Il y a deux semaines, le quotidien « France-Antilles », dans son édition de la Martinique, interviewait Raphaël Confiant à propos de son « Dictionnaire créole martiniquais-français » publié aux éditions Ibis Rouge (Guyane). L’auteur expliqua comment il avait travaillé pour aboutir à cet énorme ouvrage de 1.447 pages, comportant 2 volumes et environ 15 entrées, la plupart d’entre elles étant exemplifiées à l’aide d’une citation d’un auteur créolophone martiniquais…
FRANCE-ANTILLES : Enfin un dictionnaire du créole martiniquais : un travail de longue haleine ?
R. CONFIANT : Ce travail m’a pris plus de quinze ans de ma vie, mais pas de manière continue évidemment. J’ai toujours eu de multiples autres activités qui m’ont empêché de le mener à bien plus tôt. Je n’aurais fait que cela, il m’aurait fallu moitié moins de temps. C’est vrai que le seul créole à ne pas disposer d’un dictionnaire à ce jour était le créole martiniquais. Certains d’entre nous avaient presque fini par en faire une sorte de complexe. Il faut dire que nous, les créolistes martiniquais, et notamment le GEREC, étions occupés toutes ces dernières années à des tâches que nous estimions plus urgentes comme la mise sur pied d’une Licence de créole à l’Université ou la fabrication de « Guides » pour le CAPES de créole.
FRANCE-ANTILLES : A quel public s’adresse ce dictionnaire ?
R. Confiant : Il s’adresse à tous les Martiniquais, pas uniquement aux élèves et étudiants ou aux intellectuels. Notre langue et notre culture sont en perte de vitesse depuis deux décennies et je pense que l’existence d’un dictionnaire peut être une pierre qui permettra de consolider l’édifice, fut-il bien ébranlé. Un dictionnaire est toujours le reflet d’une mémoire collective dans le sens où la langue est un bien commun. Elle n’appartient à personne en particulier. Chacun trouvera ce qu’il cherche dans un tel ouvrage.
FRANCE-ANTILLES : Militant de la cause créole depuis de très longues années, ce dictionnaire constitue-t-il un aboutissement de votre engagement ou une prolongation ?
R. CONFIANT : Dans ce genre de combat, il n’y a ni aboutissement ni prolongation. Il s’agit d’un combat sans fin et hélas, d’un combat contre nous-mêmes, Martiniquais. Car ce n’est plus l’Etat français qui s’oppose à l’épanouissement du créole, c’est nous-mêmes ! J’en veux pour preuve la disparition des journaux télévisés en créole sur nos deux principales chaînes de télé, la faible place de la revendication linguistique dans les programmes des partis autonomistes ou nationalistes contrairement à ce qui se passe en Corse, au pays basque ou en Kabylie par exemple, le désintérêt des parents d’élèves quant à la possibilité qui est désormais offerte à leurs enfants d’étudier le créole comme matière optionnelle dès le collège, l’énorme difficulté à publier des ouvrages en créole etc…Bref, la liste serait longue de nos impérities en la matière. Parfois, je l’avoue, je sens le découragement me gagner…
France-ANTILLES : Quelle est sa particularité en dehors qu’il traite
spécifiquement du créole martiniquais ?
R. CONFIANT : Mon dictionnaire a été constitué à partir de deux types de source : des sources orales et des sources écrites. Cela m’a permis de récolter près de 20.000 mots. S’agissant des sources orales, j’ai profité des enquêtes ethnographiques que je menais dans les domaines de la canne à sucre ou du magico-religieux, entre autres, pour recueillir des mots ou vérifier leur signification. Quant aux sources écrites, je crois avoir dépouillé tout ce qui s’est écrit en créole martiniquais depuis qu’en 1846, un Béké, François-Achille Marbot, a publié une traduction en créole des fables de La Fontaine sous le titre « Les Bambous—Fables de La Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur ». La particularité de mon dictionnaire par rapport à ceux qui existent dans les autres créoles, c’est que justement, j’ai illustré chaque mot avec une phrase tirée d’un texte écrit par un auteur créolophone. J’ai en quelque sorte suivi l’exemple du dictionnaire Littré pour le français. Et puis, il faut ajouter qu’à côté des mots et de leurs significations, on y trouvera aussi des synonymes, des expressions idiomatiques, des proverbes etc…
FRANCE-ANTILLES : Comment est-il reçu par le public, tout au moins juste
après sa publication ?
R. CONFIANT : Très chaleureusement ! Il y a des gens qui tiquent sur son prix, mais il s’agit d’un gros ouvrage de plus de 1.400 pages, comportant 2 volumes et une couverture reliée. En fait, je crois que cet ouvrage était très attendu et que quel que soit l’auteur, il aurait reçu exactement le même accueil. On retrouve là toute l’ambivalence qui nous habite, nous, Martiniquais : nous sommes à la fois très fiers de notre langue et de notre culture créoles tout en étant très méfiants quant à son introduction trop poussée dans le système scolaire et les médias. Peut-être que celui qui achètera ce dictionnaire de bon cœur ne sera pas, dans le même temps, très chaud pour que son collégien de fils choisisse le créole comme matière optionnelle. Il le dirigera plutôt vers le latin ou l’informatique. Je reste persuadé que c’est cette ambivalence permanente qui nous empêche de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.
FRANCE-ANTILLES : Une pierre de plus dans l’édification de l’identité culturelle
créole. Qu’espérez-vous de ce dictionnaire ?
R. Confiant : Vous savez, je suis plus dans le non-espoir que dans l’espoir. Mon dictionnaire, tout comme les ouvrages publiés par les éditions Lafontaine, les œuvres littéraires de Daniel Boukman ou Térez Léotin, la Journée du Créole, la Dictée créole, ou encore la licence de créole et le CAPES de créole etc…, tout cela est fort bien, mais cela ne permettra que de freiner le déclin, de ralentir l’inéluctable. En fait, la question du créole est désormais entre les mains des politiques. Seule une action politique vigoureuse pourra stopper le déclin en cours et enclencher un processus de reprise, de revitalisation de la langue. On a l’exemple de la Catalogne espagnole où en moins de quinze ans, le gouvernement autonome a réussi à inverser la tendance qui faisait que le catalan ne cessait de reculer face à l’espagnol. Il faut d’urgence un Office Régional du Bilinguisme sinon le créole est condamné à terme.
FRANCE-ANTILLES : Peut-on s’attendre à une actualisation de son contenu ? Si oui, quelle en sera la périodicité ?
R. CONFIANT : Oh non ! Certainement pas. J’ai passé trop de temps sur ce dictionnaire. J’ai donné ! Aux nouvelles générations de prendre la relève, si elles estiment que cela en vaut la peine, et de faire mieux que moi ! Je vous l’ai déjà dit : j’ai d’autres activités, notamment politiques, écologistes, littéraires, universitaires etc…tout aussi importantes que mon activité de lexicographe.
FRANCE-ANTILLES : Travail en commun ou travail solitaire ?
R. Confiant : Les deux ! J’ai travaillé à la fois de mon côté et au sein de mon groupe de recherches à l’Université, le GEREC, groupe qui s‘est fondu depuis la réforme des universités dans un groupe plus vaste appelé CRILLASH. J’en profite de l’occasion pour remercier la trentaine de personnes qui a accepté de relire et de relever les fautes, coquilles et oublis que contenaient forcément ces 1.400 pages. Ce fut pour elles un véritable travail de bénédictin.
FRANCE-ANTILLES : Quelles sont les difficultés inhérentes à un tel travail ?
R. CONFIANT ; Incontestablement le fait que le Martiniquais s’imagine tout savoir du créole. Je parle créole, donc personne n’est en droit de m’expliquer ceci ou cela ! Appliqué à d’autres langues, notamment le français, une telle attitude serait risible, mais bon…En général, je cloue le bec de ces « gran-grek » autoproclamés en leur demandant de m’expliquer pourquoi il y a redoublement du verbe dans une phrase comme « Rivé i rivé, i mandé an labiè ». Là, la personne reste bouche bée ! Elle balbutie quelle que chose avant d’avouer, à contrecoeur, son ignorance. Et là, je lui explique que comme toute langue, le créole a été étudié par des scientifiques au niveau de sa phonologie, de sa syntaxe, de son lexique etc…, qu’ils y ont mis des années, et que n’importe qui, sous prétexte qu’il parle créole, ne peut s’autoproclamer créoliste. On ne peut pas se dire angliciste ou germaniste si l’on n’étudie pas l’anglais ou l’allemand. Eh bien, c’est pareil pour le créole ! Combien de fois n’ai-je pas entendu, au cours de mes enquêtes, des gens me dire, d’un ton très docte, que « chatwou » (poulpe) était un mot caraïbe, tout ça parce que par pur hasard, il entre en résonance phonétique avec des mots, eux authentiquement caraïbes, comme « kouliwou » (chinchard) ou « balawou » (espadon). En fait, « chatwou » provient du normand « satrouille » qui signifie « poulpe »…
FRANCE-ANTILLES : A-t-il été facile de trouver un éditeur pour un tel ouvrage ?
R. CONFIANT : Dès le départ, Jean-Louis Malherbe et les éditions Ibis Rouge se sont montrés d’accord pour prendre le risque. Car il s’agit là d’un gros, d’un énorme risque financier. Fabriquer un ouvrage de 1.400 pages relié coûte les yeux de la tête ! Donc soit ça passe, soit ça casse. Je veux dire que soit Ibis Rouge parvient à écouler un nombre suffisant de dictionnaires pour rentrer dans ses fonds et peut-être faire un petit bénéfice, soit il n’y parvient pas et là, c’est la maison d’édition qui se cassera la figure. Ce serait très grave pour l’écrit antillo-guyanais, car cet éditeur est devenu incontournable même si les éditions Lafontaine, K. Edision et les éditions Jasor en Guadeloupe font aussi du bon travail.
FRANCE-ANTILLES : Quel sera le déroulé de cette soirée de présentation ?
R. CONFIANT : Je parlerai de manière plus précise des différentes étapes ayant conduit à la réalisation du dictionnaire, j’expliquerai les problèmes rencontrés, les solutions apportées etc…et puis le public pourra prendre la parole.
( propos recueillis par Rodolf Etienne )
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