Le vent du nord dans les fougères glacées de Patrick Chamoiseau

Célébration et incarnation de la Parole

Malgré l’annonce de la jaquette, joliment illustrée d’une photographie noir et blanc (de Jean-Luc de Laguarigue) à rebours de l’exotisme caraibéen, Le vent du nord dans les fougères glacées n’est ni le dernier roman de Patrick Chamoiseau ni le roman du dernier conteur. En effet, même s’il y a récit, Chamoiseau récuse l’appellation de roman pour celle d’organisme narratif, comme si la parole de l’écrivain était vivante, comme si le livre devait être, avant toute autre chose, le terreau permettant aux mots de s’enraciner dans l’épaisseur fertile d’une langue pour ensuite s’épanouir et se ramifier dans toutes les directions, ainsi qu’une plante de la forêt qui couvre les mornes et les pitons de la Martinique. Et bien plus que l’histoire du conteur Boulianno Nérélé Isiklaire, Le vent du nord dans les fougères glacées me semble une célébration de la Parole, de ses pouvoirs et de ses mystères, qui exultaient dans la voix de Boulianno lorsque, lors des veillées funéraires, dans le cercle ("lawond") délimité par les flambeaux, il rendait hommage au défunt et inventait des contes, des devinettes, des chants, etc. qui faisaient reculer Bazil, surnom de la mort aux Antilles, et permettaient à son auditoire, médusé et subjugué, de traverser la nuit de deuil dans la liesse et la joie de la vie triomphante…

Salutations aux anges, invocation des puissances rythmiques du tambour, formulations créoles imposées (notamment "Tiré mwen la !" pour clore la parole et sortir du lawond), etc. : l’art du conte est une forme de tradition littéraire orale fortement codifiée, presque ritualisée, et on ne peut que recommander au lecteur la lecture préalable de Le conteur, la nuit et le panier tant le récit prolonge et incarne les réflexions de Patrick Chamoiseau dans cet essai sur l’avènement de la parole créole, jaillie comme une étincelle d’humanité au cœur des ténèbres de la plantation esclavagiste. On pourrait même considérer que les deux ouvrages forment un diptyque et se font mutuellement écho en s’enrichissant de significations qui risquent d’échapper au lecteur qui se contenterait du volet « romanesque », narrant la quête d’hommes et de femmes lancées à la recherche de Boulianno. Car Boulianno, même s’il est au cœur du récit, en est singulièrement absent, disparu sans laisser de trace en laissant un immense vide au cœur de la communauté des mornes (les mornes étant, en Martinique, les contreforts des pitons et du volcan de la montagne Pelée, qui dominent les villes construites sur le littoral et ont abrité les premiers esclaves libres). Boulianno maîtrisait les arcanes et détenait les secrets qui permettent le miracle de l’avènement de la Parole et de la mise en déroute de Bazil, dont Boulianno semblait pressentir l’approche avant même le son des conques de lambi annonçant au voisinage la tristesse d’un décès. Boulianno se distinguait des autres conteurs, dont les mots aident simplement la famille et les proches à rendre hommage au défunt et à porter leur peine ; lui seul était un maître de la Parole, dont l’art transforme ceux qui l’écoutent, suscitant dans leur vie un avant et un après leur rencontre avec Boulianno. Le récit ne se veut pas romanesque mais témoignage intime, presque une confession, d’un vieil homme, qui a connu Boulianno, et en a été comme transfiguré, et dont Chamoiseau (qui est parfois interpellé et multiplie les annotations de bas de page) se présente comme l’auditeur attentif et silencieux.

Le récit est divisé en trois parties très distinctes, d’inégales longueurs. La première évoque les interrogations des gens ordinaires face à la disparition de Boulianno qui est devenu un vieillard et s’est mis en retrait de la vie des mornes. Nul ne sait plus où il se trouve, au risque que sa mort (inéluctable vu son grand âge, comme tout homme qui a vu deux fois la floraison des bambous) ne provoque la perte de ses savoirs car Boulianno, contrairement aux usages, a refusé de former des disciples, ne donnant jamais suite à la sollicitation d’un jeune homme avide de suivre ses traces, fût-il un beau parleur à l’éloquence prodigieuse ou un tambouyé magistral. Cette partie bruisse de témoignages, recueillis par le narrateur et par Bébert, un vieil antillais passionné de physique quantique et de cosmologie, qui consigne et tente d’ordonner les souvenirs de chacun. Cette partie s’apparente à une sorte d’hagiographie fabuleuse car la ferveur des discussions, que Chamoiseau retranscrit dans un style polyphonique mêlant littérature et oralité, plein de vie et d’allégresse (jusque dans la galerie des personnages aux patronymes parfois improbables !) fait songer aux écrits sur la vie des saints, où des individus ordinaires cherchent à énoncer, dans des mots ordinaires, la transformation de leur vie par une rencontre avec un être extraordinaire, dont les actes, les gestes, l’attitude et les mots les ont marqué au plus profond de leur être. Boulianno était pourtant des leurs, vivant parmi eux et djobant les mêmes petits métiers, mais, quand la nuit venait et que le cercle (une lawond) se formait, la Parole s’incarnait en lui, faisant triompher la Vie contre la Mort, au point que certains sont persuadés que le défunt, exposé dans son cercueil, entendait la parole de Boulianno ! Difficile de ne pas songer ici à un saint, voire à Jésus, fils du charpentier Joseph, homme mortel comme tout autre mais incarnant le Verbe…et d’ailleurs le narrateur évoque parfois Boulianno en des termes d’adoration quasi religieuse, comme avec la formule « honneur sur sa naissance et respect sur son nom ». Aussi, l’arrivée de l’ « anecdote », jeune femme qui reste longtemps innommée et affublée de ce surnom péjoratif, une jeune étudiante antillaise revenue au pays pour y mener une thèse sur les conteurs antillais, et qui rêve de rencontrer Boulianno, leur apparaît comme une sorte de catastrophe sacrilège car elle leur a fait comprendre, sans pourtant l’avoir explicitement avoué, qu’elle rêvait de devenir conteuse et voulait savoir, dans la confrontation avec Boulianno, si elle en était réellement digne. Or, pour les hommes des mornes, la question ne se pose pas car l’art du conte, pour une raison assez simple qui ne fait pas débat, est nécessairement une affaire d’hommes : pour oser entrer dans une « lawond » et se confronter à Bazil et au pouvoir des tambouyé, il faut une « grosse paire de graines » ! En conséquence, tout autant pour contrer les prétentions de l’ « anecdote » que pour assurer la survivance de son art, ils se mettent en quête de Boulianno afin de lui présenter Populo, un jeune homme extraordinaire, beau physique, beau parleur et maître du tambour, pour qu’il en fasse son héritier.

La seconde partie (intitulée "Convoi vers Boulianno"), qui forme la partie la plus longue du livre, est le récit de cette quête qui mène un petit groupe de trois personnes (le narrateur, Bébert et Man Delcas, une vieille femme qui maîtrise l’art de la vannerie) vers trois cases créoles, chacune susceptible d’être la dernière demeure de Boulianno. Ces cases, dont la conception et la localisation reflètent l'histoire des Antilles, sont en pleine jungle (tant il est vrai que la Martinique, qui fut surnommée par Christophe Colomb l’île aux fleurs, est très densément boisée et couverte d’une végétation luxuriante) et difficilement accessibles. Très rapidement, cette ascension devient symbolique d’un retour aux sources, comme si la forêt primitive abritait aussi des racines identitaires. Et c’est cette importance accordée à la forêt qui constitue la singularité du récit, par rapport à l’essai Le conteur, la nuit et le panier où la parole restait encore enclose dans le carcan de la plantation esclavagiste, comme si la forêt était la véritable matrice profonde de l’identité antillaise, où s’était accomplie la triple rencontre, mélange d’alliance et de confrontation, des amérindiens caraïbes (dont la présence est très forte dans le récit, par leur relation à la forêt mais aussi à la vannerie, qui recèle des signes de pouvoir), des nègres marron qui y retrouvaient leur liberté et, également, des colons français qui avaient pris possession de l’île. La description de la marche vers Boulianno n’est pas réaliste d’une progression dans la jungle ; même si Chamoiseau évoque le chemin perdu dans l'entrelacs des racines (une trace infime qu'on suit par intuition du chemin autrefois suivi par les "nègres marron") et la fatigue du corps, il s’agit clairement d’un cheminement spirituel où chacun retrouve son identité profonde, que Boulianno leur avait déjà dévoilée sans qu’ils en prennent pleinement conscience. Car tous trois, Bébert, Man Delcas et le narrateur portent en eux des secrets et des doutes, et la lumière d’une vérité née de la rencontre avec Boulianno. La jungle de Martinique devient un lieu métaphysique où s’incarnent toutes les potentialités de la Parole et Chamoiseau, qui ne cesse de clamer dans chacun de ses livres son rêve d’une langue capable de parler toutes les langues et d’une fusion des imaginaires dans le Tout Monde, brasse toutes les époques et toutes les cultures. Dans les brumes qui stagnent autour d’eux, semblent se mouvoir les fantômes des indiens caraïbes et toutes les créatures des contes et légendes africains, les monstres des histoires gothiques, les héros des mythologies grecques et nordiques ...et même le Lapin Blanc de Lewis Carroll ! Chamoiseau se permet aussi de se réapproprier, en glissant quelques piques subtiles qui m’auraient sans doute échappé si je n’avais vécu deux ans en Martinique, certains symboles de revendication identitaire comme les trois couleurs rouge-vert-noir…

La troisième partie, la plus courte et intitulée "Gloriyé Boulianno", est celle de la révélation, comme une apothéose. Je ne dévoilerai pas, pour ne pas gâcher le plaisir de lecture, comment Boulianno sera retrouvé dans l’une des cases, qui semblent toutes trois – surtout la dernière - au croisement de plusieurs dimensions, comme un lieu en état de superposition quantique (la physique quantique étant l’une des clefs de lecture du monde par Bébert !) mais les rôles de l’ « anecdote » et de Populo, qui se sont mis en marche à la suite de nos trois protagonistes, prennent une importance croissante au cours du récit, qui devient aussi celui d’une initiation et d’une révélation à soi-même, qui fait s’effondrer les préjugés. Il serait exagéré de parler de « féminisme » dans la conclusion du récit mais Man Delcas (riche d’un éventail tressé d'un signe de pouvoir qui lui fut autrefois donné par Boulianno) et l’ « anecdote », enfin nommée Anaïs-Alicia (qui était aussi celui d’un personnage important du roman « Biblique des derniers gestes », que je n’ai pas lu mais que mon épouse, lectrice fervente de Chamoiseau, considère comme un chef d’œuvre à l’égal des plus grands romans de Garcia Marquez), seront les deux qui toucheront du doigt la vérité de Boulianno. Elles mettront son corps en pleine terre, afin qu’il puisse prendre racine et véritablement refleurir, faisant triompher la vie sur notre condition d'être mortel, tandis que souffle le vent du nord, froid comme la Mort qui passe et s’éloigne…

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