THAÏLANDE : L'Isaan, terre obsédante

Patrick Chesneau

   Lorsque mes rêves siamois caracolent et m'entraînent vers des arpents poétiques insoupçonnés, il me plaît à croire que cette région située au nord-est du pays du sourire et des orchidées est restée longtemps méconnue, au point d'être ignorée.

Ma pensée vagabonde me porte à imaginer que l'Isaan n'a sans doute figuré sur aucune carte jusqu'à récente date. Symbole de notre ère digitale, Google maps n'a fait que survoler cette contrée très énigmatique. Sans s'y arrêter. Non qu'elle soit dangereuse mais, de fait, c'est une destination nimbée de mystère. Tribulation mythique. Périple enchanté. Les drones de repérage ont tourné de l'oeil électronique à capter la beauté saisissante de ces étendues planes, à perte de vue, seulement contrariées ça et là par des massifs surgis d'on ne sait où. Répétitif mais envoûtant. Au hasard d'une découverte échevelée, soudain un relief insolite toise des vallées verdoyantes. Des lieux époustouflants comme le Hin Sam Wan (Three Whales Rock, le Rocher des Trois Baleines) à Beung kan. Littéralement, les bizarreries géologiques abondent. De même, les sites archéologiques dont le réputé Ban Non Wat dans la Mun Valley de Khorat alternent avec d'autres splendeurs parmi lesquelles le lac aux lotus rouges de kumphawapi, non loin de Udon Thani. Le regard inquisiteur est absorbé, avalé, englouti comme dans une pérégrination hypnotique. Désormais destination prisée, l'Isaan, territoire enserré entre le Laos et le Cambodge se love dans la boucle imposante du Mékong, fleuve majestueux qui irrigue un panorama ample et rustique. Vingt provinces rassemblent près de vingt-cinq millions d'âmes rudes et fières.  

   Au siècle dernier, certains voyageurs occidentaux particulièrement intrépides s'étaient aventurés dans cette grande région du nord-est. Ils avaient découvert un pays en soi. Et n'en sont jamais revenus. L'hypothèse la plus optimiste prétend qu'ils ont rencontré l'amour. Et s'y sont établis à vie. Beaucoup se sont glissés avec délectation dans ce décor de rizières piquetées de palmiers. On les aperçoit parfois, ces Farang en soif d'authenticité, murmurant à l'oreille des buffles placides, robe grise et naseaux fumants, avec lesquels ils partagent une forme de symbiose propre à cet environnement agreste. Le rudimentaire considéré comme essentiel. Ici règne un enchevêtrement de damiers liquides où les " chawnaa " (prononcer tchaonaa, paysans) chérissent leurs cultures nourricières. Les engins mécanisés étrangement bariolés appelés e-ten ( itène ) vrombissent aux aurores sur des chemins boueux de couleur ocre. On est au coeur de l'un des greniers alimentaires de l'Asie du Sud-Est, là où les gestes immémoriaux scandent la condition humaine depuis la profondeur des temps. Planter, repiquer, désherber, récolter...quelques gestes d'une liturgie minutieusement codifiée. C'est à ce prix que pousse le Thai Hom Mali, sorte de Rolls Royce dans la catégorie riz au jasmin. Dans les parcelles inondées, séparées par de petites digues en mottes de terre, les corps ploient, se courbent mais toujours redressent l'échine. 

   On patauge, on rit, on scande. Harnachés de la tête aux pieds, coiffés d'un chapeau de paille iconique pour se protéger de la morsure implacable du soleil. Les travaux des champs sont aussi ponctués de pauses joyeuses et vociférantes, le temps d'avaler une cuisine rustique, ô combien succulente et roborative. Il n'est pas rare que tout un village se retrouve au coude-à-coude, assis à même le sol autour d'une natte tressée. C'est à qui engloutira le " som tam" (plat traditionnel très populaire à base de salade de papaye verte) le plus incendiaire. La brulûre des piments rouge vif est à peine adoucie par la chair fondante de minuscules poissons grillés et surtout par l'indispensable " kaw niaw " ( kao niao, le riz gluant que l'on malaxe à pleines mains. Sous les doigts naissent des boulettes qu'il faut humecter dans un assortiment de sauces. Trône en majesté, le " nam prik plaa ra ", cette pâte de poisson fermenté à l'origine de brasiers mémorables. Seules les bouches ignifugées surmontent une telle épreuve. Pour se donner du coeur à l'ouvrage, les gosiers accueillent de longues rasades d'alcool de riz à 40°, genre Ya Dong ou Lao Khao. La bière Chang coule à flot. Par souci de coquetterie, les hommes ajustent le " pa kao ma " (sarong local) chamarré qui enserre les reins avant de reprendre le labeur harassant. Quand l'astre suprême signifie qu'il a assez rayonné pour la journée, faisant mine d'aller se coucher sur la ligne de crête, le petit peuple industrieux des campagnes plie bagages et rentre au bercail. Fourbu mais rasséréné à l'idée du travail accompli. 

   Vient l'heure des ablutions au côté d'énormes jarres remplies à ras bord. L'eau étonnamment fraîche apaise les maux du corps. Invariablement, de soir en soir, les hameaux s'animent. Dans les cases sur pilotis, on est scotché devant la télé pour regarder le dernier " la korn " (prononcer la gone) sorte de feuilleton centré sur des histoires lacrymales à souhait. Attraction majeure de la chaine 7. Peu importe l'épisode en cours, les pûyin ( pouyine, filles) au coeur pur, grandies dans les prés, sont toujours trahies par les puchai ( poutchaye, garçons) à l'infidélité légendaire dont la seule aspiration est de gagner la ville aux mille tentations. Au dehors, les crapauds coassent. Les insectes, organisés en chorales inépuisables, déchirent l'obscurité de leur cliquetis limite horripilant. On refait le monde entre voisins mais la nuit d'encre finit inévitablement par avoir raison des âmes vaillantes. Extinction des feux. Aux premières lueurs de l'aube, tandis que la rosée habille les fleurs, le ciel ressemble à une gigantesque flaque bleue, seulement encadrée par l'horizon avant que l'orage ne s'abatte dans l'après-midi. Nuages anthracites. Pluies diluviennes. La nature vibre ici comme une secousse tellurique. Force des éléments. Une cosmogonie à part. 

   Au départ de Bangkok, comment rallier le chapelet des villes phares qui ordonnent le détour? Les distances peuvent avoisiner 500 kilomètres. A pied, en carrioles brinquebalantes comme au siècle dernier. En songthaew ( songtèo, taxi collectif avec plateforme à l'arrière) ? En rot thu ( rottou, vans) ? Autant recourir à l'éléphant, mode de locomotion ancestral. Puissant et débonnaire. De l'encolure du géant, vue imprenable comme si l'on était juché sur le faîte d'un donjon. Plusieurs milliers de ces pachydermes emblématiques de la Thaïlande se rassemblent d'ailleurs une fois l'an dans la ville de Surin. Un jamboree 100% jumbo qui vaut expérience initiatique. Spectacles hauts en couleurs, reconstitutions patrimoniales et chorégraphies bigarrées magnifient l'histoire tumultueuse et la culture foisonnante d'un peuple à l'identité singulière. A nulle autre réductible. Climat, paysages, phénotype des habitants, langue, cuisine, musique...À la vérité, tout est spécifique. 

   Le sud de l'Isaan, limitrophe du Cambodge, est fortement marqué par l'héritage khmer. Vestiges d'un empire naguère glorieux. Phanom Rung près de Buri Ram en est une grandiose survivance. Les provinces de Surin et Si Sa Ket témoignent également d'une ère longue de plusieurs siècles façonnés par une civilisation de guerriers-bâtisseurs. Cette région s'enorgueillit de milliers de temples étincelants. Toitures gigognes qui s'emboîtent délicatement en plusieurs niveaux. Architecture audacieuse qui invite à la sérénité. Tant de lieux de culte bouddhistes légués par l'histoire. En les approchant, on est saisi par les mélopées qui scandent la foi. Partout, les fidèles propagent une ferveur qui nourrit la vie.  Il suffit de cheminer, de musarder, d'explorer les arpents mutiples du monde isaan, porté par les rythmes stridents des musiques de terroir. Traditionnelles et lancinantes. Le " molam " est omniprésent. Au hasard de processions enjouées, on peut capter les voix aigrelettes et nasillardes du " Luk thung " ( louk toung ) . Et pourtant la magie opère. Par une alchimie des sensations, visages opalescents, sourires diaphanes, épidermes irisés, jeux de mains ritualisés et corps aux déhanchements graciles se conjuguent pour suggérer l'harmonie. Cette terre exhale une esthétique très élaborée. Imprime la rétine telle une signature indélébile. Elle entremêle la grâce, la douceur et la rudesse. Les Khon Isaan ( kone isane, les gens d'Isaan ) peuvent sembler farouches à l'étranger. Un large contingent des champions de Muay Thai ( mouaï thaï, art martial thaïlandais) est originaire de ce pays rugueux. Ces athlètes, passés maitres dans l'exigence qu'il y a à canaliser une force brute, sont portés par un mode de vie dénué des mièvreries urbaines. En fait, dès qu'on les côtoie, les Isaan sont avenants et gratifient le visiteur d'une bienveillance réconfortante. Le sens de l'accueil est leur seconde nature. La générosité un supplément d'âme. La culture isaan est composite. Puise simultanément dans les influences siamoises, laotiennes et cambodgiennes. Dans le sud, ces fragments imbriqués ont produit la culture kantrum. Très délimitée géographiquement par les monts Dangrek. Cette immense partie du territoire thaïlandais est restée longtemps en net retard de développement économique et la population essentiellement rurale concentrait dans son tréfonds une forte paupérisation. Laquelle l'a, vaille que vaille, préservée des miasmes destructeurs du tourisme de masse. Mais depuis une vingtaine d'années, la modernisation avance à grands pas. Existent désormais sur place d'opulentes fortunes. Au total, c'est une région de très fort caractère qui peut aisément envoûter le Farang avide de culture vernaculaire plus authentique que dans les stations balnéaires en proie, quant à elles, à la fièvre de l'industrie des vacances.

Arpenter l'Isaan, c'est prendre le risque de ne pouvoir s'en départir jamais.

 

Patrick Chesneau.

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