L’École haïtienne sous la loupe du philosophe Patrice Dalencour, ancien ministre de l’éducation nationale

Robert Berrouët-Oriol

Dans un texte retentissant et qui porte haut un questionnement de fond sur les errements linguistiques du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti, « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? » (Le National, 5 mai 2022), Patrice Dalencour invitait à une réflexion analytique exigeante. Auparavant, il avait livré une dense réflexion sur plusieurs goulots d’étranglement du système éducatif haïtien dans l’article « Le diable se cache dans les détails… » (revue Haïti Perspectives, cahier thématique « L’École fondamentale haïtienne », vol. 5, no 1, printemps 2016).

Plus récemment et suite à la demande, formulée par l’actuel Exécutif haïtien issu du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste, d’une intervention militaire internationale en Haïti, il a soumis au débat public une réflexion citoyenne sous le titre évocateur « La vingt-sixième heure » (Le National, 15 novembre 2022). Enseignant de carrière, Patrice Dalencour est licencié en sciences de l’éducation et détenteur d’un doctorat en philosophie de l’Université de Toulouse-le Mirail (France). Il a enseigné la philosophie au Lycée Anténor Firmin, à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti et dans divers établissements privés de  la capitale. Il a été Secrétaire d’État à l’Éducation nationale en 1986 puis ministre de l’Éducation de 1987 à 1988. Il est actuellement professeur de lettres et de philosophie dans plusieurs établissements secondaires de Port-au-Prince et enseigne la philosophie à l’Institut d’études et de recherches africaines/Institut supérieur d’études et de recherches en sciences sociales (IERAH/ISERSS). Patrice Dalencour est l’auteur du livre-bilan « De l’enthousiasme au désenchantement. Un éducateur s’interroge » paru en 2014 aux Éditions C3. Le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol, collaborateur régulier du National depuis plusieurs années, est allé à la rencontre de Patrice Dalencour. Entrevue exclusive.

Robert Berrouët-Oriol (RBO) – Il me vient à l’esprit une remarque d’apparence anodine : certains professeurs de philosophie, en Haïti, se disent « philosophes ». En ayant à l’esprit la définition du terme « philosophe » dans le dictionnaire Le Larousse, « Spécialiste de philosophie », « penseur » et « personne qui élabore une doctrine philosophique », peut-on dire que Patrice Dalencour est professeur de philosophie, donc un enseignant détenteur d’un titre universitaire en philosophie et qui enseigne cette matière, ou est-il un « philosophe », un penseur qui « élabore une doctrine philosophique » ?

Patrice Dalencour (PD) –  Je me présente toujours comme professeur de philosophie, c’est-à-dire comme quelqu’un qui, détenteur de diplômes universitaires en cette discipline, l’enseigne à différents niveaux. Je ne suis certes pas un penseur qui « élabore une doctrine philosophique ». Cependant, je suis quelqu’un qui philosophe puisque je recours toujours aux ressources analytiques, critiques ainsi qu’au registre conceptuel que cette discipline met à la disposition de qui veut questionner son monde et s’efforcer d’en appréhender rationnellement la complexité.

RBO – On dit habituellement que tel poète ou tel romancier est « entré en littérature » à tel moment et dans un contexte historique donné. À quel moment et dans quel contexte Patrice Dalencour est-il « entré en philosophie » ? Était-ce en classe terminale à Saint-Louis-de-Gonzague ou à l’École normale supérieure ? Quel a été le motif principal de ton « entrée en philosophie » ?

PD – Ma classe terminale à Saint-Louis-de-Gonzague aura certainement été l’antichambre qui m’a incité à aller plus loin dans la réflexion philosophique. D’où mon inscription au département de philosophie après l’obtention de mon diplôme de fin d’études secondaires (Baccalauréat). Mais si je regarde encore plus loin dans le passé, je me revois habité dès l’adolescence par une sorte d’inquiétude existentielle, entretenue, peut-être par mes lectures passionnées des romans de Saint-Exupéry, du théâtre et de quelques romans de Camus…, par un questionnement religieux aussi. En fait, je me suis inscrit à l’École normale supérieure, non pas tant avec le projet de me spécialiser en philosophie, que pour me donner le  temps et les moyens intellectuels de savoir ce que je voulais faire de ma vie. Et puis j’ai succombé à la double séduction de la philosophie et de l’enseignement.

RBO – Tu as effectué des études de philosophie à l’Université Toulouse-le Mirail (France) jusqu’au doctorat. Quel était le sujet de ta thèse ? Ce sujet était-il en lien avec l’expérience d’enseignant que tu avais auparavant engrangée en Haïti ?

PD – Ma thèse portait sur « La philosophie et son enseignement en Haïti ». Elle était davantage en lien avec mon vécu d’élève et d’étudiant qu’avec une expérience d’enseignement limitée à une année de cours de littérature en classe de troisième au Collège Roger Anglade et à quelques mois de cours de philosophie au lycée Toussaint Louverture, à l’occasion d’un remplacement. Mais la graine était plantée, qu’arroseraient, par la suite, les cours suivis en sciences de l’éducation.

Dans la première partie de cette thèse, fortement marquée par mon flirt d’alors avec l’althussérisme, je tente de débusquer des formes d’expression de pensées philosophiques dans les écrits de penseurs haïtiens, en sus des rares écrits se rattachant explicitement à cette discipline. Manipulant le concept d’ethnophilosophie, emprunté au philosophe béninois Hountondji, j’en fais le scalpel pour disséquer une pseudo- philosophie identitaire haïtienne. Et puisqu’il apparaît que le second espace philosophique est le cours où s’exposent dans un montage éclectique les grands thèmes traditionnels de la philosophie, j’en fais un examen critique. Ceci débouche sur la quête d’un renouvellement de cet enseignement susceptible de déborder la classe de terminale et même l’espace scolaire. Explorant les ressources des « pédagogies actives », je m’appuie fortement sur la pensée de Paolo Freire pour essayer de conceptualiser ce que pourrait être en Haïti un enseignement libérateur et une pratique libératrice de la philosophie.  

RBO – Dans le cadre des « Mardis de la philosophie » de l’Association culturelle Café Philo Haïti (ACCPH), le mardi 16 mai 2017, tu as accordé une entrevue dont le sujet était « De l'enseignement de la philosophie en Haïti ». Rappelant qu’il y a eu au pays une éphémère Société haïtienne de philosophie qui a organisé deux congrès, tu as précisé que « la seule forme d’existence publique de la philosophie en Haïti a été l’enseignement » dispensé dans « les classes des lycées (…) dans les écoles congréganistes » (…) dans quelques écoles privées » et de manière limitée à l’École normale supérieure. (Permets-moi une courte parenthèse historique. Il n’est pas attesté que l’éphémère Société haïtienne de philosophie ait été à l’origine de la visite en Haïti, en 1949, du philosophe Jean Paul Sartre auteur entre autres de « L'être et le néant » (1943) et la « Critique de la raison dialectique » (1960). Un congrès international de philosophie consacré aux problèmes de la connaissance, organisé par la Société haïtienne d'études scientifiques, a eu lieu à Port-au-Prince, du 24 au 30 septembre 1944, sous les auspices du gouvernement haïtien [Bulletin de la Société haïtienne d'études scientifiques, 1947.] À la même époque, Haïti a reçu la visite de penseurs et d’écrivains de premier plan à l’initiative de Pierre Mabille cofondateur, le 24 septembre 1945, de l’Institut Français d’Haïti. Il s’agit notamment du poète Aimé Césaire en 1944, et du théoricien du surréalisme André Breton en 1945 accompagné du peintre cubain Wilfredo Lam, etc. / Fin de la parenthèse historique). L’enseignement de la philosophie est-il encore, en Haïti, l’affaire d’« un club restreint » comme tu le dis ? Est-il nécessaire aujourd’hui d’enseigner la philosophie en Haïti ? Et dans le contexte d’un effondrement des institutions de l’État assautées par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et d’une criminalisation accélérée du pouvoir exécutif, que peut la philosophie en Haïti ?

PD – Si j’ai parlé de Sartre, c’est incontestablement une erreur car c’est le philosophe français Jacques Maritain que la Société de philosophie avait reçu. Venons-en maintenant à l’enseignement de la philosophie.

Il a potentiellement connu une extension numérique avec l’accroissement du nombre de classes terminales et celui des institutions supérieures tant publiques que privées qui inscrivent la philosophie au catalogue de leurs cours. La question devient alors celle de la réalité effective et surtout celle de la qualité de cet enseignement. Les programmes du Nouveau secondaire, au motif de mettre l’accent sur des compétences plus que sur des connaissances en ont appauvri le contenu. Ceci est confirmé par la teneur des épreuves de philosophie au baccalauréat qui est simplement affligeante. Certes, je n’ai entrepris aucune démarche méthodique d’évaluation qualitative de cet enseignement à travers le pays. Par conséquent, mes propos, nés d’une expérience forcément limitée, sont à relativiser ou à recevoir comme des pistes ou des hypothèses de recherche. Toutefois, j’ai parcouru certaines de ces pseudo-annales où sont engrangés des couples de questions-réponses tirés des examens des années précédentes et je sais leur succès auprès d’élèves non préparés auxquels ils permettent une réussite sans effort de pensée. Mais surtout, de mes fonctions de professeur à l’ISERSS/IERAH, j’ai pu mesurer l’impréparation totale, dans ce domaine, des jeunes bacheliers devenus étudiants. Cependant, malgré une certaine médiocrité de l’enseignement institutionnel, il y a une lueur d’espoir dans l’intérêt toujours plus grand qui se manifeste par des initiatives du type « Café Philo » et autres cercles du même genre, tant à la capitale que dans certaines villes de province.

Enfin, plus que jamais, il est nécessaire d’initier les jeunes à la pratique de la philosophie si on veut former des citoyens conscients de leurs responsabilités et capables de résister à la banalisation et à l’invasion mentale des schèmes de la pensée politico-mafieuse.  Faire acquérir des compétences socioprofessionnelles, comme le voudrait un courant techno économique, ne suffit pas.

RBO – Y a-t-il une « urgence de penser » aujourd’hui en Haïti ? Plus précisément, dans le contexte d’un effondrement des institutions de l’État assautées par le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste et d’une criminalisation accélérée du pouvoir exécutif, est-il indispensable de fournir aux jeunes, au moyen de la réflexion philosophique, un appareillage conceptuel analytique et critique ?

PD – La réponse est dans la question même. Plus que jamais, en Haïti, il y a « urgence de penser » et de cultiver ce qu’on pourrait nommer l’endurance de la pensée. Pour sortir des réactions à dominante émotionnelle qui rendent manipulables, pour sortir des réponses simplistes et binaires qui occultent la complexité de situations socio-politiques, culturelles, et autres , pour échapper au conditionnement médiatique et à celui  des réseaux sociaux, il faut acquérir cet appareillage analytique et critique et surtout se former pour que son emploi devienne « naturel ». Je vais un peu t’égratigner en ajoutant que la réponse est aussi dans la contestation de la formulation de ta question. Celle-ci schématise les choses en faisant de la mentalité politico-mafieuse et de la criminalisation des attributs exclusifs d’un seul secteur, alors que, hélas, ils sont équitablement partagés dans notre classe politique. La formation philosophique peut aussi contribuer à cette autocontestation de son propre regard et nourrir la capacité d’énoncer des désaccords et d’en débattre sans en faire un casus belli. En cela déjà sa nécessité s’impose dans notre société hyper-polarisée.

RBO – Est-il juste de soutenir que ton parcours d’enseignant est un parcours multipistes ? Qu’est-ce qui différencie l’enseignement de la philosophie au secondaire de celui que tu dispenses à l’université ? Comment la philosophie est-elle reçue par les étudiants à l’université et quels sont les principaux éléments de bilan que tu retiens de ton enseignement ?

PD – Mon parcours a emprunté des pistes encore plus diverses que tu ne penses. On sait moins que j’enseigne depuis presque aussi longtemps la littérature française dans le cadre de l’École Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus qui, en cheville avec le CNED, prépare aux bacs haïtien et français. Ceci m’a d’ailleurs amené à pratiquer les programmes nationaux et français.

L’enseignement de la philosophie en terminale (pas encore dans les quatre classes de notre secondaire, comme il le faudrait sans doute) est une initiation à une discipline nouvelle destinée à des jeunes chez qui on veut éveiller la conscience de leurs propres capacités intellectuelles par la pratique d’un type particulier de questionnement, avec apport de connaissances basiques et d’outillage conceptuel et méthodologique. Avec plus ou moins de succès compte tenu de leurs lacunes (en particulier linguistiques) et des contraintes inhérentes à un programme pour examen. À l’université, on est censé dispenser un enseignement plus approfondi et un peu plus spécialisé, centré sur des thèmes ou des problématiques. Et les étudiants sont présumés maîtriser déjà l’arsenal conceptuel de base ainsi que les techniques et méthodes des principaux types de travaux. Ils sont censés aussi être quelque peu autonomes. J’ai connu cela lors de ma première expérience universitaire à l’ENS entre 1978 et 1987, mais, à de rares exceptions près, je n’ai rien retrouvé de comparable, vingt après. Mon vécu est donc ambivalent : des étudiants sympathiques, à l’esprit curieux, participant beaucoup en cours, le verbe sonore et souvent creux, en créole comme en français, mais n’effectuant généralement aucune lecture ni travail personnel (capacités insuffisantes et plus faible encore prise en charge de soi). Une mentalité d’assistés intellectuels que le professeur aurait le devoir d’intéresser et à qui il devrait accorder la note de passage, au titre de leur présence en cours et de leurs origines populaires. Au fil des années j’ai été précédé d’une réputation de compétence et d’exigence qui a facilité les ajustements sur lesquels je ne transigeais pas.

RBO – Comment expliques-tu qu’il y ait si peu de revues universitaires et aucune revue de philosophie aujourd’hui en Haïti ?

PD – On peut y voir une manifestation de la pauvreté de la vie universitaire en ce qui touche à la recherche et à la communication. Peut-être aussi, le statut administratif des enseignants, majoritairement à temps partiel et se projetant rarement dans une carrière universitaire, explique-t-il que les actions de type corporatistes l’emportent sur le reste.

De plus, une revue philosophique naît généralement d’un noyau associatif. J’ai rêvé, un temps, de relancer une Société haïtienne de philosophie, mais la perception que j’avais eu des « mésententes » déchirant ce milieu m’a fait reculer. Toutefois, à partir de l’Institut de philosophie Saint François de Sales, basé au séminaire salésien de Fleuriot/Tabarre, a existé pendant près d’une dizaine d’années la revue philosophique « Moun ». Cette revue philosophique avait une teneur de haute qualité. Malheureusement sa diffusion et son rayonnement chez nous n’ont pas été à la hauteur de ses mérites. 

RBO – Tu as été ministre de l’Éducation nationale de 1987 à 1988 : était-ce une sorte de sacerdoce ? As-tu le sentiment d’avoir voulu être un bâtisseur de grands chantiers éducatifs, un gestionnaire de priorités nationales en matière d’éducation ? Quels sont les principaux éléments de bilan que tu retiens de ton passage à la direction de ce ministère ?

PD – Je ne parlerai pas de sacerdoce, détestant le mélange des genres. Et rendant à César ce qui lui revient, je parlerai de devoir civique auquel j’aurais eu honte de me dérober lorsque j’y ai été appelé.

Comme éléments de bilan, je mentionnerai d’abord le renforcement institutionnel dont les divers volets devaient rendre le ministère de l’Éducation nationale [MEN] capable d’administrer et de gérer plus efficacement son secteur de responsabilité, y compris dans un début de décentralisation par la réorganisation matérielle et structurelle des directions départementales. Le MEN reprenait également le pilotage du système par le rééquilibrage de ses rapports avec les partenaires internationaux. Autre défi relevé : l’assainissement financier et un recensement du personnel débouchant sur des états d’émargement conformes à la réalité du terrain. La restructuration de l’Institut pédagogique national a constitué aussi un grand moment de cette modernisation institutionnelle, même si cet organisme a été malencontreusement liquidé en 1991. Heureusement, la Direction de la formation et du perfectionnement a survécu à tous les aléas politiques. Les missions et structures techniques de l’Institut national de formation professionnelle ont été redéfinies, avec une dotation en moyens plus adaptée. D’autre part, l’achèvement de chantiers abandonnés et le réaménagement d’espaces récupérables ont permis l’ouverture de six lycées, dont cinq en province, pendant que nombre d’établissements faisaient l’objet d’agrandissement, remise en état physique et rééquipement en mobilier et matériel. La Faculté de linguistique appliquée, jusqu’alors nomade, s’est vu attribuer un local définitif, et la quasi-totalité des étapes vers l’ouverture de l’֤École nationale supérieure de technologie avaient été franchies. On pourrait aussi parler du déblocage de la « Réforme ». Et il y a aussi un volumineux dossier de projets législatifs dont la situation politique troublée avait freiné l’aboutissement, mais que j’ai transmis à mon successeur avec l’espoir déçu d’une continuité dans l’action modernisatrice. Arrêtons ce qui pourrait sembler un plaidoyer pro domo, mais n’oublions pas combien il est hasardeux de construire pendant la tempête. 

RBO – Un nombre relativement limité d’enseignants haïtiens a osé prendre publiquement la parole, ces dernières années, sur la question linguistique au creux du système éducatif national (notamment Charles Tardieu, Lyonel Trouillot, André Vilaire Chery, Rochambeau Lainy et Renauld Govain). Tu l’as fait récemment dans un texte retentissant, « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? » (Le National, 5 mai 2022). Peux-tu nous rappeler –à propos de la question linguistique au creux du système éducatif national--, les grandes lignes de la réflexion citoyenne qui articule dans ce texte ton regard critique sur les dimensions pédagogique, linguistique et de gouvernance éducative ?

PD – Je commence par signaler un motif d’inquiétude suscité par la trajectoire que dessinent en filigrane des annonces du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle sur la place des langues dans l’École et qui semblent tendre à un effacement progressif du français, de l’enseignement, puis de l’univers culturel haïtien. Éviction sous des prétextes didactiques et apparemment au bénéfice du créole, assisté de l’anglais ou de l’espagnol pour l’ouverture au monde moderne. Je pose que dans ce bouleversement de la configuration linguistique, le créole sera à son tour éjecté en marge. Et compte tenu du poids historique de notre double héritage linguistique et de son rôle dans notre identité de peuple, j’invite à la résistance. Enfin, puisqu’on ne doit pas faire de la question linguistique la cause unique des inégalités scolaires, je demande de ne pas s’abriter derrière elles pour faire avancer d’autres causes, ainsi soustraites au débat libre et public.

RBO – À propos de la récente décision du ministre de facto de l’Éducation nationale Nesmy Manigat de ne financer que les manuels scolaires rédigés en créole, tu éclaires les enjeux cachés de la démarche ministérielle. Dans l’article « Réforme éducative ou coup d’État linguistique ? » (Le National, 5 mai 2022), tu exposes avec rigueur que « (…) dans la boule de cristal ou dans l’intuition ministérielle censée remplacer le débat public sur des enjeux nationaux, notre deuxième langue [le français] serait rétrogradée au rang de langue étrangère. Elle céderait même la place à celle de la puissance nord-américaine ou dans une deuxième éventualité, son retrait scellerait dans le registre de la culture et de l’identité nationale la soumission à l’hégémonie de notre voisin de l’Est. » Ton diagnostic a-t-il été favorablement entendu ?

PD – Il a été positivement accueilli par une large portion de l’opinion, mais pas vraiment appuyé par notre intelligentsia frileuse. Au niveau décisionnel, je ne sais s’il produira des effets, par impuissance à décrypter les circonlocutions embarrassées que j’ai entendues ou lues en retour.

RBO – Tu as été témoin et/ou acteur de la réforme Bernard de 1979 qui a introduit le créole, dans le système éducatif national, comme langue d’enseignement et langue enseignée. Cette réforme éducative a été mise en sommeil en 1987 et l’État haïtien, qui continue de s’en réclamer de manière erratique, n’a toujours pas élaboré un bilan détaillé de cette première grande réforme de l’éducation nationale (voir l’article « L’aménagement du créole en Haïti et la réforme Bernard de 1979 : le bilan exhaustif reste à faire », par Robert Berrouët-Oriol, Le National, 16 mars 2021). À partir de ton expérience d’enseignant, quel est ton bilan de cette réforme ?

PD – Je n’ai été que témoin de la « réforme Bernard » jusqu’en 1987, acteur ensuite. Mais j’affirme que loin de l’avoir « mise en sommeil », j’ai plutôt réveillé la belle au bois dormant. En effet, empêtré dans des querelles internes qui l’avaient rendu improductif depuis des années, l’IPN (l’Institut pédagogique national) gaspillait ses forces dans des confrontations stériles avec son ministère de tutelle. Il est redevenu fécond après sa restructuration en 1987, avec un organigramme repensé, des missions redéfinies et recentrées et la reconstitution d’une équipe technique remaniée et enrichie. Bilan : achèvement du programme-cadre, notamment pour le troisième cycle fondamental et publication des programmes détaillés par matière. Un autre verrou a sauté avec la suppression du monopole détenu par l’IPN pour la conception, l’élaboration, la production et la diffusion des manuels scolaire du Fondamental. L’institut se limitant alors à fixer le cahier de charges pour ces livres et à homologuer puis autoriser les ouvrages conformes produits par des auteurs indépendants et des maisons d’édition. Fin de la pénurie de manuels et de matériel didactique dès la rentrée d’octobre 1987 ! La formation et le recyclage des maîtres ainsi que les Écoles normales d’instituteurs sont alors détachées de cet Institut et confiées à la Direction de la formation et du perfectionnement, nouvellement crée. Si on appelle ça donner un coup d’arrêt à la réforme, alors je signe et persiste. Que chacun assume les responsabilités qui sont les siennes par la suite !

Par ailleurs, il y a eu une évaluation de la réforme que j’ai exigée et arrachée de haute lutte des partenaires internationaux. D’un commun accord, elle a été confiée à des experts confirmés et non impliqués qui sont Uli Locher, Thierry Malan et Charles Pierre-Jacques. Leur rapport est sorti à Genève en octobre 1987 et a été soumis aux services concernés du MEN, à la Banque mondiale, et aux autres agences de coopération internationales intervenant dans la réforme de l’éducation en Haïti.   

Comme professeur, je tire un bilan très mitigé de la mise en œuvre de la Réforme. Son application a donné de bons résultats dans les établissements de qualité du secteur privé, même s’ils s’étaient montrés réticents au début, de moins bons résultats dans le secteur public à cause des conditions matérielles et administratives de sa mise en oeuvre. Et après tant d’années perturbées par l’instabilité politique et l’affaiblissement de l’État, la réforme mal appliquée contribue au naufrage

RBO – Certains « créolistes » fondamentalistes soutiennent publiquement qu’il faut abolir, déchouquer totalement le français de l’École haïtienne alors même qu’il est l’une des deux langues officielles du pays selon l’article 5 de la Constitution de 1987. Qu’en penses-tu ?

PD – Ce serait une erreur de plus. Non seulement parce qu’ainsi on déroberait aux écoliers tout un pan de notre héritage littéraire, scientifique, législatif, etc., mais encore parce que nous avons besoin d’une langue d’usage international et qu’il serait absurde de rejeter celle que notre histoire nous a léguée. Comme en religion, le fondamentalisme est nocif.

RBO – De manière générale, peux-tu synthétiser ta pensée sur la « question linguistique haïtienne » dans le système éducatif national (réflexion, position et propositions) ? N’est-il pas urgent que l’État haïtien élabore sa première politique linguistique éducative et lui confère un cadre législatif contraignant ?

PD – Le système éducatif national a pour mission de former des personnes aptes à s’intégrer à leur milieu, au mieux de leurs possibilités, de manière citoyenne et aussi à trouver leur place dans le monde moderne. À ce titre, il doit leur fournir les outils de communication adéquats, ce qui signifie que sans discrimination aucune, tout élève haïtien doit maîtriser l’usage courant de nos deux langues, à l’oral et à l’écrit, et ceci dès la fin du cycle fondamental. Le secondaire offrira la possibilité d’une connaissance et d’une pratique plus diversifiée et plus riche. Ceci exige la mise en place d’un environnement linguistique adéquat dans le quotidien et, hypothèse à débattre, une flexibilité contrôlée dans l’enseignement de ces langues, l’égalité réelle n’étant pas sur la ligne de départ mais à atteindre sur la ligne d’arrivée.

Il faut donc qu’une politique linguistique nationale soit élaborée et consacrée par la loi.   

RBO – Dans la perspective d’une véritable refondation de l’École haïtienne, quels sont selon toi les défis actuels de l’éducation en Haïti sur les registres suivants : le curriculum, la didactique des langues, la didactique spécifique du créole, la nécessité d’un enseignement compétent et de qualité du français, la formation des enseignants, l’élaboration de manuels scolaires bilingues français-créole, l’élaboration de manuels scolaires de grande qualité pédagogique en créole, le financement de l’École haïtienne ?

PD – Tu as énuméré les points essentiels d’une politique éducative et je les ratifie sans pouvoir ici élaborer davantage sur le sujet. J’y ajouterai la question de l’état physique des écoles, surtout après le tremblement de terre dans le Sud et leur dotation en mobilier, équipements et matériel didactique. La technologie moderne offre aussi des possibilités qu’on doit intégrer et certaines initiatives d’associations non étatiques peuvent être sources d’inspiration. Mais la condition de possibilité est de restaurer la crédibilité et l’autorité du ministère concerné, d’assainir ce qui mérite de l’être dans son fonctionnement et dans ses relations avec le monde enseignant.

RBO – Merci Patrice Dalencour d’avoir aimablement répondu aux questions du National.

Commentaires

merci à patrice dalencour

Jean NEMAR

01/12/2022 - 09:30

Patrice DALENCOUR : un citoyen, un universitaire, un politique, à l'incontestable intelligence de la situation, à l'intelligence tout court, dont BEAUCOUP pour ne pas dire la TOTALITÉ de nos pingouins locaux et autres doucineurs-profiteurs-jouisseurs du système en place et dans lequel ils (et elles) se VAUTRENT sans vergogne, pouraient et DEVRAIENT prendre en exemple, s'en INSPIRER, en vue d'une RESPIRATION SALUTAIRE de nos pays, de nos régions, de nos territoires, de nos POPULATIONS...

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