De nombreux observateurs et analystes de la situation linguistique d’Haïti notent que les débats d’idées, en particulier lorsqu’il est question du créole, sont souvent passionnés, virulents, parfois manichéens, et dans certains cas ils véhiculent l’idée qu’il y aurait une « guerre des langues » au pays.
Quelques rares linguistes et croisés créolistes, au nom d’un prosélytisme identitaire lourdement dogmatique, alimentent cette idée de « guerre des langues » entre le créole et le français au creux d’une vision catéchétique et essentialiste de la « linguistique postcoloniale ». On a vu ainsi apparaître ces derniers temps quelques « trouvailles » lexicales –telles que « frankofol », « frankofolis », « gwojemoni frankofolis », « francofolie », « colonisation mentale », « pale franse » = « fè demagoji », « pale franse » = « neyokolonyalis»--, destinées à fustiger sinon à stigmatiser en contexte haïtien la prétendue « langue du colon », le français, ainsi que les locuteurs francocréolophones « coupables » de s’exprimer en français, à l’écrit, plutôt qu’en créole. Injonction est ainsi faite aux locuteurs francocréolophones de ne produire que des textes rédigés en créole, peu importe le contexte et les lectorats visés. Au tableau de chasse des « trouvailles » lexicales de certains militants créolistes et dans celui de plusieurs Ayatollas du créole, l’on a relevé, à propos du français en Haïti, les termes de « virus mental », de « sèvo deranje », de « sèvo lanvè » et de « soumisyon » à l’« impérialisme français » car ce serait à travers l’hégémonie (« gwojemoni ») de la langue française et sous le joug de la Francophonie que les Haïtiens auraient abouti au bagne linguistique honni des « colonisés ». Une lecture révisionniste de l’Histoire de la colonisation européenne et de la violente tragédie qu’elle a mise en œuvre, notamment dans le système plantationnaire aux Antilles, s’efforce d’ailleurs d’accréditer l’idée que seule la langue française serait une « langue coloniale », la langue de la « gwojemoni » à l’origine de l’aliénant « sentòm gwojemoni neyokolonyal » affectant nombre de francocréolophones. Cette lecture révisionniste de l’Histoire permet d’occulter les mécanismes contemporains des rapports de domination néocoloniale repérables dans l’instrumentalisation impériale des langues, l’anglais en particulier. Ces derniers jours, l’on a aussi vu fleurir sur les réseaux sociaux des propos ethnocentriques et essentialistes où le « Blanc », indistinctement, est frappé d’ostracisme car il serait à la source de tous les malheurs du « Noir ». Et dans le récent contexte de la Journée internationale de la langue maternelle 2023, l’on a assisté à l’émergence, le 9 février 2023, d’une nouvelle bavardeuse cabale ciblant cette fois-ci le Bureau de l’UNESCO en Haïti, celui-ci étant présumément une sorte d’officine anti-créole : « UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba »…
À propos de l’injonction faite par les créolistes fondamentalistes aux locuteurs francocréolophones de rédiger tous leurs documents uniquement en créole, il y a lieu de préciser que cette injonction --volontariste, souvent affublée de démagogie populiste et non conforme à l’article 5 de la Constitution de 1987--, sert à masquer la réalité qu’il n’existe pas encore, sur le registre de l’écrit créole, un corpus ample et varié de documents de qualité touchant aux différents domaines des savoirs et des connaissances. Sur le registre de l’écrit en créole haïtien, les usagers ne disposent toujours pas d’un dictionnaire unilingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Ils ne disposent toujours pas de vocabulaires thématiques scientifiques et techniques variés rédigés en créole, de guides techniques de l’usager dans différents domaines rédigés en créole, de guides du maître pour l’enseignement en créole des sciences et des techniques, de vocabulaires créoles ou français-créole du droit et de la jurisprudence, d’un vocabulaire créole ou français-créole de la didactique des langues, d’un guide de rédaction créole des documents de l’Administration publique haïtienne, de guides méthodologique en traduction créole et en terminologie créole entièrement rédigés en créole, etc. En clair, et par-delà les injonctions des créolistes fondamentalistes, il faut prendre toute la mesure que l’écrit en créole haïtien est encore lourdement déficitaire dans tous les domaines de la transmission des savoirs et des connaissances, et cela est attesté en particulier dans les écoles haïtiennes et dans les centres de formation technique. À l’aune d’un tel défi, plusieurs éditeurs de manuels scolaires –dans le contexte de l’institution du créole comme langue instrument et objet d’enseignement--, ont entrepris ces dernières années de répondre à la demande scolaire d’outils pédagogiques créoles et de combler ainsi quelques-unes des lacunes de l’écrit créole par la production de manuels scolaires de qualité en créole. Ainsi, les Éditions Henri Deschamps ont édité, en communication créole, des livres unilingues créoles tels que « Ala yon Ratoutou sa », « Beniswa an vakans », « Ana ap abiye », « Ana ap fè manje », ainsi que des livres bilingues français-créole tels que « Babas a vraiment eu peur » / Babas te pè tout bon ». Le catalogue s’est également enrichi de « Pòl ak Anita » et de la collection « Map li ak kè kontan », qui ont vu le jour au cours des années 1980, pour aboutir à la collection « Wi mwen konn li », allant de la 1re à la 6e année fondamentale. En didactique du créole, le titre « Kreyòl pale kreyòl ekri » couvre les 7ème, 8ème et 9ème années fondamentales. Et depuis plusieurs années les Éditions Henri Deschamps publient les « Gramè kreyòl 3èm ane » et « Gramè kreyòl 4èm ane ». En appui à ces titres créoles les Éditions Henri Deschamps ont également publié « Lire le créole sans peine » (1er et 2e cycles) et « Passage du créole au français » (1er et 2e cycles). Pour leur part, les Éditions C3 ont publié, en langue créole, des livres axés sur la communication orale, « Lang pa nou », de Claudette S. Thélusma et « Manyèl Kreyòl 3, 4, 5, 6 » de Jean Amorce Dugé, « Lang pa nou / Manyèl kominikasyon ak literati kreyòl » de Claudette et Fortenel Thélusma. Deux grammaires entièrement rédigées en créole ont récemment vu le jour l’un aux États-Unis et l’autre au Canada : « Gramè kreyòl », de Sauveur Joseph (Éditions du Cidihca, 2007), et « Gramè deskriptif kreyòl ayisyen an », de Jockey Berde Fedexy (Jebca Editions, 2015).
Il apparaît à nombre d’analystes de la situation linguistique d’Haïti que le discours binaire, statique et réducteur de plusieurs créolistes fondamentalistes, adeptes d’une certaine vision de la « linguistique postcoloniale » sur le créole, relève pour l’essentiel de l’idéologie, en ses dérives sectaires, plutôt que des sciences du langage. Sur ce registre, il est opportun de rappeler que « La science linguistique n'est pas soustraite aux idées politiques. Les linguistes eux-mêmes ne sont pas à l'abri des valeurs ayant cours à leur époque. Toutes les notions de « langue, dialecte, patois, jargon » démontrent qu'elles ont été élaborées par des hommes vivant à une époque déterminée, dans un processus historique où la langue a été le symbole de luttes idéologiques. » (Denise Deshaies (1980) : « Compte rendu de [Calvet, Louis-Jean, Linguistique et colonialisme, petit traité de glottophagie » 2ème édition, Petite Bibliothèque Payot, 1979, 240 p.] Études internationales, 11(2), 336–339.
Sur le même registre et dans un article trop peu connu mais qui ratisse large, « Langue, identité et postcolonialisme : le cas d'Edwidge Danticat », Martin Munro et Albert James Arnold exposent une problématique de fond : « Dans quelle mesure peut-on dire que la langue parlée définit, circonscrit et prédétermine « l’identité » d’un individu ? Va-t-il de soi que celui qui « contrôle » une langue contrôle non seulement sa propre identité, mais celles de ses autres utilisateurs ? Et peut-on vraiment contrôler une langue ? Questions récurrentes, voire rebattues, dans le domaine des études postcoloniales et surtout dans les études littéraires et culturelles portant sur les Caraïbes ; mais questions traitées dans bien des cas de façon complaisante ou réductrice. La critique les aborde le plus souvent selon un schéma manichéen opposant discours colonial et discours anti-colonial, et assigne pour tâche à la résistance anti-coloniale de renverser la langue du maître, de se l’approprier ou, mieux encore, de créer ou recréer sa « propre langue ». Derek Walcott (Prix Nobel 1992) a bien commenté la tendance des poètes de l’espace caraïbe à débusquer « l’histoire dans la langue » et à considérer l’emploi de la langue coloniale comme un acte de trahison : « le ton du passé devient un poids insupportable, car ils doivent fustiger le maître dans sa propre langue, ce qui implique la mauvaise foi ». Ce dualisme statique a fait foisonner les approches du type Caliban-Prospéro : ou bien le sujet colonial valorise une langue indigène refoulée, ou bien il doit subvertir la langue du maître afin de la faire parler pour lui. Ainsi la trinité : langue, identité et résistance fournit-elle un modèle qui surdétermine le discours de nombreuses aires post-coloniales : l’aire caraïbe, en particulier, où la question de la langue n’est nulle part plus sensible que dans les DOM de Martinique et de Guadeloupe… » (Martin Munro et Albert James Arnold : « Langue, identité et postcolonialisme : le cas d'Edwidge Danticat », revue Critique, 2006/8-9, no 711-712.)
Dans le contexte de la Journée internationale de la langue maternelle 2023, un obscur procès a donc été intenté au Bureau de l’UNESCO en Haïti au motif que les annonces des webinaires qu’il a organisés ces derniers mois, sauf une rare exception, n’ont pas été rédigées en créole… Diffusées en français, les annonces institutionnelles du Bureau de l’UNESCO en Haïti ciblaient pourtant les locuteurs francocréolophones vivant en Haïti et en outre-mer, ainsi que les locuteurs francophones en dehors d’Haïti intéressés par la problématique linguistique haïtienne. Par-delà la langue de rédaction des annonces des webinaires, il est significatif que la plupart des interventions des panélistes haïtiens ont été faites en créole. Les promoteurs de la bavardeuse embrouille faisant de l’UNESCO une sorte d’officine anti-créole --« UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba »--, ont malgré cela institué un procès destiné à contrer les présumées « pratik anti-kreyòl » de cette vénérable institution. Ils ignorent les observations de terrain effectuées entre autres par Nadève Ménard, enseignante-chercheure à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti, et ces observations sont consignées dans son article de grande amplitude analytique « Le mythe du lecteur haïtien monolingue » (revue Haïti Perspectives, vol. 4, no 2, été 2015). Dans cet article, l’auteure fait la démonstration de l’inexistence d’un lectorat composé uniquement de locuteurs créolophones en Haïti, et il faut en effet rappeler qu’aucune enquête sociolinguistique/démolinguistique n’a démontré l’existence d’un lectorat qui ne comprendrait que des unilingues créolophones en Haïti. Nadève Ménard « remet en question deux idées reçues dans le domaine des études littéraires haïtiennes : d’abord, que la production littéraire des Haïtiens en français est surtout destinée aux étrangers ou aux Haïtiens de l’élite, et ensuite, qu’il existe un lecteur haïtien monolingue en attente d’œuvres littéraires à lire. » Dépourvu d’un argumentaire crédible capable d’éclairer la réalité des « pratiques anti-créoles » alléguées, le procès intenté au Bureau de l’UNESCO en Haïti mérite d’être examiné objectivement afin d’en dévoiler les véritables objectifs au regard de la mission de cette institution. Quelle est d’ailleurs la mission de l’UNESCO en général et quel est son rôle en Haïti ?
« L’UNESCO est l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. L'UNESCO vise à instaurer la paix par la coopération internationale en matière d'éducation, de science et de culture. La Constitution de l’UNESCO a été adoptée à Londres en 1945 et est entrée en vigueur en 1946. (…) Après deux guerres mondiales en moins de trente ans, l’UNESCO est née d’une conviction forte : pour construire une paix durable, les accords économiques et politiques entre États ne suffisent pas. Il faut unir les peuples, par le dialogue des cultures et la compréhension mutuelle. (…) Au cours de son histoire, l’UNESCO a lancé des programmes précurseurs pour cultiver ces rapprochements [entre autres] La Convention universelle sur le droit d’auteur (1952) [et] La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003). (…) L’UNESCO a donné naissance à différents centres internationaux de recherche scientifique, du CERN (1952) au centre SESAME (2017), et a développé un système mondial d’alerte aux tsunamis. L’UNESCO a également rassemblé des experts et des chercheurs afin de rédiger la toute première histoire générale de l’Afrique et des cinq continents. » (Source : Histoire de l’UNESCO, site officiel de l’institution, document non daté.) L’UNESCO en chiffres : 193 États membres, 2 217 employés dans 53 bureaux régionaux et 136 instituts et centres de recherche, 1 154 sites du patrimoine mondial de l’UNESCO, 180 partenaires regroupés au sein de la Coalition mondiale pour l’éducation de l’UNESCO. En 2021, l’institution a lancé le programme mondial « Les Futurs de l’éducation », qui vise à « repenser l’éducation et à façonner l’avenir. » La même année, elle a adopté « Les recommandations mondiales sur une science ouverte », confirmant une fois de plus que « l’UNESCO est l’organisation mondiale compétente pour définir une vision cohérente de la science ouverte et défendre l’idée que les recherches scientifiques majeures devraient être accessibles à tous pour le bien de l’humanité. » (Source : Histoire de l’UNESCO, document non daté consigné sur le site officiel de l’institution.) Sur le plan linguistique, l’UNESCO a fait sienne les études et recommandations des linguistes dès les années 1950 en ce qui a trait à l’usage de la langue maternelle dans l’apprentissage scolaire. Ainsi, « l’UNESCO plaide pour un enseignement multilingue basé sur la langue maternelle dès les premières années de la scolarisation. La recherche montre que l’enseignement en langue maternelle est un facteur essentiel d’inclusion et d’apprentissage de qualité et qu’il améliore les acquis de l’apprentissage et les performances scolaires. (…) À travers ses cadres normatifs dans les domaines de la politique linguistique et de l’éducation, l’UNESCO partage les bonnes pratiques en matière d’enseignement bilingue et multilingue et d’enseignement en langue maternelle. Elle collabore avec les États membres pour intégrer l’enseignement multilingue dans les programmes et les systèmes éducatifs. (…) En outre, l’UNESCO a récemment dévoilé son Atlas mondial des langues, une initiative sans précédent visant à préserver, redynamiser et promouvoir la diversité linguistique mondiale et le multilinguisme. » (Source : Histoire de l’UNESCO, document non daté consigné sur le site officiel de l’institution.) L’UNESCO publie depuis 1948 Le Courrier de l’UNESCO, qui a connu un pic de parution en 47 langues, parmi lesquelles les six langues officielles de l’organisation (anglais, français, espagnol, arabe, russe, mandarin), ainsi qu’en portugais, catalan et coréen. À l’époque où le romancier martiniquais Édouard Glissant en était le rédacteur en chef (1982 – 1988), Le Courrier de l’UNESCO a publié un unique numéro entièrement rédigé en créole de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, d’Haïti, de Sainte-Lucie, de la Dominique, de la Réunion, de l’île Maurice et des Seychelles. Issu de l’enquête lancée en 2018 par l’Institut de statistique de l’UNESCO, l’Atlas mondial des langues présente la matrice descriptive de 80 profils linguistiques de pays construits à partir des informations officielles fournies par les gouvernements, les départements nationaux de statistiques, les organisations d’harmonisation et de normalisation des langues publiques et les organisations d’enseignement supérieur qui ont pour mandat de mener des recherches fondamentales et de collecter des données officielles. L’accès public à l’Atlas mondial des langues de l’UNESCO était prévu pour le mois de février 2022, et nous avons été en mesure d’accéder à des fiches documentaires de qualité, entre autres (1) « L'introduction du créole comme langue d'enseignement : République des Seychelles (1982), par Joseph Poth ; (2) « Les créoles français entre l’oral et l’écrit » (1989), par Ralph Ludwig ; (3) « Introducción a la presencia fon en el créole hablado en Haití (1996), par Hippolyte Brice Sogbossi ; (4) « Droits de l'homme : utopie, défi, réalités ; les créateurs haïtiens » (1998), accessible en ligne - Collectivité auteur : Bureau national en Haïti, Mission française de coopération et d'action culturelle à Port-au-Prince ; (5) « Language planning and policy : issues in language planning and literacy » (2007), par Anthony J. Liddicoat ; (6) « États de langue : peut-on penser une politique linguistique ? » (1986), par Max Peter Gruenais…
En ce qui a trait à sa mission en Haïti, « L’UNESCO (…) relaie le mandat de l’Organisation pour l’amélioration de la qualité de l’éducation, la promotion et la sauvegarde du patrimoine culturel, le développement d’une culture scientifique et technologique ainsi que la liberté d’expression individuelle et des médias. Le Bureau a pour mission d’accompagner le gouvernement et le peuple haïtiens dans la réalisation d’un développement équitable et durable dans le respect des droits de l’homme. L’UNESCO à Haïti soutient directement la société civile ; la coopération avec l’État membre se fait à travers la Commission haïtienne de coopération avec l’UNESCO. » (Source : « L’UNESCO en bref », document non daté consigné sur le site officiel de l’institution.)
Sur le plan de la réalisation de sa mission en Haïti et en raison de ses règlements internes, le Bureau de l’UNESCO en Haïti n’a pas vocation à produire ses documents uniquement en créole, et il ne faut pas perdre de vue que la langue créole n’est pas (pas encore ?) l’une des langues officielles de cette institution onusienne. Il est par contre tout à fait indiqué que le Bureau de l’UNESCO en Haïti produise et diffuse des documents grand public en créole destinés aux locuteurs francocréolophones pour contribuer à l’entreprise de consolidation des écrits institutionnels en langue créole. Le Bureau de l’UNESCO en Haïti n’est pas soumis à l’article 40 de la Constitution haïtienne de 1987 qui fait obligation à l’État haïtien –et non pas à ses partenaires étrangers--, de diffuser tous ses documents de nature administrative et juridique dans les deux langues officielles du pays, le créole et le français. En diffusant des documents grand public en créole destinés aux locuteurs francocréolophones, le Bureau de l’UNESCO en Haïti –qui ne peut en aucun cas se substituer à l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique--, manifestera avec cohérence sa détermination à conforter l’une de ses missions statutaires, à savoir le développement d’une « éducation multilingue basée sur la langue maternelle », thème porteur de ses récents webinaires où la plupart des panélistes se sont exprimés en créole. Et sur le registre de l’enseignement en langue maternelle créole, le Bureau de l’UNESCO en Haïti sera bien avisé de mettre l’expertise de l’institution au service de la production d’outils lexicographiques créoles (dictionnaires et lexiques) élaborés sur le socle méthodologique de la lexicographie professionnelle (voir notre article « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique », Le National, 14 décembre 2021).
Il faut prendre toute la mesure que le fallacieux procès intenté le 9 février 2023 par certains Ayatollahs du créole au Bureau de l’UNESCO en Haïti –faisant de cette instance une sorte d’officine anti-créole puisque « UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba »--, est à la fois une posture et une imposture. Cette posture/imposture s’alimente des errements sectaires et dogmatiques du linguiste haïtien Yves Dejean attestés dans plusieurs de ses publications. De langue maternelle française et scolarisé dans l’un des meilleurs établissements scolaires francophones du pays, l’institution Saint Louis-de-Gonzague, Yves Dejean a aventureusement soutenu l’idée spécieuse qu’« Il faut tirer les conséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïti est des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean : « Rebati », 12 juin 2010). Porte-voix d’un frileux catéchisme créoliste, il a fallacieusement soutenu l’idée que « Fransé sé danjé » dans la revue Sèl, nos 23-24, New York, 1975.
En filiation directe avec les errements sectaires et dogmatiques de Yves Dejean, le chimérique procès intenté le 9 février 2023 par certains Ayatollahs du créole au Bureau de l’UNESCO en Haïti évoque la notion de « langue nationale » dans les termes suivants : « nan yon peyi ki gen 2 lang ofisyèl (franse ak kreyòl) e yon SÈL lang nasyonal (kreyòl) »… Il y a lieu de rappeler que le terme et la notion de « langue nationale » sont totalement absents de la Constitution haïtienne de 1987 : l’article 5 de cette charte fondamentale consigne la co-officialisation du créole et du français sans établir de hiérarchie préférentielle entre les deux langues de notre patrimoine linguistique historique. D’ailleurs, le « Préambule » de la Constitution haïtienne de 1987 consigne très précisément que « Le peuple haïtien proclame la présente Constitution » (…) « Pour fortifier l'unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l'acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l'information, à l'éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens ».
L’importante et complexe notion de « langue nationale » est diversement analysée en linguistique et en jurilinguistique. Dans le cas d’Haïti, elle mériterait à elle seule une étude documentée, mais ce n’est pas l’objet précis du présent article. Le lecteur curieux lira avec profit, entre autres, l’article de Christine Jourdan, « Langues nationales, langues officielles, langues légitimes : un problème idéologique » paru sous les auspices de la Société canadienne d’anthropologie dans la revue Culture, 2 (1), 67–74, 1982. La démarche analytique de l’auteure ratisse large : « La langue nationale précède-t-elle ou procède-t-elle de la Nation? La réponse à cette question dépend évidemment de l’acceptation que l’on donne à langue nationale. Telle que je la conçois, c’est-à-dire comme outil dont la fonction première — communication — se double d’une fonction idéologique non moins importante — à la fois symbole de l’unité nationale et critère le plus sensible de différenciation des classes sociales — la langue nationale procède de la Nation. À la lumière de cette hypothèse, je voudrais insister sur les éléments qui me permettront de raffermir les notions de langue officielle, langue nationale, langue légitime, et de voir si la présence d’une langue nationale est automatique quand il y a Nation. En d’autres termes : la présence d’une langue officielle commune, qui servirait de langue vernaculaire lors de communications officielles, d’instances publiques à instances publiques, ou d’individus à instances publiques n’est-elle pas suffisante pour le fonctionnement de l’État sans qu’il faille créer une homogénéité linguistique par le biais d’une langue nationale ? ». Une autre ample étude saura également retenir l’attention du lecteur curieux : « Langues officielles ou langues nationales ? Le choix du Canada » (Service d’information et de recherches parlementaires, Parlement du Canada, 16 mars 2021). Cette étude générale éclaire, sur les plans juridique et constitutionnel, les notions de langue officielle et de langue nationale, ainsi que le besoin d’une assise juridique plus explicite pour mieux cerner ces notions.
Le bavardeux manège faisant de l’UNESCO une sorte d’officine anti-créole --« UNESCO (…) ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba »-- illustre le mode de fonctionnement et la posture/imposture des Ayatollahs du créole sur le registre de « l’idéologie linguistique haïtienne » plaidant, à l’encontre de l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987, pour le monolinguisme créole et l’exclusion du français en Haïti. La problématique de « l’idéologie linguistique haïtienne » a été rigoureusement étudiée par le sociodidacticien et sociolinguiste haïtien Bartholy Pierre Louis, ancien étudiant de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, dans sa thèse de doctorat soutenue avec succès en 2015, « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique » (voir le chapitre 4.3.1.3, « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? », page 201 et suivantes). Dans le droit fil de « l’idéologie linguistique haïtienne », les promoteurs de la vision du monolinguisme créole sectaire et dogmatique militent pour la survenue en Haïti de « Yon sèl lang ofisyèl » (« Une seule langue officielle ») et cette vision inconstitutionnelle traduit, surtout, le rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole. Ce constat est attesté, leur « pensée linguistique » se caractérisant sur plusieurs registres de la manière suivante :
Le rachitisme avéré de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole dans les 6 domaines que nous venons d’identifier les confine à une bavarde et gesticulante « militance parolière » qui, la plupart du temps, ne parvient pas à dépasser l’étroit périmètre des slogans cosmétiques et ornementaux, des anathèmes et des… procès fabriqués de toutes pièces et intentés contre ceux qui, selon eux, « ap plede ankouraje pratik anti-kreyòl mi wo mi ba ». La bavardeuse « militance parolière » créoliste, au nom du légitime combat citoyen pour le créole, tient donc lieu de « pensée linguistique », elle sert essentiellement à masquer le rachitisme de la « pensée linguistique » des Ayatollahs du créole et à détourner le débat d’idées des questions essentielles et prioritaires, notamment sur le registre des 6 domaines que nous venons d’identifier. En ce qui a trait au procès visant le Bureau de l’UNESCO en Haïti, la « militance parolière » créoliste, même lorsqu’elle est peu audible, s’avère être également la manifestation à peine cachée et compulsionnelle d’une volonté de « kraponay », contre-productive et démobilisatrice, dont ne se privent pas les Ayatollahs du créole au creux de leur rachitique « pensée linguistique ». Avoir recours au « kraponay » en lieu et place d’une démonstration analytique crédible signifie précisément que l’on écarte délibérément toute réflexion argumentée, et le « bri sapat » ainsi que le « gwo van ti lapli » servent dès lors à détourner le débat d’idées des véritables enjeux de l’aménagement du créole. Il est ainsi attesté que le « bruitage compulsif » et la « cacophonie conflictuelle » répétitive des Ayatollahs du créole –à l’aune d’une sorte de « strabisme populiste »--, appauvrissent en boucle le débat d’idées sur le créole et le fait régresser au niveau d’un vain et vaniteux « combat de coqs ».
Le procès moyenâgeux, fantaisiste et délirant visant le Bureau de l’UNESCO en Haïti, par-delà la « compulsivité » de ses promoteurs, comporte pourtant de précieuses leçons. D’une part, il nous rappelle qu’il existe une déontologie du débat d’idées sur la problématique linguistique haïtienne et qu’il faut se prémunir de l’enfermement catéchétique d’un tel débat dans l’enclos des locuteurs invariablement myopes, l’enclos de la « fatwa » théologico-linguistique des Ayatollahs du créole. Dans l’enclos de la « fatwa » théologico-linguistique des Ayatollahs du créole --où l’exercice de la pensée analytique ciblant l’aménagement du créole au creux d’une parole citoyenne et critique est frappé d’interdit--, les locuteurs francocréolophones sont sommés de rallier les duels et rituels de la « militance parolière » créoliste. D’autre part, le procès fantaisiste visant le Bureau de l’UNESCO en Haïti nous remet en mémoire la nécessité de donner la priorité à une réflexion sereine et rigoureuse permettant, entre autres, d’approfondir la vision de « L’aménagement simultané du créole et du français en Haïti, une perspective constitutionnelle et rassembleuse » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 24 novembre 2020) ainsi que celle de l’institution d’un futur et incontournable « Partenariat créole/français – Plaidoyer pour un bilinguisme de l’équité des droits linguistiques en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 7 novembre 2019). La cabale initiée par les Ayatollahs du créole nous rappelle également la nécessité de revisiter et d’approfondir, en lien avec l’impératif de l’aménagement linguistique, la vision citoyenne du partenariat entre les langues (sur le bien-fondé du partenariat entre les langues, voir entre autres l’étude de Colette Noyau de l’Université Paris X Nanterre, « Le partenariat entre les langues : mise en place d’une notion d’aménagement linguistique » (researchgate.net, janvier 2007), ainsi que celle de Jean-Marie Klinkenberg, de l’Université de Liège, « Que peut être un partenariat entre langues ? L’exemple des langues romanes » (researchgate.net, janvier 2015), et celle de Raphael Berthele, de l’Université de Fribourg, « La langue partenaire : régimes politico-linguistiques, conceptualisations et conséquences linguistiques » (doc.rero.ch, 2015). Quant à elle, la problématique de la « linguistique postcoloniale » devra certainement, dans un proche avenir, être examinée avec attention par les linguistes haïtiens. Le lecteur intéressé peut déjà consulter les titres suivants : « Le postcolonial : histoires de langues », par Émilienne Baneth-Nouailhetas (Hérodote 2006/1, no 120) ; « L’imaginaire linguistique postcolonial : des écrivains classiques africains à ceux de la diaspora », par Mia Élise Adjoumani (revue de l’Université de Moncton, vol. 49, no 2, 2018) ; « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », par Achille Mbembe, revue Esprit, 12, 117-133, 2006 ; « « Linguistique coloniale au XIXème siècle : le discours racialiste dans la recherche française sur les langues créoles », par Philipp Krämer, Université de Potsdam, revue French Colonial History, vol. 14, 2013, ainsi que « Linguistique et colonialisme, 1974-2012 », un entretien avec Louis-Jean Calvet par Cécile Van den Avenne, revue en ligne Glottopol, série « Linguistiques et colonialismes », no 20, juillet 2012.
Les linguistes créolistes, les professeurs de créole et les rédacteurs de manuels scolaires créoles ont tous la liberté de cheminer avec la pensée d’Édouard Glissant, romancier et philosophe martiniquais. Avec rigueur et hauteur de vue, il nous enseigne qu’« On ne peut plus écrire son paysage ni écrire sa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme par exemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues, n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique. Ils veulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux qui les ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguisme sectaire et ils défendent leur langue à mon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on ne sauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (Lise Gauvin : « L’imaginaire des langues – Entretien avec Édouard Glissant », revue Études françaises, 28, 2/3, 1992 – 1993, Presses de l’Université de Montréal, 1993.)
A quand la continuité territoriale entre Grand-Rivière et Ste Anne ?
Lire la suiteMalgré la rage qui me ronge de voir mon île dévastée par des étrangers venus d'ailleurs qui sont Lire la suite
...cette précision, cela n'a rien à voir avec le fond de l'article. Me semble-t-il...
Lire la suite"National" au sens "national Mquais". Ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant...
Lire la suite...mè "dannsòl".
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