Entendre la voix des de ceux qui n'ont pas de voix

Raphaël Confiant

Rubrique

       Voici un livre utile à lire sans délai et cela d'abord et avant tout pour les quinze témoignages d'homosexuels (-les) martiniquais (-es) et guadeloupéens (-nes) qu'il contient ! Il s'agit, en effet, d'un sujet qui a assez peu intéressé nos psychologues, anthropologues, sociologues et historiens antillais jusqu'à ce jour.

       La souffrance exprimée par ceux qu'en créole on nomme makoumè pour les hommes et zanmi pour les femmes a de quoi véritablement sidérer. Il leur a fallu d'abord se rendre à l'évidence qu'ils et elles étaient différents des autres et ladite découverte s'est faite le plus souvent à l'adolescence qui, comme chacun sait, est l'une des périodes les plus compliquées, voire difficiles, dans la vie d'un être humain. Puis, il leur a fallu dissimuler cette différence au sein de leurs familles et d'une société massivement hétérosexuelle d'une part et très hostile, de l'autre, à l'homosexualité, souvent pour des raisons religieuses. Dissimulation difficile, comme ces témoignages nous le font comprendre, si difficile qu'elle peut parfois s'étendre sur toute une vie, l'homosexuel (-le) décidant de faire semblant c'est-à-dire de se ranger à la "normalité" ambiante jusqu'à se marier et faire des enfants. Sinon il y a l'attitude inverse qui consiste à assumer pleinement ce que l'on est et c'est là aussi un véritable combat de tous les instants. Combat parfois perdu, ce qui contraint la personne concernée à fuir les Antilles et à s'installer en France afin de bénéficier à la fois de l'anonymat et d'une moindre intolérance.

     Dans tous les cas de figure, être homosexuel chez nous, que l'on cache son état ou qu'on le revendique, est un combat, une épreuve quotidienne assez similaire au préjugé racial et au refus (désormais non avoué de la peau noire et des cheveux crépus). Le plus grave est que les mouvements dits progressistes ou nationalistes ne se sont presque jamais penchés sur la question, la jugeant secondaire par rapport aux dures luttes à mener contre une société il est vrai encore empreinte d'esprit colonial et de pratiques qui le sont tout autant. Sociétés si inégalitaires que près de 60% des moins de 25 ans ne trouvent pas de travail et sont pour beaucoup contraints d'émigrer. Le plus souvent définitivement...

   Ce livre vient par conséquent à point nommé pour inscrire la lutte contre l'homophobie dans celles qui sont menées au plan politique, syndical et culturel. La voix des quinze personnes interrogées, toutes d'origines et milieux sociaux différents, doit nous interpeller car aucune souffrance ne devrait être reléguée au second plan quand bien mêmes certaines nous semblent plus urgentes, plus prioritaires, que d'autres. Cependant, il aurait été judicieux que l'auteur de l'ouvrage, à côté de ces témoignages poignants, fit preuve, dans son analyse, d'une plus grande profondeur historique. En effet, s'en tenir à la seule situation d'aujourd'hui sans se référer à un passé encore présent dans nos structures mentales, aboutit à quelques raccourcis gênants. Comme, par exemple, oublier que la société esclavagiste interdisait l'expression de l'amour entre Noirs au point que la verbalisation des rapports amoureux nous a fait défaut jusqu'à la toute fin du siècle qui vient de s'achever de même que la kinésique amoureuse. Dire "Je t'aime" ne nous a longtemps pas été naturel : en créole, on disait "Mwen kontan'w" (Je suis content de toi), aveu pudique et embarrassé qui allait de pair avec l'absence de toute manifestation publique des sentiments. Marcher dans la rue en se tenant par la main, s'embrasser sur la bouche en public, offrir des fleurs furent longtemps perçues comme des pratiques de "Blancs". Donc si l'expression amoureuse hétérosexuelle était déjà difficile et l'est encore, sauf chez les jeunes, allez voir pour l'homosexuelle ! 

   Il ne s'agit pas du tout de trouver des excuses à l'homophobie antillaise mais de tenter de l'expliquer en veillant à tenir compte de l'histoire de nos pays, ce qui permet d'éviter des comparaisons trop faciles avec des sociétés "normales" comme celles d'Europe et d'Amérique du Nord. Les homosexuels (-les) antillais auraient d'ailleurs tort de calquer mécaniquement leur discours sur celui des LGBT du monde occidental et devraient réfléchir à une manière propre d'appréhender l'homophobie et de lutter contre elle.  Sinon, ils et elles sombrent fatalement dans ce travers assimilationniste qui paralyse quasiment tous les secteurs de nos sociétés insulaires. 

   Ceci dit, les quinze témoignages présentés dans ce livre, édité par Caraibéditions et son dynamique patron, Florent Charbonnier, doivent nous interpeller tant ils sont porteurs d'une vérité et d'une souffrance qu'hélas, la plupart d'entre nous refusent d'entendre. L'homophobie, le racisme, le sexisme, la "jeunophobie" ou la "gérontophobie" sont, en effet, des dénis d'humanité qu'il faut combattre avec la même vigueur que l'exploitation des travailleurs, le mépris de l'activité intellectuelle ou la corruption qui sévissent en Martinique et en Guadeloupe.   

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