Si on nous avait dit, nous les membres du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace CREOLE), créé en 1975 par feu le Pr Jean Bernabé, lorsque nous avions organisé, en 1998, la toute première "Dikté Kréyol", cela sur le campus de Schoelcher (Martinique), que 34 ans plus tard, nombre de municipalités en organiseraient une, nous ne l'aurions pas cru. En effet, en ce "MOIS DU CREOLE" de 2022, on a comptabilisé 14 dictées "municipales" sans même parler de celles qui ont été réalisées par des associations culturelles.
Certes, ce petit événement que fut la première "Dikté Kréyol" avait connu un succès certain, grâce notamment à des personnes comme Daniel Dobat et Nady Nelzy, avec près de 300 participants au Grand Amphi dudit campus, mais nous étions trop occupés à nous battre pour créer une Licence et une Maîtrise d'"Etudes Créoles" pour croire à une pérennisation de ladite dictée.
De plus, hormis les rédacteurs du journal entièrement en créole, Grif An Tè(1979-82), dont le sociologue Serge Domi fut le directeur de publication, journal qui publia 52 numéros, pratiquement personne ne s'intéressait au créole écrit. Nous disions bien "écrit" car le créole oral, lui, commençait à acquérir quelques lettres de noblesse avec la libération des ondes et la création de plusieurs radio-libres. Les rares auteurs créolophones de cette époque (Monchoachi, Joby Bernabé, Raphaël Confiant, Serge Restog, Térez Léotin etc.) étaient, quant à eux, peu considérés, pour ne pas dire pas du tout et étaient perçus comme de doux rêveurs, voire des hurluberlus.
En fait, il avait toujours existé dans le grand public une méprise, une énorme méprise, quant au travail déployé par les défenseurs du créole. Méprise qui se traduisait par le refus de voir notre langue enseignée à l'école : "Ils veulent faire nos enfants parler créole !", s'indignait-on. Or, il n'a jamais été question de cela dans l'esprit des créolistes qui n'ignorent pas que nul n'a besoin d'aller à l'école pour apprendre à parler une langue. Des dizaines de millions d'enfants à travers le monde, dans les pays dits "sous-développés", n'ont pas la chance d'aller à l'école et pourtant ils ne sont pas muets ! L'introduction du créole dans le système scolaire avait pour but d'apprendre à LIRE ET A ECRIRE en créole et à REFLECHIR en créole. Jean Bernabé considérait même que l'école pouvait être un moyen de "recréoliser" nos élèves qui, déjà dans les années 80-90 du siècle dernier, était en proie à l'effrayant processus de "décréolisation" qui a conduit à l'espèce de charabia que l'on entend aujourd'hui, notamment sur certaines radio-libres, dans la bouche de politiciens "nationalistes" et dans la petite-bourgeoisie "assimilée".
Le temps a donc passé et grâce au GEREC, l'université dispose d'une Licence, d'un Master et d'un Doctorat en "Etudes créoles". Grâce aux luttes menées par ce même GEREC, un CAPES de créole, puis une Agrégation de créole ont vu le jour. Il convient ici de rappeler que nous n'affrontions pas seulement l'indifférence ou l'hostilité du système jacobin, mais aussi celle de quelques créolistes pour qui nos desiderata (notamment le CAPES de créole) étaient "prématurés". Ces mêmes personnes, toute honte bue, se sont empressées de squatter pendant une décennie le jury de ce concours qu'ils n'avaient pas appelé de leurs voeux !!! Il est vrai que, sous nos latitudes, l'honnêteté intellectuelle est une denrée plutôt rare. Le temps a passé et en ce nouveau millénaire, le CREOLE ECRIT a droit de cité presque partout, pas seulement à l'école et à l'université. Sur les panneaux et les dépliants publicitaires, sur les panneaux indiquant des noms de quartiers et de communes (Rivière-Pilote, Le François etc.), sur quelques bâtiments publics (et même la Préfecture !) et surtout dans les textos (SMS) et mails qu'échangent quotidiennement les Martiniquais. Ainsi, plus personne ne s'étonne que "Chaben" se termine par "en" et non "in" comme l'orthographe du français nous poussait spontanément à l'écrire. Ou que, pour le même raison, "tch" ait cédé le pas à "tj" comme dans "tjè" (coeur).
La graphie-GEREC, mise en place, puis remaniée, par Jean Bernabé, a fini par s'imposer quarante ans plus tard.
Désormais aussi, il ne se passe plus une seule année sans qu'un, deux, voire trois ou quatre livres en créole soient publiés. Cela peut paraître peu mais c'est un progrès considérable par rapport à la période ayant précédé les années 80. De la Maternelle au doctorat, les jeunes Martiniquais ont à présent la possibilité d'étudier notre langue, de l'écrire et de réfléchir avec elle. Le créole oral, lui aussi, outre les radios-libres, a forcé des portes qui lui étaient autrefois fermées : les églises catholiques et protestantes, les reportages télévisés, les meetings politiques etc... Même le plus "assimilé" des Martiniquais ne dit ou n'ose dire que "le créole est un patois", "le créole ne s'écrit pas" ou "le vocabulaire du créole est pauvre", toutes choses que l'on entendait couramment avant la décennie 1980. Cette avancée incontestable est l'oeuvre du GEREC, des écrivains créolophones, des artistes (les défenseurs du "bèlè" notamment), de radios, télés et sites-web etc... Ce ne fut pas un combat facile du tout !
Mais, il faut se garder d'un enthousiasme béat car rien n'est gagné.
Pourquoi ? Parce qu'aucune politique linguistique sérieuse n'a jamais été mise en place par nos décideurs politiques comme c'est le cas au Québec, en Catalogne, en Corse ou à Tahiti. Or, le destin d'une langue est tenu en mains par le pouvoir politique et lui seul. Les linguistes, les enseignants, les artistes et autres peuvent déployer tous les efforts du monde, grapillant de temps à autre de petites victoires, la cause ne sera pas définitivement gagnée. Se contenter d'organiser des manifestations en octobre, pendant le "MOIS DU CREOLE", puis retourner à ses affaires de novembre au mois d'octobre de l'année suivante relève de la démagogie, de la bonne conscience que l'on se donne à peu de frais ou du populisme. Dans le programme de la coalition du "GRAN SANBLE" qui remporta les premières élections territoriales en décembre 2015, figurait la création d'un "OFFICE DE LA LANGUE CREOLE ET DES LANGUES DE LA CARAIBE" mais il ne vit jamais le jour ! Cela a conduit fatalement à toutes sortes de dérives comme celle qui a consisté pour quelques personnes à créer une "Akadémi Kréyol Matinik" alors que la mise en place d'un tel outil, partout dans le monde, relève du pouvoir politique comme c'est le cas de l'"Akadémi Kréyol Ayiti". Cette "Akadémi" martiniquaise autoproclamée connaitra sans nul doute le même sort que l'ACRA (Académie Créole Antillaise) fondée dans les années 50 du siècle dernier par une poignée de lettrés guadeloupéens comme Rémy Nainsouta, Bettino Lara, Gilbert de Chambertand etc... : elle demeurera un énième gadget folklorique avant de disparaître.
Sinon, une question, une nouvelle question se pose au vu de l'évolution sur près d'un demi-siècle que nous avons décrite plus haut : serions-nous passés de la diglossie au bilinguisme ? (A SUIVRE)
ce sera très drôle! Lire la suite
...vous vous bouchez les yeux quand il s'agit d'identifier les VRAIS responsables de la situation Lire la suite
Les propos de Crusol sont gravissimes .C'est néanmoins une analyse originale qui mérite qu'on s'y Lire la suite
Rien de plus facile que de modifier la constitution. Lire la suite
En droit français actuel PERSONNE ,même pas Macron ne peut "octroyer" l'indépendance à un territo Lire la suite
Commentaires
Une observation et deux questions....
Frédéric C.
06/12/2022 - 19:50
Merci pour cet article qui indiquera à certains jeunes "radicaux" que la Mque ne les a pas attendus pour que de durs combats soient menés. Ceci posé: 1)Petit point d'ordre pas si anodin. Contrairement à ce qui est indiqué dans l'article, il existe encore bien des Mquais qui disent que le créole est un "patois", du "français déformé" et autres "baragouin" (Mque+ émigration). Ils ne le font plus forcément avec la même morgue, aussi ostensiblement ni grossièrement comme voici 40 ou 50 ans, mais on entend encore ce genre de "qualification ", ou plutôt"disqualification ".
2) Lorsque "Grif An Tè" est sorti en 1978, un caractère avait été créé par le GEREC : le "ÿ" (i grec tréma). Cela visait, dans le cadre d'une claire démarcation entre les deux langues, à restituer le (appréciation personnelle) très approximatif "tj" ou "tch" (comme dans "tjòk" ou "tjèbé" dans leur graphie actuelle) . Dans les 90's, j'avais posé à Pierre PINALIE (ex-mb du GEREC, aujourd'hui décédé) la question : "Pourquoi le 'ÿ' n'est il plus aussi utilisé ?". D'AUTANT QUE, effectivement, le "ÿ" restituait VRAIMENT les sons correspondants, contrairement aux "tj" et "tch": le "ÿ" rendait VRAIMENT le "T humecté" ou "D humecté" (de même que le "L 'mouillé'" de l'espagnol ne peut pas être rendu par "LI", mais par le "LL" (L doublé). Idem pour le tilde...). P.Pinalie me répondit, crus-je alors comprendre, que c'était lié aux éditeurs, qui, en gros, ne voulaient pas s'embarrasser d'un caractère supplémentaire. Or dans les langues allemande et scandinaves, il existe une multitude de caractères inexistant en français, allemand, espagnol, anglais. L'explication que j'ai cru comprendre de P.Pinalie est-elle la bonne, ou la disparition du "ÿ" a-t-elle quelque(s) autre(s) motif(s), par exemple simplifier la graphie-GEREC, qui à l'époque était révolutionnaire en Mque (avec ses "k", "w"...et "ÿ" ?
2)En quoi consisterait la "ritualisation" d'un éventuel "bilinguisme"? Car enfin, je me souviens que dans les années 70, avant des réunions politiques d'organisations progressistes, tant en Mque qu'en Gpe, avant le début de la réunion, les présents échangeaient déjà, mè sé "gwo" kréyòl ki té ka woulé... Et puis quand le responsable de la réunion marquait le "top départ", il disait à peu près ceci: "Bon! Eh bien camarades, nous allons commencer notre réunion", et toute la suite se déroulait en français jusqu'à la fin. Inversement, dans des réunions dirigées par des patriotes radicaux ou des nationalistes, les participants étaient presque tenus de s'exprimer en créole... N'y avait-il pas là DÉJÀ une forte "ritualisation" ? Merci d'avance.