« Les Marrons de la mer » et la question de la Créolisation

Georges-Henri Léotin

Délinquants ou acteurs politiques ?

  Quel rapport entre des Nègres-marrons voleurs de canots et la notion de Créolisation d’Édouard Glissant ? Ça ne saute pas aux yeux immédiatement.

Nous allons montrer le lien entre ce phénomène historique (années 1833/1848) et le concept « glissantien », à partir de quelques réflexions de Tijo Mauvois, à la fin de son ouvrage « Les Marrons de la mer » (édition Karthala/CIRESC, 2018).

Mais d’abord il faut dire deux mots sur la méthode de Mauvois dans sa recherche. Elle n’est évidement pas différente de celle de tout historien sérieux : consultation méticuleuse des archives et documents d’époque (spécialement ici les arrêts de la Cour royale de la Martinique – les condamnations judiciaires peuvent nous apprendre beaucoup, pour la connaissance profonde d’une société, c’est une des leçons que le lecteur pourra tirer du livre !). Mais, dans Les Marrons de la mer, on retrouve l’intérêt de Mauvois pour les faits de révolte oubliés (« les cris de révolte jamais entendus », comme dit Césaire quelque part) : voir par exemple « Un complot d’esclaves en Martinique, 1831 », éd. Les Pluriels de Psyché, 1998).  Mauvois semble exprimer sa propre perspective quand il évoque, page 27, celle de Delépine avec « Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique », (Servedit, 1989) et celle de Josette Fallope avec « Esclaves et citoyens - Les Noirs à la Guadeloupe au XIXème siècle », (Soc. D’Histoire de la Guadeloupe, 1992) :

    « à partir de sources diverses (…) dégager une thématique éloignée des poncifs coloniaux qui réduisent l’esclave antillais aux rôles les plus passifs et immuables » (Marrons de la Mer, p.27).

L’ouvrage de Mauvois est donc une étude précise, documentée, des marronnages organisés de la Martinique vers les îles anglaises, Sainte-Lucie et Saint-Vincent tout particulièrement, après l’abolition anglaise, de 1833 à 1848. Ce marronnage organisé apparaît pour Tijo Mauvois comme une forme de contestation du système esclavagiste, et son souci dans tout l’ouvrage sera de «restituer leur dignité d’acteurs politiques » à « ces silhouettes délinquantes et fugaces ». Car en effet :

    « Les actes de rébellion méritent d’être pris en compte autant que ceux de l’esclave producteur. Les dissidences sociales et culturelles présentent autant d’intérêt que les structures d’encadrement des plantations. » (M.M., p.112).

Créole, Créolisation.

  Dans le chapitre intitulé « Et la liberté ? », Mauvois dialogue avec Yvon Debbasch, auteur d’une étude sur « la déertion de l’esclave antillais ». Cet auteur s’appuie largement sur une réflexion du Procureur général de la Martinique, que Mauvois cite en exergue (p.92) : « Peu de Noirs créoles se livrent au marronnage ; la majeure partie des marrons provient des noirs importés, qui ont conservé leurs habitudes de paresse et de vagabondage ».

Mauvois note que, dans les milieux coloniaux, ce genre de croyances concernant les « Bossales » et les « Créoles » a évolué dans le temps : longtemps « l’image du Noir déporté d’Afrique fut plus positive (« plus malléable, plus courageux ») que celle du Noir créole (« de moins bon rendement et de maniement plus difficile »). Toujours est-il que Delbasch repend cette idée que la créolisation est un facteur qui réduirait le marronnage et le désir de liberté. Au point qu’au XIXème siècle, après l’interdiction de la Traite, le marronnage serait le fait d’individus isolés et non de groupes organisés. Sur cette question de la créolisation comme facteur d’assimilation et d’intégration de l’esclave dans le système, Mauvois fait ces distinctions, à notre sens importantes :

    « Il conviendrait de dissiper certaines équivoques au sujet de cette notion [de créolisation]. Sert-elle à décrire un lent processus culturel qui inscrit le Noir créole dans le Nouveau Monde ? Ou se rapporte-t-elle à une acceptation politique de la servitude ?

Certes, il y a les règles édictées par les pouvoirs coloniaux aux Amériques. Mais la soumission à ces règles est loin de constituer un mode unique de créolisation. Créole est esclave soumis. Créoles sont les velléités du « marronneur ». Créole est aussi le marron de la mer qui - renonçant à l’Afrique ancestrale – se tourne vers d’autres terres promises, antillaises celles-ci »

« L’offrande » de Glissant

Glissant présentait son concept de Créolisation de façon non-dogmatique : comme une « offrande » : « Je vous présente en offrande le mot de créolisation pour signifier cet imprévisible de résultantes inouïes ». (Traité du Tout-Monde). L’ « offre » de Glissant, c’est une invitation à considérer cette émergence de formes culturelles inédites caractérisant la créolisation dans l’histoire des Amériques, et, pour l’avenir du Monde, sur la question de l’identité, à refuser l’idée d’une souche unique, à refuser tout essentialisme (comme c’est le cas dans une certaine Négritude). La Créolisation de Glissant est aussi à distinguer de la « mondialisation », qui est en fait une occidentalisation du monde. Tijo Mauvois semble voir cette créolisation à l’œuvre tout au long des siècles de résistance à l’esclavage. Les marrons de la mer ne rêvaient pas de retour à l’Afrique (laquelle comprend d’ailleurs plusieurs nations et cultures parfois très différentes), mais inventaient des formes de résistance à la déshumanisation, avec une ouverture sur la Caraïbe, « l’assise créole » commune des îles anglaises  et françaises fondant leur solidarité (en Septembre 1870 Sainte-Lucie a d’ailleurs été terre d’asile pour certains insurgés du Sud de la Martinique, comme elle l’avait été, avec la Dominique et Saint-Vincent, pour les Marrons de la mer des années 1833/1848.)

  Dans « Les voies de la créolisation » (éd. De l’incidence, 2011), Alain Ménil  écrivait : « La créolisation n’est pas seulement née d’une histoire d’anonymes, elle a l’anonymat et l’oubli de tout comme élément premier –elle surgit sur fond de démunition – du moins pour l’une des composantes. ». Les marrons de la mer ont été les acteurs de ce phénomène de créolisation, avec chez eux une conscience caribéenne, une conscience de la profonde identité culturelle de ces peuples que des bras de mer séparaient mais que la souffrance et le désir de liberté unissaient.

  Le premier et le dernier ouvrage de Georges Bernard Mauvois auraient pu porter le même titre : Chimen Libèté – une expression qui résume assez bien la vie de cet homme qui était historien, chercheur, mais aussi militant profondément attaché à son pays et soucieux de son émancipation ; et en même temps ouvert sur la Caraïbe, intéressé tout spécialement au passé et au devenir de notre Grande Sœur Haïti.  

 

Georges-Henri LÉOTIN (10/12/2021)

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