Au-delà de la simple notation des sons

Raphaël CONFIANT

   Créée en 1975 par Jean Bernabé en 1975, la graphie du créole pour les Petites Antilles (Guadeloupe, Dominique, Martinique, Sainte-Lucie) et la Guyane a fini par s'imposer et a subi depuis deux remaniements. 

  Ce ne fut pas tâche facile car depuis le milieu du 18è siècle, notamment à Saint-Domingue (devenue Haïti), le créole a été couché sur le papier par des poètes blancs créoles, chose normale puisque le Code Noir (1685) interdisait l'apprentissage de l'écriture et de la lecture aux esclaves. Napoléon Bonaparte s'est même fendu d'une demi-douzaine de "Proclamations" en créole visant à inciter les Noirs, devenus libres au moment de la Révolution française, à regagner les plantations de canne à sucre. Par la suite, aux 19è et première moitié du 20è, les fables de La Fontaine furent traduites en créole dans quasiment tous les pays créolophones (en particulier Les Bambous. Fables de La Fontaine travesties en patois créole par un vieux commandeur du Béké martiniquais François-Achille Marbot lequel n'était pas planteur mais magistrat).

 

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   Ce n'est qu'à partir du 20è siècle qu'aux Petites Antilles et en Guyane, les Mulâtres et les Noirs investirent l'écriture en créole, chose certes tardive mais là encore, tout à fait compréhensible, la maîtrise du français après l'abolition définitive de 1848 devenant l'un des moyens d'échapper à l'emprise de la caste békée. Ainsi, en Guadeloupe, on eut la création de l'ACRA (Académie Créole Antillaise) avec Rémy Nainsouta, Gilbert de Chambertrand, Bettino Lara et autre Germain William. En Martinique parut le monumental Fab Compè Zicaque de Gilbert Gratiant qui rompait pour la première fois avec le modèle lafontainien.

 

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   Jusqu'au milieu du 20è siècle, seule la graphie dite "étymologique" c'est-à-dire calquée sur le français fut donc en usage. Par exemple, ce qu'aujourd'hui nous écrivons "antan lontan" était "en temps longtemps". Or, chacun connaît l'extrême complexité de l'orthographe du français (calquée sur celle du latin) et la réutiliser pour le créole était un vrai casse-tête d'autant que la graphie étymologique ne fut jamais normalisée. Chacun écrivait à sa manière et souvent dans le même texte, on trouvait deux, voire trois graphies différentes pour le même mot à quelques lignes d'intervalles. Par exemple, "pôte-plime" et plus loin, "pote-plim" ou "potte-plime". La création d'une graphie normalisée par Jean Bernabé en 1975 vint mettre un terme à cette anarchie mais se heurta au conservatisme de certains qui y voyait une démarche "indépendantiste" parce qu'elle rompait avec l'orthographe française. Même Edouard Glissant, dans "Le Discours antillais (1981), lui infligea quelques coups de griffe, disant que cette graphie "ressemble à du grec" avec tous ses "Y" et "Z". 

   C'est le surgissement d'une petite révolution littéraire, la révolution créolisante pourrait-on dire, qui finit par imposer la graphie-Bernabé ou graphie-GEREC du nom du groupe de recherches qu'il dirigea pendant près de quatre décennies à l'ex-Université des Antilles et de la Guyane. En effet, des poètes, des dramaturges, des nouvellistes et quelques romanciers s'emparèrent de ladite graphie pour rédiger leurs oeuvres : Sony Rupaire, Hector Poullet, Benzo, Max Rippon, Alain Rutil etc... pour la Guadeloupe ; Mochoachi, Joby Bernabé, Raphaël Confiant, Térez Léotin, Georges-Henri Léotin, Jala, Serge Restog, Eric Pézo etc...pour la Martinique ; Elie Stephenson pour la Guyane. Dès lors, la graphie étymologique (inspirée du français) était morte et enterrée ! Et tout un chacun se mit dès lors à dire "le créole est facile à écrire car on écrit ce que l'on entend". C'est à la fois vrai et faux car, par exemple, le grand public confond "son" et "phonème", chose qu'il serait trop long à différencier dans le présent article. Toujours est-il que la graphie-GEREC se généralisa et elle est utilisée non seulement dans la Licence et le Master de créole de l'Université des Antilles, mais aussi pour les concours que sont le CAPES de créole (2000) et l'Agrégation de créole (2022). 

   De plus, alors que les nouvelles technologies, notamment les réseaux sociaux sont décriés, ils représentent une chance inespérée pour les locuteurs (et scripteurs) des langues dominées. En effet, sans WhatsApp, Facebook Instagram etc..., quand un Antillais moyen aurait-il l'occasion d'écrire en créole ? Or, grâce à ces nouveaux outils, les SMS ou les posts en créole se sont multipliés et cela a grandement facilité à la fois l'acceptation de la graphie-Bernabé mais aussi son utilisation par le plus grand nombre. Les institutions publiques comme les collectivités et les entreprises se sont alors mises au créole. Il n'est pas rare de tomber sur des affiches, banderoles ou panneaux publicitaires du genre de ceux-ci, chose inimaginable jusqu'aux années 1980 :  

 

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   Une première étape a donc été franchie. Désormais, tout le monde admet que le créole possède sa propre graphie et que celle-ci ayant été normalisée, se doit d'être respectée de même que chacun s'efforce de respecter l'orthographe du français. Mais le temps est venu d'aller plus avant et d'entrer dans les détails de cette graphie en ne se contentant pas du "un son correspond à une lettre". Trois exemples : la ponctuation qui, pour une graphie phonético-phonologique, se doit d'être plus abondante et plus stricte que pour une graphie étymologique ; les mots composés nombreux en créole (faut-il écrire met a manyok, met-a-manyok ou metamanyok ?) ; les homophones que nous examinerons dans le présent article.

   Prenons un exemple : "Yich Albè a sé an gwo lous" (Littéralement : "le fils d'Albert est un gros ours"). Or, dans cette phrase on doit s'interroger sur l'expression "gwo lous" qui, à première vue, nous parait évidente. Faussement évidente, en fait. Car si on dit "Gwo lous-la pa té lé tann mach bomaten-an" (Le gros ours ne voulait rien entendre ce matin), on se rend compte qu'il n'est aucunement question de l'animal des forêt canadiennes. Il est question de quelqu'un qui a une forte corpulence ! Le français regorge de termes pour exprimer cet état : replet, rondelet, ventripotent, ventru, pansu, dodu etc... Il convient donc de distinguer graphiquement l'ours de la personne corpulente. Comme suit :  

 

   . Té ni dé gwo lous adan flim-la (Il y avait deux gros ours dans le film).

 

   . An gwo-lous vini fè lestonmak anlè nou (Un type corpulent a essayé de nous impressionner). 

 

   Dans le deuxième cas, il convient par conséquent de mettre un tiret entre gwo et lous. Et les exemples de ce type sont nombreux :  

 

   . vié-rev (cauchemar) et vié rev (rêve ancien). 

 

   . jenn fi (fillette) et jenn-fi (fille vierge).

 

   . ti mons (enfant turbulent) et ti-mons (personnage de la mythologie créole censé permettre à son propriétaire d'obtenir de qu'il veut).

 

   . koko sek (noix de coco sèche) et koko-sek (chauve) etc.. 

 

   Alors, d'aucuns diront que cela impose une charge cognitive trop lourde au scripteur. Sauf que ladite charge est cent fois plus lourde s'agissant de l'orthographe française et que ça ne dérange personne ! Il faut en finir avec l'antienne "Le créole est facile à écrire. Il suffit de noter les sons que l'on entend". La graphie d'une langue étant un artefact, une chose artificielle, fabriquée, il n'existe pas de langue facile à écrire. Chacune a ses propres difficultés et impose sa propre charge cognitive. En chinois, il aurait fallu connaître environ 2.000 idéogrammes pour pouvoir lire le présent article contre 26 lettres en français et 24 en créole, mais pourtant les enfants chinois apprennent à lire et à écrire sans difficulté. De même pour l'arabe qui ne note pas les voyelles. Une graphie est difficile quand on ne l'a pas apprise à l'école, rien d'autre ! 

   Chaque écriture d'une langue a ses propres complexités lesquelles ne sont pas comparables. Ainsi, en français, la ponctuation, si essentielle en créole, n'est pas absolument indispensable. Il existe des romans de 200 ou 300 pages en français qui sont totalement dépourvus de ponctuation tel que Paradis (1981) de Philippe Sollers ou Mort aux girafes de Pierre Demarty (2021). En créole, ce serait là chose impossible à lire ! Nous aborderons donc dans un prochain article la question de la ponctuation créole qui ne peut être apprise là encore qu'à l'école et qui est l'un des points faibles du formidable mouvement d'écriture en créole qui s'est développé sur les réseaux sociaux depuis une vingtaine d'années...

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