Dans cette analyse passionnante, Pierre Bonnefoy retrace l’origine de la théorie de la relativité en montrant comment cette thèse a vu progressivement le jour dans la pensée des grands hommes – artistes et scientifiques – qui ont précédé Albert Einstein.
Le niveau de culture scientifique de notre société est tombé bien bas. Un symptôme de cela : depuis la pandémie de la COVID-19, on voit défiler sur les écrans et les réseaux, des « experts » très crédibles prétendant détenir la vérité scientifique sur la maladie. Chacun d’entre nous peut alors combattre sous la bannière de son expert préféré depuis son ordinateur ou dans des discussions familiales, sans avoir besoin de faire des études scientifiques. Un autre symptôme : à l’approche de chaque nouveau sommet sur le climat, l’on voit immanquablement fleurir dans la presse des articles qui commencent par un « Désormais, il n’y a plus de doute : les causes de la catastrophe climatique sont enfin établies » et une adolescente paraît sous les caméras face aux puissants de ce monde pour leur asséner un « Ecoutez la science ! » à faire pleurer les plus endurcis.
Tout ceci est absurde, car la science ne progresse pas à coup de slogans, ni d’intimidations imposées par une autorité supérieure, ni même par consensus. La science c’est avant tout une exploration passionnée de l’inconnu, une aventure commune qui exige en permanence un débat contradictoire et respectueux. Il faut savoir émettre, tester et rejeter beaucoup d’hypothèses fausses avant d’en trouver une bonne. Comment transmettre cela à nos concitoyens ? Le plus efficace est sans doute de les inviter à « entrer dans la pensée » de ceux qui ont fait des découvertes. C’est précisément le rôle de l’épistémologie et de l’histoire des sciences.
Considérons donc à titre d’exemple dans ce qui suit, un éclairage inhabituel sur l’histoire de la relativité.
Depuis Descartes (1596-1650), nous avons pris l’habitude de découper l’esprit humain en parties plus ou moins indépendantes les unes des autres. Les scientifiques, par exemple, régneraient en maîtres dans le domaine de la froide raison, tandis que les artistes se réserveraient celui des émotions. Cette division arbitraire n’a, en réalité, rien à voir avec la manière dont nos idées se développent. A la manière de virus, celles-ci se transmettent d’individu en individu, de génération en génération, et mutent lorsqu’elles trouvent un terrain favorable, c’est à dire un esprit particulièrement créatif. Nos idées vivent plus longtemps que nous-mêmes, et ne tiennent pas compte de nos conventions.
A propos de la découverte scientifique, Einstein (1879-1955) disait que l’imagination est plus importante que le savoir. Comment nourrissait-il sa propre imagination ? En jouant du violon, comme il l’affirmait lui-même explicitement. Un siècle après la théorie de la relativité générale il faut encore beaucoup d’imagination, en effet, pour envisager que le temps et l’espace ne soient pas absolus, contrairement à ce que nous suggérerait notre expérience quotidienne. La science-fiction a certes popularisé l’idée que le temps puisse ne pas s’écouler « à la même vitesse uniforme » pour tout le monde, comme on le voit dans le film Interstellar. Mais concevoir que l’espace puisse se déformer, semble beaucoup plus difficile : on imagine facilement des corps matériels se déformant, mais pas l’espace lui-même qui les contiendrait à la manière d’un décor de théâtre vide dans lequel se jouerait le drame de leur existence.
Et pourtant, l’idée de relativité nous a visités sous différentes formes, des siècles avant d’être traduite en équations mathématiques. Au début du Ve siècle, Augustin d’Hippone (354-430) affirme dans ses Confessions que Dieu a créé le temps. Du point de vue de la logique aristotélicienne, une telle formulation ne peut que paraître absurde (abstraction faite des connaissances actuelles de la physique). Car si l’on suppose que le temps a été créé, on a envie de demander ce qu’il y avait avant. Mais la logique est incapable de rendre compte de la découverte des idées les plus profondes, et c’est pour cela que celles-ci s’expriment par des expressions paradoxales, des métaphores poétiques.
Quittons donc la théologie pour nous intéresser à l’art, comme Einstein semble vouloir nous y inciter, pour mieux découvrir l’idée de relativité.
Comme tous les grands dramaturges, Shakespeare (1564-1616) introduit beaucoup de distorsions spatiales et temporelles dans ses pièces. C’est un choix conscient et délibéré, comme on peut le voir dans le prologue d’Henri V. Cette pièce met en scène le roi d’Angleterre qui a relancé la Guerre de cent ans et envahi la France où il a gagné la célèbre bataille d’Azincourt. Dans le prologue, le Chœur s’excuse par avance auprès du public de l’impossibilité d’évoquer un événement aussi grandiose dans l’espace et le temps étriqué d’une scène de théâtre (laquelle était circulaire, en forme de O, au théâtre du Globe de Londres) :
« (…) Mais pardonnez, nobles amis, aux esprits plats et rampants
Qui osent vous montrer sur ces tréteaux indignes
Un aussi grand objet ! Car cette arène étriquée
Peut-elle contenir les vastes champs de France ?
Dans cet O de bois pouvons nous entasser
Les casques mêmes qui firent trembler l’air d’Azincourt ?
Oh oui ! Pardonnez-nous ! Le petit rond d’un chiffre
En peu d’espace peut figurer un million :
Ainsi donc laissez-nous les zéros de ce compte immense,
Donner le branle aux forces de votre imagination.
Supposez qu’à présent l’enceinte de ces murs
En ses limites enferme deux puissants royaumes,
Dont les fronts élevés l’un face à l’autre
Sont séparés par les périls d’un océan étroit.
Comblez nos lacunes à force de pensée.
Qu’un seul homme pour vous en représente mille,
Et l’imagination vous créera une armée !
Quand nous parlerons de chevaux, voyez-les en esprit
Imprimer leurs fiers sabots sur le sol ameubli,
Car ce sont nos pensées qui doivent vêtir nos rois,
Les porter ça et là, enjambant les époques,
Réduisant ce qui fut l’œuvre de mainte année
Au laps d’un sablier (…) »
Lorsqu’un scientifique étudie un certain phénomène, il sait qu’en général plusieurs principes physiques différents sont à l’œuvre conjointement pour produire l’effet en question dont il cherche à découvrir les causes. (Les chercheurs du climat le savent certainement : un phénomène physique ne résulte pas, en général, d’une cause unique.) Une remarque similaire s’applique pour le travail de l’artiste. L’effet artistique résulte de la juxtaposition de plusieurs idées différentes dans la même composition, musicale, poétique ou autre. Une idée isolée, ou une simple ligne mélodique, n’a pas grand intérêt en soi ; la superposition de plusieurs idées différentes fait naître des ambiguïtés qui éveillent l’esprit de l’auditeur.
Ceci étant posé, nous pouvons examiner le prologue d’Henri V. Tout d’abord, on peut dire que Shakespeare présente d’emblée sa « méthode » : le temps et l’espace vont être contractés dans la représentation théâtrale. Ceci nous éloigne t-il de la réalité ? Il semblerait à première vue que oui si l’on prend ce passage au pied de la lettre. Mais attention aux doubles sens ! Il met en garde son public avec insistance, sur le fait que la réalité ne se découvre pas par le simple témoignage des sens, par la simple observation passive de ce qui se déroule sur la scène, mais surtout par l’exercice actif de la pensée et de l’imagination. Tiens ! Ceci nous rappelle quelque chose que disait Einstein…
Alors où sont l’apparence et la réalité dans ce que Shakespeare veut nous communiquer avec Henri V ? Si l’on met de côté toutes les ambiguïtés dont la pièce est truffée de bout en bout, on arrive à la conclusion qu’elle fait l’apologie d’un roi féodal menant une guerre d’agression contre un pays étranger. C’est la vision mise à l’écran par Kenneth Branagh dans son horrible film. Si l’on tient compte des ambiguïtés, on peut comprendre sans trop de difficultés, que c’est le contraire qui est vrai : Shakespeare se livre à une attaque en règle contre l’esprit féodal et guerrier. Contrairement à ce que présente Branagh, il n’y a aucune scène de bataille « héroïque » dans la pièce. Seulement une scène bouffonne qui oppose les deux guerriers les plus lâches de chaque armée. Ainsi la contraction de l’espace-temps n’est pas un « truc », un pis aller pour permettre au dramaturge de raconter une histoire, mais un procédé nécessaire pour mettre en lumière ce qui est vraiment important.
Dans les dernières lignes de la pièce, le Chœur prend congé du public et rappelle en une phrase que le roi est mort quelques années après sa victoire et que tout ce qu’il avait conquis a été très rapidement perdu. « Rapidement » doit être mis ici entre guillemets car entre la mort d’Henri V et la fin de la Guerre de cent ans, une trentaine d’années se sont encore écoulées. Cependant, Shakespeare montre dans la première scène du premier acte de la première partie de son Henri VI que cela n’est pas grand-chose.
Dans cette scène, les grands d’Angleterre se disputent devant le cercueil d’Henri V quand soudain, plusieurs messagers venus de France font irruption en annonçant une série de défaites anglaises. Ici la contraction temporelle est extrême puisque ces défaites ont historiquement eu lieu de nombreuses années après l’enterrement du roi qui se déroule pourtant au moment où elles sont annoncées sur scène.
C’est évidemment une manière pour Shakespeare de dire que le roi guerrier n’a rien construit, que son héritage est nul au regard de l’histoire. Appelons cette trentaine d’années « le temps des horloges » ou encore « le temps absolu », et la durée résultant de la contraction temporelle effectuée sur scène, « le temps de l’action », c’est-à-dire le temps dans lequel il se produit quelque chose de fondamentalement nouveau qui change le cours de l’histoire. Ici, le temps de l’action qui sépare la victoire d’Azincourt de la défaite finale se réduit donc à presque rien.
L’essentiel de la tétralogie formée des trois parties de Henri VI, et de Richard III, concerne le chaos qui règne en Angleterre dans les 60 années après la mort d’Henri V. C’est notamment la guerre civile ou Guerre des Roses qui voit s’affronter deux clans rivaux pour obtenir le pouvoir. Ceci est rendu possible par l’absence de véritable chef d’Etat, car le roi Henri VI est un faible. Dans la troisième partie d’Henri VI, Shakespeare met en scène un monologue du roi qui se promène seul dans une forêt, alors que se déroule à proximité une bataille décisive entre les deux familles. Ceux de son clan l’ont écarté du champ de bataille car sa présence démoralisait les troupes. Voici un extrait remarquable de ce monologue :
« Je voudrais être mort, si Dieu y consentait –
Car dans ce monde tout est souffrance, adversité
O Dieu ! Je crois que je vivrais des jours heureux
Si je n’étais rien de plus qu’un simple berger
S’asseoir sur quelque butte, comme je le fais ici,
A graver des cadrans ouvragés, fignolés
Sur lesquels peut se lire la course des minutes.
Voir combien il en faut pour que l’heure soit passée,
Combien il reste d’heures pour que le jour s’achève,
Combien de jours avant que se termine l’année,
Combien d’années un homme, un mortel peut survivre.
Cela connu, il reste à répartir les temps :
Tant d’heures sont dévolues au soin de mon troupeau,
Tant d’heures sont dévolues à reposer mon corps,
Tant d’heures sont dévolues à la méditation,
Tant d’heures sont dévolues à mon divertissement ;
Cela fait tant de jours que mes brebis sont pleines,
Tant de semaines pour l’agnelage, pauvres petites !
Et tant d’années avant que je tonde les toisons.
Ainsi minutes, heures, jours, les mois et les années
S’écouleraient à faire ce pour quoi ils sont faits,
Guidant mes cheveux blancs vers la paix du tombeau.
Ah ! Quelle vie ce serait ! Si douce et si plaisante ! »
Ce roi qui rêve de fabriquer des cadrans solaires se trouve complètement plongé dans le temps monotone des horloges où il ne se passe strictement jamais rien de nouveau ! Ici, ce n’est pas l’action qui définit le temps, mais c’est le temps absolu qui définit l’action qui s’y déroule. Cependant, cette rêverie solitaire est interrompue brutalement par le temps de l’action qui fait irruption sur scène. Un guerrier portant le cadavre de l’ennemi qu’il vient de tuer, s’est écarté momentanément de la bataille pour lui vider les poches. En déposant le corps sur le sol, il réalise avec horreur qu’il vient de tuer son père qui avait été enrôlé de force dans l’armée ennemie. L’instant d’après c’est un père qui arrive sur la scène avec le cadavre de son fils qu’il vient également de tuer dans des circonstances similaires. Chacun des deux guerriers se lamente sur ce qu’il vient de faire et, à côté d’eux, le roi se lamente sur sa propre inaction : arrêter la guerre civile nécessiterait qu’il cesse de subir le temps des horloges et prenne ses responsabilités. Ce qu’il ne fera pas.
Changeons maintenant de décor et quittons le théâtre de Shakespeare, pour entrer dans le domaine de la physique et de la métaphysique en faisant un bond en avant d’un siècle.
Nous sommes en 1716. Des idées diamétralement opposées à celles de Shakespeare ont envahi l’Angleterre et sont diffusées depuis la Royal Society, c’est-à-dire l’Académie des sciences de Londres. Alors que Shakespeare n’avait eu de cesse de montrer que le témoignage des sens est trompeur et ne peut pas servir de base unique pour la connaissance, les empiristes comme Bacon (1561-1626), Locke (1632-1704) et Newton (1642-1727), cherchent explicitement à bannir l’usage des hypothèses dans la science, et veulent réduire cette dernière à la simple induction de lois générales ayant pour base l’observation de faits à partir… du seul témoignage des sens.
La citation de Bacon, contre l’imagination est assez célèbre : « (…) ce qu’il faut pour ainsi dire attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes, mais au contraire du plomb, un poids qui comprime son essor. » Celle de Newton de la même veine l’est encore plus : « (…) je n’imagine point d’hypothèses ».
Newton est alors révéré en Angleterre comme un dieu vivant. Il a lancé un simulacre de procès en plagiat contre Leibniz (1646-1716), l’inventeur du calcul différentiel. Sans surprise, ce procès mené par la Royal Society dont le président Newton est juge et partie à la fois, conclut à la « culpabilité » de Leibniz. Cette affaire ne concerne pas seulement les mathématiques, mais a également des aspects scientifiques, philosophiques, et politiques. Leibniz se trouve à Hanovre et n’a plus que quelques mois à vivre. Il rassemble alors ce qui lui reste de forces pour défier Newton dans un débat contradictoire public par correspondance. Courageux mais pas téméraire, Newton délègue cette tâche à l’un de ses porte-flingues, Samuel Clarke qui défendra la philosophie newtonienne contre celle de Leibniz.
La Correspondance Leibniz-Clarke devrait figurer dans le cursus de tous les étudiants qui se destinent à des carrières scientifiques. Bien que ce débat s’effectue dans le langage théologique et métaphysique de cette époque, il touche une question physique fondamentale : Newton soutient à travers Clarke l’idée que le temps et l’espace sont absolus, tandis que Leibniz s’efforce de démontrer par l’absurde qu’ils sont, au contraire, relatifs ! Cette bataille précède exactement de deux siècles la découverte de la relativité générale.
Résumons le cœur de la polémique. D’après Newton, l’espace et le temps sont coéternels à Dieu omnipotent. Ils ont été vides de contenu de toute éternité jusqu’à ce que Dieu décide d’y créer le monde et de mettre ce dernier en action. Leibniz trouve absurde cette vision de Newton, car elle viole ce qu’il appelle le Principe de la raison suffisante. De quoi s’agit-il ? Pour Leibniz, l’être humain est doté de raison et peut donc découvrir et comprendre les lois de l’univers. Pour toute chose considérée, il y a une raison pour laquelle elle est ainsi et pas autrement. La science, c’est justement la recherche des raisons de ce qui se produit dans ce monde. Dieu étant parfait, pour ainsi dire « par définition », il ne peut pas agir sans raison. Or, affirme Leibniz, si l’on suppose que le temps et l’espace sont absolus, on arrivera nécessairement à la conclusion que Dieu agit sans raison. Comment cela ?
Considérons par l’absurde, dit Leibniz, l’instant où selon Newton Dieu aurait créé le monde. Imaginons maintenant ce qui se passerait si Dieu avait décidé de créer le monde à un autre instant, une seconde plus tôt, ou mille ans plus tard. En créant et disposant les corps dans ce second cas de la même manière que dans l’autre, on obtiendrait un monde totalement identique au précédent. S’il est ainsi impossible de distinguer entre eux ces deux mondes, créer l’un plutôt que l’autre reviendrait donc pour Dieu à faire un choix arbitraire… sans raison. Donc il faut rejeter l’hypothèse d’un temps absolu.
Par un raisonnement du même type, Leibniz montre qu’il faut également rejeter l’hypothèse d’un espace absolu. Dans le cas contraire, Dieu aurait pu créer un autre monde dans lequel les corps seraient disposés de la même manière les uns par rapport aux autres, mais tous également décalés, par exemple d’un mètre vers « la droite » ou d’une année-lumière vers « le haut », par rapport à la configuration précédente. On aurait ici encore deux mondes possibles totalement identiques et donc un choix arbitraire de Dieu au moment de sa création.
La conclusion qui s’impose alors à Leibniz, c’est que le temps et l’espace ne peuvent pas être conçus indépendamment des événements qui se produisent dans le monde physique. Ils sont « relatifs » car ils résultent de « relations » entre ces événements. On voit ici en germe la notion d’espace-temps physique qui a été développée plus tard au XXe siècle.
Leibniz étant mort après sa cinquième lettre à Clarke, le débat s’arrêta. Le point de vue de Newton traversa la Manche dans le même bateau qui ramenait Voltaire (1694-1778) en France, et fut bientôt imposé à la communauté scientifique du continent européen. Voltaire a consacré l’essentiel de sa carrière à promouvoir la philosophie de Newton et surtout à discréditer la pensée de Leibniz, comme on le voit dans son Candide, où il se livre à une caricature malhonnête de Leibniz à travers le personnage de Pangloss. Aujourd’hui encore, la plupart des lycéens français se doivent d’étudier Candide, sans jamais avoir lu une seule ligne de Leibniz.
Il restait cependant quelques îlots de résistance en Allemagne au XIXe siècle.
Une étape conceptuelle décisive dans le développement de l’idée de relativité fut franchie quand des géomètres s’interrogèrent sur la légitimité de la géométrie euclidienne. Depuis près de 2000 ans, cette géométrie qui reposait sur un certain nombre d’axiomes et de postulats, avait été admise comme évidente en soi par tout le monde. On apprend par exemple dès l’enfance le célèbre postulat des parallèles selon lequel « par un point n’appartenant pas à une droite donnée, il passe une droite et une seule parallèle à celle-ci. » Difficile pour l’imagination de concevoir qu’il en soit autrement. La validité de la géométrie euclidienne avait été admise du fait de sa cohérence intrinsèque qui n’a jamais été mise en défaut. Cependant, au début du XIXe siècle, des géomètres décidèrent de changer arbitrairement certains de ces axiomes et postulats pour voir ce qui en découlerait. Ils parvinrent ainsi à construire des géométries très différentes, mais tout aussi cohérentes que la géométrie euclidienne.
La démarche de Gauss (1777-1855) était quelque peu différente. Pour lui la question de la légitimité de la géométrie euclidienne, ne se limitait pas à un jeu mathématique, mais à une question fondamentale de la physique. Autrement dit : avait-on raison d’utiliser la géométrie euclidienne pour décrire le monde réel ? Gauss à travaillé sur les géométries non-euclidiennes, mais n’a jamais rien publié à ce sujet : on l’a découvert seulement dans ses papiers après sa mort. Il a, par contre, préparé le terrain pour une révolution scientifique, en mettant sur la table la question apparentée de la courbure de l’espace physique.
Grâce au calcul différentiel de Leibniz, on savait déterminer la courbure des espaces à une dimension (les courbes). Gauss a poussé ce calcul plus loin pour pouvoir déterminer la courbure des espaces à deux dimensions (les surfaces). Nous qui pensons vivre dans un espace à trois dimensions, nous concevons facilement la notion de courbure pour des surfaces ou des courbes. Mais nous serait-il possible de concevoir la notion de courbure d’un espace à trois dimensions ? Une telle question aurait-elle un sens ? Dans le cadre de la géométrie euclidienne, la réponse semble être non. Cette question a un sens évident pour des créatures d’un nombre de dimensions donné qui considèrent des objets géométriques d’un nombre de dimensions inférieur. Nous, créatures à trois dimensions, nous pouvons concevoir les courbures d’objets à une ou deux dimensions, mais pas celle de notre espace à trois dimensions.
Cependant, la géométrie n’est qu’un langage, pas la réalité. Gauss pose la question précédente autrement. Peut-on concevoir une expérience physique capable de mettre en évidence la courbure intrinsèque de notre espace, sans considérer celui-ci du point de vue d’un hypothétique espace de dimension supérieure ? La réponse de Gauss est oui. (Comme on le sait par ailleurs, une telle expérience a été effectuée avec succès un siècle plus tard en 1919 par Eddington pour valider théorie de la relativité générale).
En 1884, un petit conte a été publié pour aider l’imagination à explorer des considérations aussi abstraites. Il s’agit de Flatland (Pays plat) de Edwin Abbott Abbott. Dans ce conte, les personnages sont plats et habitent un monde à deux dimensions. Ils peuvent se déplacer en avant et en arrière, à droite et à gauche, mais les notions de haut et de bas n’ont aucun sens pour eux. Leur monde est-il un plan, une sphère, ou un espace d’une autre courbure ? Nous pouvons répondre facilement à cette question, nous qui avons trois dimensions ; mais eux, le pourraient-ils sans se placer à l’extérieur ? Oui, s’ils ont des connaissances géométriques.
Ils pourront alors tracer un triangle sur le sol et en mesurer les angles. Si leur monde est un plan, la somme des angles sera égale à 180° ; si leur monde a une courbure non nulle, cette somme sera différente de 180°. Sur une sphère par exemple, la somme des angles d’un triangle est toujours supérieure à 180°. Mais attention ! Si la sphère est très grande par rapport au triangle, la somme des angles sera différente mais très voisine de 180°. Dans le monde physique, il faudra donc avoir une très bonne précision de mesure pour donner une réponse correcte…
Gauss n’a jamais publié ses travaux sur les géométries non euclidiennes, mais en 1854, quelques mois avant sa mort, il eut la joie d’assister à la soutenance de thèse de son étudiant le plus brillant, Bernhard Riemann (1826-1866). Bousculant l’usage de l’époque, Gauss lui avait imposé le sujet de la thèse, et il n’eut pas à le regretter : Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie. Dans ce travail, Riemann affirme que les axiomes et postulats de la géométrie sont en fait des hypothèses physiques. Si la géométrie euclidienne a été adoptée si longtemps sans questionnement, montre-t-il, ce n’est que pour des raisons empiriques : cette géométrie est celle qui semble correspondre le mieux possible au témoignage de nos sens. Cependant, ajoute-t-il, il n’y a aucune raison de croire a priori qu’elle continue à s’appliquer dans l’infiniment grand ou dans l’infiniment petit, où nos sens n’ont pas directement accès. Seule une expérience physique permettrait d’en décider.
Par la suite, il développa l’outil mathématique permettant de rendre compte de la déformation de l’espace, le tenseur, dont Einstein fit usage dans sa relativité générale une cinquantaine d’années plus tard.
Le reste de l’histoire de la relativité est davantage connu par la communauté scientifique que ce qui vient d’être évoqué ci-dessus. Ces questions ont été traitées à de très nombreuses reprises par d’autres auteurs aux compétences scientifiques très grandes, et ont même fait parfois l’objet de polémiques très passionnées. Il n’y a donc pas grand intérêt à entrer ici dans ces considérations, car le but de cet article était d’illustrer le rôle de l’imagination dans la science.
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