Le concept de « bibliothèque troisième lieu » n'est pas tout récent : il apparaît aux États-Unis au début des années 1980, sous la plume de Ray Oldenburg, sociologue urbaniste. Selon lui, le troisième lieu se distinguait du premier, le domicile, et du second, le lieu de travail, et devenait un espace où se sociabiliser. Son application aux bibliothèques et aux projets d'établissements reste toutefois contestée : une tribune anonyme, qui n'est visiblement pas étrangère au cas des bibliothèques de la ville de Grenoble, le prouve encore une fois.
Nous reproduisons ci-dessous l'intégralité de cette tribune, publiée à l'origine à cette adresse.
Avec le concept de "troisième lieu" ou "Tiers lieu", il s’agit, en façade, de rendre les bibliothèques plus accueillantes en les rapprochant d’un salon chaleureux où l’on viendrait boire un café et papoter. On pousse les étagères, on ajoute un canapé violet, on peint un mur en vert anis et le tour est joué ?
De quoi la "bibliothèque troisième lieu" est-elle le nom ?
En fait, personne ne le sait vraiment... A Grenoble, on se souvient d’une réunion de "concertation" houleuse à la bibliothèque Alliance, où un bureaucrate de la mairie avait sorti le concept d’un chapeau, sans le maîtriser ni être capable de l’expliquer. Ce n’est pas une exception : la "bibliothèque troisième lieu", c’est le truc à la mode chez les managers des biblis.
En fait, l’idée de "troisième lieu" ou "tiers lieu" vient d’un livre de Ray Oldenburg, un sociologue américain. Il a été popularisé en France par Mathilde Servet, une "catégorie A" de la fonction publique (une cheffe), qui en a fait son mémoire de fin d’études à l’ENSSIB (Ecole Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques).
Depuis, tout le monde emploie le concept comme formule magique pour dépoussiérer cette pauvre vieille institution des bibliothèques... Problème : le livre d’Oldenburg n’est même pas traduit en français (il n’est par exemple disponible dans aucune bibliothèque à Grenoble), et personne ne semble avoir lu le mémoire de Servet (et ce n’est pas son allocution de 10 minutes chrono à Minatec en 2016 sur le thème des "bibliothèques du futur" qui a pu éclairer qui que ce soit). Autrement dit : on parle - et on transforme les biblis - sur du vide. La bibliothèque troisème lieu c’est avant tout une mode.
C’est moins de livres, plus de... vide. Justement, un des points importants dans le concept de "bibliothèque troisième lieu", c’est qu’il faut faire de la place. Les livres, c’est trop encombrant, voire oppressant. Une bonne connexion internet serait tout de même beaucoup plus adéquate. Il faut virer toutes ces sales étagères remplies de papier pour finir de mettre tout le monde devant des écrans.
Car la bibliothèque troisième lieu, c’est le tapis rouge pour assassiner le livre au profit des technologies numériques. Ainsi, on considère que des dictionnaires ou des abonnements à des journaux ne servent à rien et coûtent trop cher, mais on est prêt à mettre des milliers d’euros dans la construction de "fablabs" (des laboratoires de fabrication sous perfusion numérique) dans les bibliothèques.
C’est une arnaque inspirée du marketing. "Rendre les espaces attractifs", "innover", "diversifier les usages"... on peut bien parler d’un hall de gare, d’un supermarché ou d’une bibliothèque, ce sont les mêmes concepts de vente qui sont à l’oeuvre. Tout doit glisser, être fluide et facile, ne pas demander trop de réflexion.
L’inverse de la lecture ? Peu importe ! La disposition des étagères, le nombre de livres, les têtes de gondoles, la circulation dans l’espace... : les nouvelles bibliothèques se construisent en fonction de critères dictés par le marketing. On répète d’ailleurs dans les formations de bibliothécaires qu’il faut passer de "la logique de l’offre à la logique de la demande". Les bibliothèques n’ont pourtant rien à vendre, pas même une "ambiance" comme l’affirment certain.e.s, et les usagers ne veulent probablement pas qu’on les considère comme des pigeons à plumer. La bibliothèque troisième lieu c’est prendre les usager-e-s pour des con-ne-s.
C’est une méthode de management. Ces logiques néolibérales à l’oeuvre dans tous les services publics ont toutes en commun une autre idée force : il faut virer les fonctionnaires, et à défaut les pousser à bout avec des méthodes d’encadrement absurdes. La "bibliothèque troisième lieu", c’est par exemple une plus grande amplitude horaire... avec moins de personnel. Et puisque tous ces livres et leur classement sont devenus inutiles, la bibliothécaire devient "infothécaire" ou mieux, "médiatrice numérique" : elle passe sa journée devant un écran à se décérébrer sur internet pour réaliser des "expositions virtuelles" ou alimenter un compte Facebook. La bibliothèque troisième lieu c’est la destruction du métier de bibliothécaire.
C’est un service public... privé. Sortez les kleenex : si on démantèle des bibliothèques, c’est-à-cause-de-la-baisse-des-dotations-de-l’Etat, c’est à cause que y’a plus de sous dans les caisses (mais ça dépend lesquelles, on va le voir). On ne peut pas faire autrement. Par contre, ce que certain.e.s peuvent vous conseiller pour faire tourner votre bibliothèque troisième lieu avec moins de personnel, moins de livres et moins de thunes c’est de "créer des partenariats innovants" : mécénat, fonds privés, soyez créatifs que diable ! Un coin "Dassault News" pour les magazines, un "Salon Google" pour les mercredi après-midis de folie devant un écran... avec le risque que le service ferme le jour où un patron quelconque veut aller s’amuser ailleurs. Nous n’avons donc pas affaire à une idée sympathique, un peu farfelue, pour améliorer les bibliothèques. La bibliothèque troisième lieu, c’est la destruction de la lecture publique par les logiques marchandes.
Bonne nouvelle ! Une équipe de scientifiques américains qui a réalisé une étude ultra-poussée vient de publier ses résultats : après avoir transformé bon nombre de bibliothèques en parcs d’attractions, il semblerait que les gens demandent finalement à... pouvoir y emprunter des livres.
NB : L'étude évoquée ci-dessous n’existe pas. « C’était une façon pour moi de terminer le texte en rigolant du fait qu’on ressent trop souvent le besoin d’une "étude" ou d’une quelconque source "scientifique" pour légitimer un argumentaire politique... », précise l'auteur.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
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