Haïti : un État fragile dans la Caraïbe

Dans un contexte de profonde instabilité politique, économique et sociale, l’État haïtien est aujourd’hui en faillite. Une faillite que la société civile haïtienne, par ses initiatives et sa mobilisation, pourrait contribuer à résoudre.

Dans la région caribéenne, Haïti occupe une position particulière qui la distingue de toutes les autres nations : seul État francophone de la région, pays le plus pauvre du Nouveau Monde, instable… Singulier en termes économique, social et politique, Haïti est un État fragile. Que faut-il entendre par ce vocable ? Au-delà de l’instabilité qui touche le pays et qui affecte indirectement ses partenaires au travers de l’émigration, se pose la question de l’État, entendu comme appareil complexe chargé de réguler les rapports sociaux et de représenter l’intérêt commun.

À s’en tenir à l’évolution des trente dernières années, celles de la transition de la dictature duvaliériste vers la démocratie, force est de constater que les tentatives pour mettre en place un État démocratique et moderne en Haïti, capable d’offrir à sa population des services et une sécurité tels qu’elle n’ait pas besoin d’aller les chercher dans un pays étranger, ont échoué. Avec un impact sur l’équilibre des comptes publics, dont le déficit chronique ne peut plus être comblé que par le recours à l’aide étrangère et à la coopération internationale. Les impôts ne recouvrent qu’un tiers des recettes fiscales calculées. 85 % des Haïtiens titulaires d’un diplôme supérieur ou égal à la licence sont à l’étranger. Comment dans ces conditions envisager le rôle de l’État haïtien ?

La crise haïtienne est aussi écologique : dégradation des littoraux, déboisement des montagnes et insalubrité des villes… Le couvert forestier est réduit à peine à 2 % du territoire qui, au moment de sa découverte au xve siècle, était un manteau continu d’arbres. Avec le déboisement massif, la fragilité des sols et leur érosion ont entraîné une perte de fertilité qui a poussé à l’exode les paysans. Alors que 60 % de la population active d’Haïti vit de l’agriculture et de la pêche, les importations représentent 80 % de la consommation alimentaire.

Les inégalités progressent. Plus de 75 % de la population vit avec moins d’un dollar par jour. Les Haïtiens connaissent des conditions de vie qui se dégradent au fur et à mesure que les ressources se tarissent. Les perspectives d’une redistribution équitable des ressources sont difficiles à envisager sans l’intercession d’une force publique.

La croissance de la population depuis les années 1950 est de 2 % par an en moyenne, en même temps le taux de croissance économique moyen a été de 1,5 % : un effet ciseaux dévastateur qui s’est traduit par un exode continu des Haïtiens. De la campagne vers les villes d’abord dans le cadre de l’exode rural, à partir des années 1960 ; puis vers l’étranger au tournant des années 1990. En toile de fond de ce décrochage, le pays a connu une succession de coups d’État sanglants, de période de répression (1991-1994), puis la période paradoxale de la présidence Aristide où les derniers freins à la liquidation de l’État de droit ont lâché. Le mauvais usage du pouvoir et la corruption ont fait avorter les programmes de réforme de l’État après trente années de dictature duvaliériste.

La charge démographique haïtienne

Les résultats du dernier recensement officiel (IHSI 2003) faisaient état d’une population globale de 7,9 millions d’habitants. Aujourd’hui la population haïtienne est estimée à 11 millions (2017). Avec une superficie de 27 748 kilomètres carrés, Haïti est un pays densément occupé : 400 habitants au kilomètre carré. La décélération à long terme de la croissance de la population est certes engagée. Mais à court terme, le poids de la jeunesse fait peser sur les générations productives et les finances publiques une charge considérable : il faut construire des écoles, des infrastructures, former pour l’emploi… Les campagnes ne peuvent plus subvenir aux besoins de la population et l’urbanisation progresse. L’émigration semble parfois la seule issue crédible pour une population aux abois, qui cherche par tous les moyens à fuir le pays.

Une décapitalisation du tissu productif haïtien

L’origine de la crise pluriséculaire de l’économie haïtienne est l’atomisation des anciennes grandes plantations coloniales en petites propriétés paysannes et la désagrégation du régime d’exportations de sucre, de café, de coton par lequel le pays assurait son indépendance alimentaire et financière au xixe siècle. L’agriculture reste cependant le principal secteur d’activité. Plus de 60 % de la population haïtienne vit essentiellement de l’agriculture, selon un modèle microfundiste : la moyenne des exploitations est inférieure à 0,5 hectare alors qu’elle est de plus de 150 hectares en République dominicaine. La politique des années 1990 de libéralisation des échanges, pour favoriser les importations d’aliments à bon marché et apaiser en priorité la faim des classes laborieuses des villes, a signé l’arrêt de mort des campagnes haïtiennes. Le riz de la Floride, subventionné, importé à bas coût a précipité la ruine des riziculteurs du bassin de l’Artibonite, le grenier traditionnel du pays. Le déclin de l’agriculture n’a pas été compensé par un essor industriel dans les villes, l’instabilité politique ayant chassé les investisseurs les plus téméraires. Haïti ne vit plus que de l’aide étrangère, qui constitue 85 % du budget d’investissement de l’État, et des transferts d’argent des émigrés qui s’élèvent à environ 2,2 milliards de dollars par an.

 

La zone métropolitaine, un monstre devenu ingérable ?

La population haïtienne est diversement concentrée selon les régions. Deux départements seulement dépassent le million d’habitants : l’Ouest (3 millions) et l’Artibonite (1 million d’habitants). Le département de l’Ouest écrase de son poids le reste de l’échiquier démographique, du fait de la présence de la zone métropolitaine dont la population, estimée à 2 millions d’habitants, constitue la plus importante agglomération du pays, la région cœur.

La concentration des dépenses publiques dans la capitale y a placé les meilleurs équipements sur le plan éducatif et sanitaire, et les meilleures infrastructures routières. Les emplois de la fonction publique et la proximité du pouvoir attirent une part importante des élites des provinces. Après s’être nourri de cet afflux de sang neuf, Port-au-Prince semble aujourd’hui incapable d’absorber ce surcroît de population qui arrive des campagnes. Mais les écarts d’offre de service sont tels que l’exode se maintient. La fracture éducative entre la ville et la campagne est une constante de l’histoire de l’enseignement en Haïti, mais le fossé tend à se creuser du fait de la diffusion de l’instruction dans les catégories urbaines qui n’y avaient pas accès autrefois. Aujourd’hui, plus de 82 % de la population de la région métropolitaine est alphabétisée.

La capitale haïtienne est devenue un monstre ingérable dont les deux tiers de la population habitent dans des taudis agglomérés en cités. Cité Soleil, Cité l’Éternel, Martissant, Fontamara forment ainsi autour de la ville-centre une ceinture de pauvreté extrême qui les transforme en étau de contention pour tous les projets d’assainissement ou d’embellissement de la ville. La capitale a envahi la plaine du Cul-de-Sac et déborde sur les contreforts du Morne l’Hôpital vers le sud-est. L’ensemble forme une conurbation allant de Léogâne à Cabaret en passant par Port-au-Prince et Croix-des-Bouquets (« LEPOCA »).

De nouveaux équilibres régionaux

Les départements frontaliers sont relativement peu peuplés. La frontière a longtemps été un espace répulsif du fait des tensions dans la relation entre Haïti et  la République dominicaine. Elle est désormais un territoire attractif où la croissance démographique est depuis trente ans la plus forte du pays. Le bâti se développe, les migrants internes affluent. De nouvelles infrastructures routières font émerger des plaques régionales, à l’image de l’axe de développement économique que forment désormais les deux « secondes villes » haïtienne (Cap-Haïtien) et dominicaine (Santiago). Sur les marchés, lorsqu’on négocie un kilo de haricots, une douzaine de pintades ou un sac de charbon, c’est désormais le prix de Barahona ou de Santiago qui importe, et non plus celui de Port-au-Prince. Les échanges avec la République dominicaine connaissent une hausse sensible à l’avantage des fournisseurs dominicains (plus de 1,5 milliard en 2016), dans un rapport de 1 à 10 avec les exportations haïtiennes, à l’image de l’écart de vitalité entre les deux économies en présence.

Aux extrémités du territoire haïtien, le Nord-Ouest, la Grande-Anse et le Sud-Est ne doivent plus désormais leur salut qu’aux transferts réalisés par les émigrés. L’île de la Gonâve, une réserve de bois et de charbon, est devenue la plaque tournante du cabotage dans la baie de Port-au-Prince. Une grande partie de la drogue qui transite dans la Caraïbe y trouve un point de rupture de charge. Les pistes d’atterrissage clandestines y sont nombreuses, à l’usage des trafiquants qui y font atterrir leurs avions venus de l’Amérique du Sud, à basse altitude, déjouant ainsi la vigilance des garde-côtes dépêchés par les États-Unis pour surveiller les mers de la région.

Une souveraineté limitée

Les soldats mandatés par l’ONU, sous commandement brésilien, assurent le maintien de la paix dans le centre de la capitale et les principales villes de province. Mais les faubourgs de Saint-Martin, de Cité Militaire, de Delmas 32, du Bel-Air et de Cité Soleil, dans la capitale, de Raboteau aux Gonaïves et de Shada à Cap-Haitien restent sous la coupe des bandits armés. Le désarmement en cours dans les quartiers défavorisés est si lent qu’il y rentre plus d’armes qu’il n’en sort réellement. Le départ de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti est prévu pour 2017. Quid de l’après ?

Défaite de l’État mais vivacité de la société civile haïtienne

L’incapacité des pouvoirs publics à garantir la sécurité des citoyens et à créer un climat propice à la production des biens et des services ne doit pas occulter les tentatives de la société civile haïtienne pour maintenir vivantes les ressources de la nation. En effet, dans les campagnes et dans les quartiers les plus pauvres, la mobilisation des volontaires pour assurer les soins et les services minimaux à la frange la plus isolée de la population est remarquable. L’aide caritative des ONG a fini par remplacer dans l’esprit des bénéficiaires la notion de service public et sans le concours des bénévoles parfois venus de l’étranger, un nombre important d’Haïtiens seraient sans école, sans soins de santé, sans eau potable et sans secours en cas d’urgence. C’est dans les moments où le besoin d’aide d’urgence se fait le plus sentir que la faillite de l’État haïtien est la plus manifeste. Les mécanismes d’alerte, de soins aux victimes et de secours supposent une anticipation des aléas, une évaluation des risques et un calcul des vulnérabilités qui ne sont pas à la portée des pouvoirs publics.

Cependant, les comités d’eau, d’électricité, le système de ramassage des résidus solides dans certains quartiers défavorisés, commissions ad hoc chargées d’assurer sur place les services de base en impliquant directement les usagers dans la gestion et l’utilisation des bénéfices, sont une réalité vivace aujourd’hui en Haïti. Ces organisations sociales ont émergé de la base et représentent peut-être le terreau de la reconstruction d’un contrat social et d’une reviviscence de l’État. Le tronc de l’arbre de la liberté repousse sans cesse par les racines « car elles sont profondes et nombreuses » (Toussaint Louverture).

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