« Les Derniers Jours de Richard Wagner », de Roland Brival ou les questions brûlantes d’identité raciale

Grâce à un savant exercice d’emboîtements, superposant les époques et les narrations, l’écrivain martiniquais narre les tâtonnements d’un romancier.

Ecrivain, poète, dramaturge, artiste, Roland Brival enrichit la création caribéenne depuis plus de quarante ans par ses multiples talents. Précurseur depuis les années 1970-1980 de spectacles mêlant arts visuels, théâtre et musique, il a toujours aimé surprendre en entremêlant les genres, les lieux et les époques.

Son nouveau roman, Les Derniers Jours de Richard Wagner, n’échappe pas à cette règle. Deux protagonistes s’y côtoient par-delà l’espace et le temps. Le premier, un écrivain d’aujourd’hui dénommé Jérôme Soulanges, en pleine crise d’inspiration. De passage sur son île natale de la Martinique, il fait la découverte, grâce à un ami bibliothécaire, d’un manuscrit datant du XIXe siècle et pour le moins insolite.

Composé d’une série de lettres, le texte est le récit de vie adressé à sa sœur par un certain Barnabé Morel – le second protagoniste – ancien esclave des Antilles libéré lors de l’abolition de 1848 et valet du grand musicien Richard Wagner durant ses derniers mois d’existence. Morel a voyagé à travers le monde jusqu’en Europe. Il raconte la façon dont il est traité sous le toit du compositeur et dans sa ville de Brême, subissant du dédain pour sa condition de domestique doublé d’un racisme persistant.

Mais le niveau d’instruction de Morel suscite bientôt la curiosité de Wagner qui, progressant relativement en « amitié » vis-à-vis de son valet, s’ouvre peu à peu à lui de ses souvenirs professionnels et sentimentaux au point qu’il lui demande de transcrire ses confessions intimes : « M’entends-tu Barnabé, moi, Wagner, l’homme que tous vénèrent comme une idole, j’ai été cette créature indigne, cupide, sournoise, et dont je ne te raconte les méfaits que pour tenter d’en délivrer mon âme. »

Ramené avant toute chose à sa couleur

Frappé par la teneur historique du manuscrit, déconcerté par la relation établie entre le compositeur blanc et son valet noir, Jérôme Soulanges veut saisir cette opportunité pour échafauder un nouveau roman. Il se lance dans des recherches et s’installe tour à tour à Brême puis à Venise sur les traces de Wagner et de Morel. Mais quelle intrigue trouver pour donner vie à un tel projet ? Et comment susciter l’intérêt pour cette surprenante exception relationnelle pour qui connaît la part d’ombre du musicien allemand ?

« Que pouvaient bien avoir de commun les mémoires d’un valet noir et la vie de l’un des plus grands maestros de tous les temps, Wagner, l’homme maudit, ébranlé au firmament de sa gloire par sa réputation sulfureuse d’antisémite et, plus tard, par l’admiration que lui voua Hitler qui voyait dans son œuvre l’inspiration des fondements philosophiques du troisième Reich ? »

Mais Soulanges persiste dans son projet, prenant conscience des réflexions que le manuscrit fait naître en lui, homme métis par ses origines mais qui où qu’il aille dans le monde occidental demeure, en ce XXIe siècle, ramené avant toute chose à sa couleur : « Je suis blanc lorsque je me rends en Normandie chez mes grands-parents maternels (…). Je suis noir lorsque je débarque en Martinique (…). En Europe, où que j’aille, c’est sous les traits d’un Noir que me perçoit l’homme de la rue »

Déjà réticente à l’idée d’un livre évoquant le compositeur allemand, l’éditrice de Soulanges se montre sceptique à l’idée qu’il puisse agiter de surcroît les questions brûlantes d’identité raciale qui lui paraissent par avance réductrices. Le projet littéraire de Soulanges verra-t-il le jour ?

C’est à un savant exercice d’emboîtements que se livre Roland Brival avec ce dix-huitième roman, superposant les époques et les narrations, entremêlant les textes. L’écrivain narre en effet les tâtonnements d’un romancier lui-même penché sur le récit de vie d’un domestique dans lequel s’insèrent les confidences de celui dont il est le scribe… et dont on ne sait si ce dernier a réellement existé !

L’existence d’une hiérarchie raciale

Comme dans un film en costumes d’époque, Brival nous fait appréhender d’une plume précise et subtile l’ambiance des cours et demeures européennes du XIXe siècle. On visualise jusqu’au moindre détail ce contexte et l’on imagine de quel ordre pouvait être « l’expérience noire » quotidienne dans des cercles persuadés, après des décennies de prédation esclavagiste, de l’existence d’une hiérarchie raciale leur donnant supériorité.

Formé au fil de son parcours de vie, éduqué, cultivé, Morel crée la surprise chez ses interlocuteurs et se retrouve, généralement en vain, à devoir lutter contre d’innombrables a priori, comme cette fois où il répond au déni d’un visiteur au sujet du massacre de peuples indigènes lors des voyages de découverte de Christophe Colomb :

« – Il suffit, monsieur Morel ! m’asséna le paltoquet. L’histoire officielle est la vérité généralement reconnue par tous, et vous n’allez pas prétendre en réécrire les pages ! »

– Connaissez-vous, monsieur, cette phrase de Jean-Jacques Rousseau : « Je raconte souvent des fables, mais je ne mens jamais » ? Il me regarda d’un air médusé (…). »

En parallèle, Jérôme Soulanges doit lui aussi défendre maintes fois son projet de roman auprès de son éditrice. On finit par comprendre que la mise en abîme proposée par Brival est porteuse d’une signification qui dépasse la structuration même du roman. En effet, en rapprochant deux périodes temporelles et en montrant l’émotion vive que provoque chez Soulanges le contenu du manuscrit de Morel, l’écrivain souligne l’empreinte persistante du racisme et démontre le recul que l’idée de « races » produit pour l’humanité.

« Le monde qui se prépare réclame de nous une révolution plus radicale encore que celle de la fin de la guerre des sexes : l’abolition du genre racial. Ma traversée de l’identité noire ne m’aura conduit qu’à la découverte d’une identité plus vaste encore, celle que partagent les hommes depuis la nuit des temps et à laquelle renoncer signifierait la perte de toute humanité. » conclut Soulanges.

La place donnée à Richard Wagner n’est alors plus à lire comme une tentative de réhabilitation indulgente du musicien, mais comme une invitation à la nuance. Aucun individu au monde n’est entièrement conduit par le mal ou le bien, nous rappelle Brival. Pas plus que personne au monde ne peut ou ne devrait être réduit à sa seule couleur de peau.

Les Derniers Jours de Richard Wagner, de Roland Brival (Caraïbéditions, 416 pages, 21,30 euros).

Kidi Bebey

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