Edouard Glissant : "La créolisation est un processus universel"

Il était poète, romancier et penseur. L'auteur du "Discours antillais", qui est mort ce 3 février 2011 à l'âge de 82 ans, poursuivait un combat littéraire pour nous libérer de toutes les horreurs identitaires, de tous les faux-semblants de l'ethnie et de la race. A l'occasion de la sortie de "Tout-monde", en 1993, il avait accordé ce grand entretien au "Nouvel Observateur".

Le Nouvel Observateur. Votre nouveau roman «Tout-monde» est un grand voyage dans la langue et la mémoire, voyage dont vous êtes à la fois le chroniqueur, le poète, le déparleur - comme on dit aux Antilles - et l'inventeur. Ce roman fait aussi écho à votre dernier essai «Poétique de la relation». Vous y déployez en écrivain votre propre pensée du monde.

Edouard Glissant. Le roman est pour moi le lieu idéal où peuvent s'échanger les imaginaires et observer ensuite ce qui se passe. Un des personnages de «Tout-monde» a fait successivement la guerre d'Indochine et d'Algérie mais dans sa mémoire tout se brouille et se mélange. Puis, peu à peu, il commence à distinguer les différences. La forêt indochinoise et la jungle lui apparaissent plus maîtrisables que les sables d'Algérie. On peut concentrer en soi la forêt, mais pas le désert. Le désert, il faut toujours l'étendre et mon personnage n'a pas à sa disposition une poétique de la terre infinie. Mon travail d'écrivain, c'est de mettre en relation les lieux, les cultures et les imaginaires du monde. Bref, brasser le «Tout-monde».

Mais vous rythmez aussi en musicien-écrivain les différents temps du «Tout-monde». 

E. Glissant. Le temps, pour nous Antillais, est très important. Mais nous n'aurions jamais pu concevoir une Recherche du temps perdu, parce que ce temps perdu, au fond, nous ne l'avons jamais possédé. Notre temps est un temps éperdu. Il est fait de trous et de manques. C'est cela le temps béant des Antilles.

Mais vous revendiquez cette part obscure du temps. «On n'élucide pas l'obscur», écrivez-vous, et pourtant vous le chérissez. 

E. Glissant. Bien sûr. Je réclame même hautement le droit à l'obscur, qui n'est pas l'enfermement, l'apartheid, la séparation. L'obscur est simplement le renoncement aux fausses vérités des transparences. On a beaucoup souffert des modèles transparents d'humanité supérieure, de degrés de civilisation qu'il faut sans cesse gravir, des Lumières aveuglantes.

C'est la fameuse histoire de Voltaire qui, tandis qu'il défendait Calas, achetait des actions de compagnies négrières. La transparence lumineuse est finalement trompeuse. Il faut réclamer le droit à l'opacité. Il n'est pas nécessaire de comprendre quelqu'un - dans le verbe comprendre il y a prendre - pour désirer vivre avec. Quand deux personnes cessent de s'aimer, elles se disent généralement: «Je ne te comprends plus.» Comme si pour aimer il fallait comprendre, c'est-à-dire réduire l'autre à une transparence.

Mais votre éloge de l'obscur pourrait passer aux yeux de beaucoup pour de... l'obscurantisme?    

E. Glissant. - C'est vrai, on me dit toujours : l'obscur, c'est le retour à la barbarie. Mais je ne prône que le retour à la poésie. Lisez un poème. Vous n'avez pas besoin de le comprendre pour l'aimer. Pis, un poème compris est un poème fini.

Justement, dans ce grand chaos-roman qu'est «Tout-monde», le lecteur est merveilleusement condamné à ne pas tout comprendre mais à se laisser emporter par le flux romanesque. Il vous suit à la trace, mais souvent vous prenez un malin plaisir à le semer. Votre message au lecteur n'est-il pas «Ne vous affolez pas, poursuivez votre lecture»?

E. Glissant. C'est tout à fait ça. J'expérimente la circularité des lieux, des êtres et des situations. Un roman, dans une certaine mesure, relève des sciences physiques, et plus particulièrement des théories du chaos. Les physiciens du chaos affirment qu'on ne peut continuer à mettre le monde en équations rassurantes et linéaires. Il faut reconnaître la globalité circulaire du monde, se mettre délibérément dedans et voir comment ça marche. Le romancier ou le savant ne doivent pas avoir la tentation d'être les démiurges qui, par avance, définissent le monde.

J'écris pour inventer des situations et non pour trouver des clés universelles. Un romancier ne doit jamais chercher à maîtriser le chaos. Le chaos, on s'en émeut, on le craint, mais on ne le contrôle jamais. Notre seule ambition est de découvrir les lieux communs qui unissent les cultures et les hommes. Le chaos-monde, c'est le seul espace où les cultures occidentales peuvent rencontrer les cultures qui ne le sont pas. Mais au moins mettons-nous d'accord pour renoncer au fantasme du tout-contrôle.  

Vous chantez la poétique des «lieux communs» et pourtant dans le langage courant un lieu commun est une idée tellement reçue qu'elle en devient sotte... 

E. Glissant. Le lieu commun en littérature est l'équivalent de l'invariant de la scène du chaos. Il est le contraire de l'universel abstrait. L'invariant me laisse disponible tout en me mettant à disposition. Tout le monde - et je l'ai récemment vérifié lors de la réunion du parlement international des écrivains de Strasbourg - a le pressentiment, le désir et le besoin du «tout-monde». C'est le besoin d'aller à la rencontre de quelque chose d'impalpable qui pourrait nous libérer de toutes les horreurs identitaires, de tous les faux-semblants de l'ethnie ou de la race, de tous les enfermements de l'Histoire, de tous les aveuglements des nationalismes... Tout le monde rêve du «tout-monde». L'idéologie sépare et divise. La seule politique possible est une poétique: celle de l'imaginaire.

La défense militante de la créolité n'est pas votre affaire. Vous, au contraire, êtes un ardent héraut de la créolisation. 

E. Glissant. Mes amis Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau se sont un peu trop hâtés dans leur «Eloge de la créolité»: la créolité, ça ne marche pas ailleurs qu'aux Antilles. La créolisation, elle, n'est pas une essence, mais un processus universel. Malheureusement, les Antillais se sont décolonisés avec le modèle identitaire au nom duquel l'Occident les a colonisés. Il est donc indispensable d'inventer une autre trace que la revendication identitaire. Il faut que nous soyons les inventeurs de nous-mêmes. Cela concerne tout le monde. Et que l'Europe ne nous joue pas la comédie de la fatigue du Vieux Monde!

Chacun revient aux mêmes «lieux communs» que nous devons apprendre à partager. Eux seuls peuvent dérégler les vieilles machines identitaires. Il est incroyable de constater combien de personnes appartenant à des lieux différents de la planète pensent la même chose, posent les mêmes questions au même moment. Tout est dans l'air. Notre plus urgente exigence est celle de l'invention. C'est notre seule parade contre les systèmes et les idéologies.

Le plus beau laboratoire du «Tout-monde», c'est donc la littérature... 

E. Glissant. Absolument. La littérature et l'art en général sont les instruments du «tout-monde». Matta est bien sûr un grand peintre du «tout-monde». Gilles Deleuze et Félix Guattari - à qui est dédié mon roman - , eux aussi sont des penseurs qui partagent ce goût de la trace.

Votre plaisir d'écrivain ou de poète, c'est de pister des traces qui n'existent pas encore ou qui sont en train de se faire? 

E. Glissant. Les nègres marrons, qui tentaient dans les forêts antillaises de fuir l'esclavage, frayaient une trace qui ne laissait aucune... trace, de peur que le maître ne les rattrape. Les esclaves, appartenant à cent ethnies africaines différentes, n'avaient rien en commun, sinon la mémoire collective de la trace. Tous ont gardé en eux la trace fondamentale des musiques africaines et, grâce à elles, ont inventé, recomposé une matière inédite et imprévisible qui s'appelle le jazz. Pour ce faire, ils ont détourné les instruments des maîtres de leurs fonctions originelles - contrebasse, saxophone.

Le jazz émeut la planète entière parce qu'il est principe d'improvisation du «tout-monde». Les langues créoles et les musiques de jazz sont des traces frayées par une Amérique qui s'invente. Toutes les cultures du monde sont invitées à cette fête de la créolisation. A Strasbourg, des écrivains japonais sont venus me voir. Cela fait longtemps qu'ils s'interrogeaient sur l'origine de leur langue. Finalement, ils ont découvert que le japonais est une langue créole. Ils m'ont donné leur livre. Il s'appelle «Créolismes». C'est incroyable.

La créolisation, selon vous, n'a rien à voir avec quelques synthèses plus ou moins habiles. Elle doit avant tout produire de l'inédit. 

E. Glissant. Bien sûr. C'est un dépassement. Le monde entier est métissé, mais il n'en a pas conscience. Prendre véritablement conscience du métissage, c'est la valeur ajoutée de la créolisation. Il y a des métissages sans créolisation, mais pas le contraire. C'est pour cela que je suis hostile à la créolité, qui est une prison, comme la latinité, la francité ou la négritude. Le chaos-monde va à une vitesse telle que nous pouvons à peine le suivre.

Dans «Tout-monde» vous décrivez les «pacotilleuses», ces femmes caraïbes qui, d'île en île, dans une pagaille de paquets et de cartons, transportent des monceaux de marchandises. Et vous écrivez: «Disons, ce sera pour me vanter, que je suis le pacotilleur de toutes ces histoires réassemblées.» 

E. Glissant. Il faut remettre en valeur les petits riens dépréciés. Toutes les philosophies de l'Histoire sont insuffisantes car totalisantes. C'est un éclatement permanent. Il faut vivre l'imaginaire de l'éclatement du monde et abandonner l'idée qu'on invente pour soi. On invente avec tous les pacotilleurs du «tout-monde». Eux savent partager l'invention du monde. Ils se servent partout, sans illusion totalisante.

Les écrivains antillais aiment à accumuler les énumérations, les listes de mots différents qui désignent pourtant la même chose. D'où vient cette passion créole de «lister»? 

E. Glissant. Le créole donne spontanément plusieurs noms aux mêmes choses. Les modes de prolifération sont nos modes d'expression. Les listes que l'on retrouve chez notre plus grand écrivain créole, qui s'appelle Saint-John Perse, c'est le refus luxuriant de l'absolu métaphysique. L'art classique avait inventé la perspective, la profondeur de l'absolu. Le baroque, lui, a découvert l'étendue et la prolifération. Le baroque, qui était pourtant une réaction, est, peu à peu, devenu naturel. Notre condition aujourd'hui est baroque et proliférante.

Pourtant votre morale ultime est celle du renoncement, ce que vous appelez l'art de la fugue. 

E. Glissant. Oui, je revendique le renoncement poétique. C'est la condition première pour luttter contre les horreurs engendrées par les guerres ethniques et nationales. Au fond, nous sommes tous les ethnologues de nous-mêmes. Aujourd'hui, il n'y a plus d'un côté les ethnologues qui observent le monde, et de l'autre les «ethnologisés». Notre rôle est de fouiller dans l'imaginaire et la langue, provoquer toutes les sortes de voyages possibles, utiliser le poétique, le narratif, le philosophique, le romanesque et dépasser tous les cloisonnements. Notre programme est inédit: il faut mettre en relation la Diversité du monde. Pour moi, écrire un poème, créer des personnages, imaginer des histoires ou exprimer des idées, c'est la même chose.

Le lecteur de «Tout-monde» ne sait jamais quelle est la part autobiographique ou inventée du roman. 

E. Glissant. Tout y est volontairement mêlé. Des noms réels et imaginaires, des vivants et des morts, des lieux visités ou imaginés s'y rencontrent, car je cherche à amasser l'imprévisible du monde. J'aime aussi brouiller les pistes, brouiller les traces, car peu importe de savoir exactement qui est qui ou qui fait quoi.

Est-ce une créolisation de la mémoire? 

E. Glissant. On peut dire les choses comme ça. Ce n'est pas un hasard si, à mes yeux, les deux plus grands écrivains créoles ont pour nom William Faulkner et Saint-John Perse.

Et Victor Segalen ? 

E. Glissant. Bien sûr, c'est l'un des plus grands. Il a eu l'intuition fondamentale de tout ce qui se passe aujourd'hui. C'est un scandale qu'il soit si peu lu en France. Claudel et Saint-John Perse, qui lui doivent tant, n'ont jamais eu le courage de reconnaître leur dette à son égard. Relisez «Stèles» ou «les Immémoriaux». C'est extraordinaire.

Je mets la dernière main à un essai qui aura pour titre «Faulkner, Mississippi». J'en ai testé quelques thèmes devant des auditoires d'étudiants afro-américains. Quand je leur disais que Faulkner est, selon moi, le plus grand écrivain du siècle, c'était à chaque fois des hurlements. Pour eux, il incarnait le sudiste raciste, exécrable par excellence. J'avais beau leur dire que Toni Morrison utilisait à merveille toutes les techniques de construction romanesque à la Faulkner, ils ne voulaient rien entendre. L'afro-centrisme aujourd'hui ne suffit plus. Il serait temps que ces étudiants noirs américains se tournent vers les principes de créolisation.

Vous publierez prochainement un recueil de poèmes «les Grands Chaos» et un essai «Traité du Tout-monde». Sont-ils des prolongements de votre roman?

E. Glissant. Bien sûr. Je rêve d'ailleurs de créer une revue qui pourrait s'appeler «la Nouvelle Revue du Tout-monde» et serait le champ d'expérimentation de ces nouvelles pratiques mondiales et créoles de la littérature et de la pensée; un lieu commun pour les aventures de la langue. Un lieu de l'imprévisible.

Propos recueillis par Gilles Anquetil

Tout-monde, par Edouard Glissant,
Gallimard, 522 pages, 24 euros

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