ENTRETIEN. "Bled" est le dernier roman de l'écrivain guinéen, qui, après avoir exploré, le génocide rwandais, la saga du peuple Peul, aborde l'Algérie, où il enseigna dans les années 1980.
Aïn Guesma, au début des années 1980. La jeune Zoubida s'ennuie, entre un père tourmenté par un secret pesant et une mère taciturne. Mais l'arrivée au village d'Alfred, un Camerounais venu enseigner dans la petite ville perdue, va être le déclencheur d'une série d'événements qui vont amener la jeune fille à fuir sa famille et sa communauté. À travers ce roman âpre, tendu, Tierno Monénembo dessine en creux une Algérie à la recherche de son identité, entre un passé mythifié, un présent suspendu et un avenir incertain. Dans l'ombre encore brûlante de la guerre d'Algérie, se profile déjà la tentation islamiste qui plongera le pays dans une décennie de cendres. Il s'est confié au Point Afrique.
Le Point Afrique : Ce « Bled », Aïn Guesma, existe-t-il ou est-il un lieu imaginaire qui concentre toute la géographie algérienne ? À travers vos différents livres, votre style semble très lié au paysage, une géographie de l'écriture en somme. Le pays décrit influence-t-il votre rythme des mots ?
Tierno Monénembo : Je crois en la magie des lieux, à l'esprit des endroits. L'Algérie est un lieu d'abord, le plus grand pays d'Afrique d'ailleurs, avec une diversité étonnante : l'Oranais, la Kabylie, le Sahara, les Aurès, tout cela est très différent. J'ai beaucoup voyagé à travers ce pays et ce roman est aussi un éloge à l'Algérie même. Bled est d'abord un mot sonore, court, qui prend bien l'oreille. Certes, c'est un mot arabe, mais il est entré aussi dans le langage commun français. Il m'a plu, car il désigne un lieu vague, un peu lointain. C'est en effet un lieu imaginaire, un concentré de mes voyages à travers l'Algérie, mais en même temps Aïn Guesma existe. C'est un petit hameau à côté de Tiaret en Algérie, où j'allais puiser de l'eau quand j'enseignais là-bas dans les années 1980. Mais ce lieu n'est indiqué sur aucune carte, et en cela, c'est le lieu idéal pour une fiction.
Vous rendez un hommage à Kateb Yacine, à travers votre personnage de Zoubida qui porte une étoile au front. On songe évidemment à Nedjma et au Polygone étoilé…
Kateb Yacine, un écrivain qui m'inspire beaucoup. J'ai d'ailleurs eu la chance de le rencontrer en Algérie. Selon moi, Nedjma est l'un des plus grands romans du siècle. Je le lis et relis constamment. Nedjma est l'étoile, mais c'est aussi la Femme et l'Algérie. Ma Nedjma à moi, je l'ai appelée Zoubida. Je fais aussi indirectement référence à un aspect tragique de la vie de Kateb Yacine, le fait que sa mère se soit suicidée en se jetant dans un brasier. L'un des personnages de Bled, une femme aussi, choisit la même mort.
L'attitude de Zoubida pendant son procès rappelle aussi celle du Meursault de Camus, elle semble étrangère à elle, à ce qui lui arrive…
Elle est surtout étrangère à son propre destin. Finalement, on comprend qu'en prison, elle rencontre finalement ce destin. C'est une fille perdue, qui se cherche, qui vit dans une société absolument coercitive, archaïque, aliénée. La révélation du mystère entourant la naissance de son père la fait aussi grandir. Ce père si aimé se veut l'avatar moderne du Prophète depuis qu'il est tombé sous la coupe d'un faux cheik. Je décris ainsi la tentation islamiste qui saisira le pays à cette époque. Lorsque j'enseignais dans le Sud algérien, au début des années 1980, j'ai eu de nombreux d'étudiants tentés par l'islamisme. Ils pensaient sincèrement alors pouvoir sauver le pays dont il dénonçait la corruption. Pour eux, tout allait mal parce que les athées étaient au pouvoir, ce qui signifiait intolérance, injustice et mépris du peuple.
Zoubida est-elle aussi une allégorie de l'Algérie ? Elle fuit, avec son bébé illégitime fait avec un Français, comme une métaphore de la colonisation ?
Oui, en quelque sorte, mais pas autant qu'avec la même pertinence et la même poésie que Kateb Yacine avec sa Nedjma. C'est une petite sœur de Nedjma. Le fait qu'elle fasse cet enfant avec ce Breton qui vient lui aussi Aïn Guesma donne un aperçu de toute la complexité de l'identité algérienne. Cette identité a d'ailleurs été piégée par les slogans. On a trop simplifié ce qui est extraordinairement complexe. L'Algérie est faite de couches identitaires, comme des couches géologiques. Tous les peuples sont passés par ce pays. On ne peut résumer ce pays à l'arabité, ce n'est pas possible. Il est autre chose. Puis, la colonisation algérienne est une chose très compliquée à démêler. Le manichéisme de la guerre d'Algérie ne peut tout expliquer. J'ai vu ainsi revenir à Tiaret des pieds-noirs, ouvertement proches des idées de l'OAS. Pourtant, la proximité des habitants avec eux était indéniable. Ils s'embrassaient, car ils étaient de la même ville, avec la même histoire. D'ailleurs, le plus grand propriétaire terrien de Tiaret était un pied-noir assassiné par l'OAS en raison de son soutien au FLN. Il a été considéré par l'État algérien comme un « martyr » et ses terres n'ont pas été nationalisées. Inversement, beaucoup d'Algériens ont lutté aux côtés de l'armée française.
Si l'Algérie ne se résume pas à l'arabité, quelle est-elle ? A-t-elle oublié sa part africaine, sa part berbère, sa part juive ?
Il me semble que oui. Il faut se rappeler que Ben Bella, dès le lendemain de l'Indépendance, est revenu avec ce seul slogan « Nous sommes arabes, arabes, arabes ». Le lendemain, éclatait alors une révolte en Kabylie. Or l'Algérie, ce sont des Berbères, des Noirs, des Arabes, des juifs, des Européens, des Wisigoths, des Phéniciens… Les Algériens habitent un carrefour, mais le peuple algérien ne sait pas qui il est. Son identité a été escroquée de partout. Les Algériens se posent beaucoup plus la question de la religion que la question de l'histoire. Or, ils doivent fouiller leur propre histoire. L'arabité est là, mais elle n'est pas fondatrice. C'est une colonisation qui a réussi. La colonisation française a aussi traumatisé le pays. Fanon, qui était psychiatre à Blida, raconte que les malades, dans l'hôpital où il exerçait, étaient totalement hystériques, impossible à calmer. Il note alors que sur les murs de l'établissement ne sont accrochés que des tableaux de paysages et de personnages français. Il fait alors tout enlever et poser des paysages et des personnages algériens. Les patients se sont calmés instantanément.
Votre roman prend la forme narrative d'une longue lettre que Zoubida écrit à Alfred, ce Camerounais échoué à Aïn Guesma. Pourquoi lui ? De plus, ce personnage a combattu aux côtés du FLN. Finalement, la lutte d'indépendance algérienne a été aussi africaine ?
Selon moi, l'étranger est le catalyseur par excellence. Il est à la source de tous les cataclysmes qui se passent dans ce roman. E puis, il fallait bien qu'elle parle à quelqu'un. Elle ne pouvait le faire avec son père qui ne parlait plus. Alfred a été effectivement un fellaga. Il y a eu énormément de déserteurs dans l'armée des tirailleurs sénégalais. Plus jeune, j'ai vu en Guinée indépendante combien ce pays a soutenu la lutte algérienne. On ignore ainsi que l'OAS avait en représailles fait exploser cinq ambassades guinéennes. La filière d'armes vers l'Algérie passait aussi par Conakry pour rejoindre Tamanrasset. C'est d'ailleurs Abdelaziz Bouteflika qui supervisait cette filière. Cela est ignoré, car notre histoire est mal racontée en Afrique. Les luttes coloniales africaines se sont soutenues, car elles avaient le même ennemi, le colonialisme français. La lutte algérienne a été la cause directe de la décolonisation de l'Afrique. Rappelons-nous que c'est cette guerre qui est la cause de la crise institutionnelle française qui emportera la IV République. De Gaulle, qui était un colonialiste intelligent, a choisi alors la négociation plutôt que de prendre le risque de tout perdre.
Vous montrez aussi que le corps de Zoubida est un champ de bataille, un enjeu qui la dépasse, qu'il soit familial ou clanique ou religieux…
L'Algérie a fait de l'islam un socle, alors que le pays aurait pu se réclamer de la laïcité. Il y avait, au lendemain de l'Indépendance, très peu de femmes voilées. Mais le culte de l'ancêtre a tout changé. Il a donné le tribalisme en Afrique noire et l'islamisme au Maghreb. Cette idéalisation du passé a donné naissance au salafisme. D'ailleurs, Salaf signifie ancêtre. Ce qui est terrible est que cette société arabo-musulmane est pratiquement la source de la modernité. Les femmes sont les premières victimes de cela.
Vous écrivez avec une voix féminine, comment se met-on à la place d'une femme ?
J'aime beaucoup donner la parole aux femmes et aux enfants. Ils font la meilleure matière littéraire. Il faut tenter simplement d'avoir une âme de femme. Et puis, je voulais être Zoubida. Rendre toutes les émotions, les interrogations qui se trouvent à l'intérieur d'une âme féminine. J'ai essayé de lui donner un ton, un visage, un accent. Mais je ne la décris pas. Je préfère exprimer l'âme d'un personnage. Je me suis attachée à elle parce que je l'ai tellement fait souffrir qu'à un moment, j'ai décidé qu'elle serait heureuse. Mais comme nous sommes la même personne… (Rires)
Plusieurs temporalités cohabitent dans votre livre, un peu comme en Algérie où plusieurs temps se heurtent ?
Il y a un choc temporel constant en effet en Algérie. Des espaces hypermodernes cohabitent avec des espaces archaïques, mentaux, sociaux, économiques. Quand j'étais en Algérie dans les années 1970, j'ai fréquenté des jeunes femmes à Alger qui m'invitaient à venir parler de marxisme. Mais en même temps, je pouvais lire des faits divers atroces qui racontaient des crimes d'honneur, un homme innocenté d'avoir égorgé sa femme et sa fille, car la première avait manqué de vigilance pour surveiller sa fille. J'étais allé en Algérie pour enseigner. Le pays m'attirait. Je me disais aussi, tout est foutu partout, essayons l'Algérie. L'Algérie des années 1980 était intéressante, avec beaucoup de débats idéologiques. Mais la contradiction était là avec ce pays qui se voulait marxiste malgré la tentation islamiste. Les femmes n'étaient pas voilées ; mais tout a commencé par elles. Les intégristes ont commencé à peindre à la chaux les jambes des filles courtes vêtues et à verser de l'acide sur la tête des femmes non voilées. Pour eux, la femme est une propriété, celle de la coutume, de la famille. La vraie question non résolue est « à qui appartient la femme ». La seule réponse qui vaille pourtant est « à elle-même ».
Craignez-vous que cet islamisme, par capillarité, descende toujours plus en avant en l'Afrique ?
C'est déjà là avec Boko Haram, qui est pire que les intégristes musulmans en Algérie. C'est même un embrasement. En même temps, ils ont un vaste terrain d'expansion : la région saharo-sahélienne est musulmane depuis longtemps. Cette expansion de l'islamisme s'explique par les frustrations, qui sont nombreuses. D'abord celles issues des régimes en présence, souvent soutenus par l'Occident. L'islam apparaît alors comme la seule solution.
Le politique commence donc par l'anthropologique ?
Oui et c'est parce que ces questions anthropologiques ont été posées en Europe, que les sociétés ont pu se déployer. On ne pose pas encore le problème en Afrique. Il faut d'abord laisser les sociétés évoluer. Il faut que la jeunesse soit plus éduquée, mais surtout que la femme soit plus libre. Car le grand problème est la femme, la moitié de la population est marginalisée. Ce qui a fait l'évolution de l'Europe a été l'évolution du sort de la femme. Mieux éduquée, une femme éduque aussi mieux les enfants. Elle favorise l'émancipation de la société.
Vous faites dire à un des personnages : « En Algérie, nous bouillonnons, mais rien ne sort »…
Je fais une comparaison avec l'Afrique de l'Ouest où tout sort, tout est extériorisé. En Algérie, tout est intériorisé. Rien ne sort. C'est la différence entre ceux de la forêt et ceux du désert. L'Algérie est un boubou d'épines. Le porter signifie être piqué, l'ôter signifie être nu.
* Tierno Monénembo publie Bled, aux éditions du Seuil.
Tierno Monénembo, écrivain guinéen présente Bled, son douzième roman paru au Seuil. © DR
publié le 21/11/2016
Vous osez comparer un pesticide que les Békés ont DELIBEREMMENT utilisé pendant 3 ave décennies t Lire la suite
"Qu'il provienne du pangolin ou d'un astéroide etc...."je suis désolé mais ça change tout !! Lire la suite
On passe d'un coup du BUMIDOM diabolisé, accusé d'être une entreprise de déportation massive, à u Lire la suite
...d'un laboratoire, écrit l'article. Lire la suite
... d’un "laboratoire chinois" pour diffuser le virus. Lire la suite
Commentaires
Complexité
certes
12/02/2023 - 10:39
J'avais en France un excellent ami algérien. Je l'ai retrouvé en Algérie. Avec moi, il s'est comporté comme je l'avais toujours connu. Mais en société, il était fort différent, tant la pression sociale était puissante. En France, sa femme vivait librement. En Algérie, il devait sans cesse l'accompagner ou la faire escorter par un homme de la famille. Cette contrainte pénalisait tout le monde : sa femme, lui-même et les infortunés parents, préposés à la "surveillance" de la dame. Mais ce n'était pas négociable.
L'article insiste sur la complexité du pays. Les peuples d'origine, dont les Berbères, ont connu une succession de colonisateurs : Romains, Vandales, Arabes, Ottomans et Français. L'indépendance s'est gagnée par des Algériens de l'extérieur, essentiellement de France, des pays arabes et d'URSS. Le pouvoir s'est disputé entre ces Algériens de différentes orientations politiques. En économie, c'est le système soviétique qui a prévalu. Sur le plan social, c'est l'arabisme musulman. Ceux qui observaient que le peuple algérien était loin de ne compter que des Arabes, qu'il y avait les Berbères, par exemple, étaient accusés de vouloir briser l'unité de la nouvelle nation. Si le patriotisme algérien est indéniable, le "roman national" élaboré par le régime est problématique.