« Lémistè, 3 » de Monchoachi

Georges-Henri Léotin

Rubrique

  Le titre du tome 3 de « Lémistè » de Monchoachi apparaîtra assez déconcertant : « Fugue vs Fug ». On verra cependant que ce titre indique assez clairement la problématique de l’ouvrage, quand on découvrira tout au début du livre le sens du mot allemand Fug, et, dans le Liminaire, la rupture « civilisationnelle » européenne que Monchoachi désigne avec le concept de fugue (« …dévoiement…rupture avec tous les modes d’habiter la terre d’où qu’ils soient…rupture que nous appréhendons ici plus encore au niveau de la langue… »). Il se trouve en outre qu’il y a en creux dans ce titre (avec les 2 consonnes VS pour versus) une question abordée plus loin poétiquement : l’avènement des voyelles dans l’écriture de la Grèce antique, héritière d’un alphabet consonantique phénicien – un avènement qui aurait eu des conséquences qu’on ne soupçonne pas.

Monchoachi évoquera dans le cœur du texte les implications et les conséquences, pour notre rapport au monde et notre rapport à autrui, de cette révolution en écriture. Le titre, donc, sans être spontanément limpide, comme on voit, concentre les éléments de la réflexion poétique de Monchoachi, jusque dans son écriture.

Lémistè / Les mystères

  Dans la Partition noire et bleue (Lémistè, 3), les chapitres étaient précédés d’une courte présentation de leur contenu philosophique. Dans ce tome 3, Fugue vs Fug, tout le projet poético-linguistico-philosophique est résumé dans le Liminaire. Il faut bien entendu à tout prix s’imprégner de ce Liminaire avant de se jeter dans le corps du texte, même si les éclairages théoriques ne rendent évidemment pas entièrement compte d’un dire poétique.

Nous sommes dans Lémistè, et pas les Mystères (come la Sainte Trinité ou ceux d’Éleusis en Grèce antique). Lémistè est un mot créole, créole haïtien, vocabulaire du vaudou. Comme il le dit lui-même dans le Liminaire, la poésie de Monchoachi est innervée, irriguée, alimentée par le créole, le créole haïtien tout particulièrement. Le lecteur non-créolophone ne la lira pas comme le créolophone. Il la trouvera sans doute  plus mystérieuse (on peut penser ici à ce que disait Émile Yoyo dans son livre Saint-John-Perse et le Conteur : il y a chez Perse, en bien des endroits, une syntaxe et une rhétorique créoles qui échappent au lecteur non-créolophone qui ne voit pas l’origine créole de l’étrangeté et de la « belleté » de S.J. Perse).

Appeler, épeler, kriyé ( rélé)…

(Créole et français dans Lémistè 3)

Le créole martiniquais dit kriyé là où le français dit appeler. Au moins en 2 endroits, Monchoachi a recours au terme créole dans ce sens (appeler). D’abord pour évoquer ce que le philosophe allemand Heidegger a appelé la dictature du « on » (= souci dans notre existence quotidienne d’être dans la moyenne ; soumission aux modèles du plus grand nombre, égalisation de toutes les possibilités d’être) :

Je tu crié on-ça  (p.88)

Plus loin, dans la même problématique :

S’épellent à présent, ne s’appelle plus, ne se crient plus  (p.95).

  Ailleurs, évoquant sans doute l’extension planétaire du christianisme, Monchoachi a recours au créole, précisément l’expression du  pronom réfléchi en créole :

Ouvre son corps le royaume du mystère  (chap. 9, L’Idole, p.93)

« Son corps » ici peut être pris comme pronom réfléchi (soi-même) mais aussi au sens propre : le corps du Christ, Homme-Dieu sacrifié pour l’Humanité).

  Le créole, l’haïtien tout particulièrement, est présent à chaque page, presqu’à chaque phrase, au service du projet poético-philosophique de l’auteur : pointer du doigt le tournant occidental dans le rapport au monde de l’Homme : une « fugue » qui a gagné pratiquement toute la terre, et qui aurait partie liée avec la question de l’écriture alphabétique et de l’écriture monétaire arithmétique. Sur ce tout dernier point, ce passage pourrait constituer une devinette, an titim : qui suis-je :

« …Beauté festue / qui pour les mortels émet lumière adorable / tout partout sur la terre, mesure de tout. »

*

  Lémistè est un projet philosophique, une méditation sur les grands chemins pris par l’Humanité quant à la question de son rapport au Monde. Une quête qui ne semble pas vraiment dogmatique (Fugue vs Fug se termine par des points de suspension).

Mais c’est aussi une fête des langues, des jeux de langage, des rapprochements sonorités-sens, des énigmes. C’est une poésie qui mobilise la syntaxe, le lexique et la rhétorique créoles, au service d’un projet critique ambitieux. A lire et méditer, en ayant toujours à l’esprit le sous-titre créole ( Lémistè, 3 ). 

                                                                   Georges-Henri LÉOTIN, 27/01/20

 

P.S. Nous faisons le lecteur profiter d’une indication bibliographique de l’auteur

qui  pourra éclairer des aspects du projet de Monchoachi : « Les 3 écritures /  Langue, nombre, code », de Clarisse Herrenschmidt, Gallimard 2007)

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