiment » au concept de « submersion migratoire » relève d’une stratégie de communication millimétrée qui place le débat au-delà des réalités statistiques sur l’immigration. Qui peut nier les ressentis subjectifs des citoyens, aussi biaisés soient-ils ? Des données d’enquêtes internationales qui interrogent les Français sur la politique migratoire de notre pays montrent pourtant que le « sentiment de submersion migratoire » n’existe pas.

La submersion migratoire, une idée largement démentie

Le 27 janvier 2025 sur LCI, les déclarations de François Bayrou font des émules lorsqu’il évoque l’idée qu’il existe en France un « sentiment de submersion » migratoire. Difficile de croire que les mots n’ont pas été méticuleusement choisis. En réaction, le PS annule une réunion avec le gouvernement sur le budget et dix jours plus tard, le chef du gouvernement se prononce pour un débat plus large sur qu’« est-ce qu’être français ».

Dans une tribune parue dans le Monde, le sociologue Emmanuel Didier souligne qu’en désavouant l’Insee, dont les statistiques contreviennent à l’idée de submersion, le chef du gouvernement participe à la fragilisation de notre administration et de notre institut de statistiques dont la réputation n’est pourtant plus à faire. Dans cette lignée, l’historien et sociologue Hervé le Bras a consacré en 2022 un ouvrage complet sur l’idée tout aussi fausse qu’il existerait un « grand remplacement ».

Le professeur au Collège de France François Héran rappelait quant à lui que « la France n’était pas le pays le plus attractif d’Europe, bien au contraire » et qu’il faudrait plutôt s’en inquiéter.

Le sentiment des Français, une dimension qui compte

Mais les mots du chef du gouvernement sont choisis. Il parle de « sentiment ». Peu importe la réalité, même si on sait que, partout dans le monde, les citoyens surestiment systématiquement la part d’étrangers dans leur société comme le démontre très bien un article, au sérieux indiscutable, publié par la Française Stefania Stantcheva, professeure à Harvard.

Peut-on aller contre le sentiment des Français, aussi biaisé soit-il ? Cela paraît difficile tant le peuple devrait être souverain en démocratie. Mais avant de penser la mise en pratique de cet aspect théorique de notre modèle politique, encore faut-il que ce « sentiment » ait une quelconque matérialité.

En employant le terme « sentiment », le chef du gouvernement s’appuie sur une appréciation subjective de la réalité qui lui permet de placer le débat au-delà des données collectées par l’Insee et du même coup créer l’embarras. Qui dispose de la légitimité pour nier le « ressenti » de nos citoyens, fondé sur la perception de leur environnement au quotidien ? A priori personne.

On peut en revanche s’attacher à documenter si ce sentiment existe réellement en France. Certes, les Français surestiment le nombre d’étrangers dans notre pays, mais ont-ils pour autant le sentiment d’être submergés ? Peut-être y voient-ils une richesse culturelle, un atout pour notre pays, ou sont-ils tout simplement indifférents ?

Repartir des données

Si les données les plus récentes de l’Insee ne permettent pas de répondre à cette question, il va de soi que les données collectées par un parti politique, les microtrottoirs réalisés pour illustrer tel ou tel documentaire, ou les rapports élaborés par les associations ne constituent en rien des preuves exploitables à verser au débat. Il faut pour cela des données d’enquête collectées via un protocole statistique clair et éprouvé, fondé sur les techniques de sondage que seules quelques organisations sont en mesure de mettre en œuvre. Il faut une photographie représentative des sentiments des Français.

L’Enquête sociale européenne (ESS), dispositif transnational bisannuel, menée par des universitaires dans toute l’Europe, a récemment fait paraître les résultats de sa onzième campagne réalisée en 2023-2024 dans 31 pays.

Trois questions invitent les enquêtés à se prononcer sur la mesure dans laquelle la France devrait autoriser des étrangers à venir vivre en France. Les données sont disponibles en ligne et téléchargeables sans prérequis.

La première question concerne le fait d’autoriser les personnes du même groupe ethnique que la plupart des habitants de la France. La seconde question concerne les personnes de groupes ethniques différents. La troisième porte sur les personnes venues de pays pauvres hors Union européenne. Les répondants ont le choix des réponses entre « beaucoup », « un certain nombre », « peu » ou « aucun ».

Les Français ont-ils le sentiment de boire la tasse ?

Un sentiment de submersion de la part des Français se traduirait par une majorité de répondants en faveur d’une opposition catégorique à l’accueil d’étranger dans notre pays ou, a minima, par une majorité de répondants s’exprimant en faveur de « peu » ou « aucun ». Or les chiffres de l’enquête ne confirment absolument pas cette réalité.

Sur ces trois questions, le pourcentage de Français catégoriquement opposés à l’accueil d’étrangers oscille entre 3,5 % et 8,2 % tandis que ceux qui y sont très largement favorables s’établit entre 17,4 % et 23,3 %.

On est loin d’une opposition totale comme le montre le graphique 1 où chaque point représente une des quatre modalités de réponse pour chacune des questions.

Graphique 1 – La France devrait-elle autoriser des étrangers à venir vivre en France ?

Entre ces deux cas polaires, ils sont entre 51,6 % et 60 % à répondre qu’ils sont favorables à l’accueil d’un certain nombre d’étrangers (traduction de l’anglais « some », quantité indéfinie) et entre 13,2 % et 22,9 % en faveur du « peu ». Et lorsqu’on groupe les modalités par paire (« beaucoup » et « quelques-uns » vs « peu » et « aucun »), on obtient un pourcentage de répondants vraiment favorables supérieur à 69 % dans les trois cas.

Au moment de l’enquête, les citoyens français semblent donc bien loin de percevoir une submersion migratoire. Mais peut-être que cette « photographie » statique cache tout de même une tendance de fond qui se dégrade ?

En quatre ans, une dépolarisation des avis sur l’accueil des migrants

L’avis des Français sur l’accueil des étrangers s’est dépolarisé en quatre ans. La puissance de l’ESS repose notamment sur sa bisannualité. Il est donc possible de comparer l’évolution de l’avis des Français entre deux campagnes.

Le graphique 2 résume ces évolutions. Les points rouges, qui capturent l’évolution des opposants stricts à l’immigration entre les deux périodes, enregistrent les évolutions les plus marquées, toutes à la baisse, entre 6 et 17 % selon les catégories. Les points verts, qui eux capturent l’évolution des partisans d’une immigration large, enregistrent également une baisse, mais plus contenue, comprise entre 6 et 10 %.

Entre les deux, la part des Français qui expriment une opinion en faveur d’« un certain nombre de migrants » stagne pour les étrangers venus de pays pauvres hors de l’UE et progresse pour les deux questions qui contiennent une référence à l’ethnie dominante en France. Les partisans du « peu » progressent également de plus de 10 % pour les migrants issus de pays pauvres hors UE, mais est en quasi-stagnation ou régressent pour les deux autres questions.

Graphique 2 –– Évolution (en %) de l’avis des Français entre l’enquête de 2020-2022 et celle de 2023-2024.

Cette tendance à la dépolarisation des Français ne révèle en aucun cas un « sentiment de submersion migratoire ». Le constat d’un tel écart entre les éléments de langage du chef du gouvernement et des réalités établies par la recherche ou des données accessibles à tous appelle à la mise en œuvre de propositions plus sérieuses dans le débat public.

Aujourd’hui, sur l’immigration, plus que sur tout autre sujet, l’État doit être garant de l’utilisation d’une information fiable pour mener à bien sa mission de gardien de la cohésion sociale.

La version originale de cet article a été publiée sur

The Conversation

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