Mémoires de la traite et de l'esclavage : dialogue sans tabou entre un afro-descendant et un "béké"

C’est une publication originale, voire inédite, qui aborde, en Martinique, la question ô combien sensible des relations entre Antillais afro-descendants et blanc-créoles. Intitulé très justement Dialogue improbable, entre un afro-descendant et un ‘’béké’’, cet ouvrage nous plonge dans les arcanes d’une conversation riche, profonde et sans tabous, entre Emmanuel de Reynal, chef d’entreprise ‘’béké’’, et Steve Fola Gadet, universitaire afro-descendant. En ce 10 mai 2022, Journée nationale des mémoires de la traite et de l’esclavage et de leurs abolitions, les deux hommes répondent à nos questions.

TV5MONDE : Dès le début du livre, vous racontez les circonstances de votre rencontre qui tiennent, notamment, à la lecture et à la critique que vous, Steve Fola Gadet, avez faites du livre intitulé Ubuntu. Ce que je suis... d'Emmanuel de Reynal, paru en 2020, chez L’Harmattan. Avez-vous connaissance, l'un et l'autre, de l'existence de ce type de dialogue aux Antilles ou à la Réunion, entre individus ou groupes d'individus ?

Steve Fola Gadet : Je crois que ce genre de relation existe dans ces espaces mais elles ne sont pas toujours rendues publiques parce qu’il y a sûrement un coût social qui va avec cette démarche. Cet acte public que nous faisons a déjà eu lieu dans l’histoire en Martinique. Je veux dire voir un afro-descendant descendre dans l’arène publique avec un “béké”.

L’une des premières fois dans notre histoire, c’est lorsque le député Cyril Bisette s’allie au béké François Pécoul pour les législatives de juin 1849. La deuxième, c’est lorsque le grand Aimé [Césaire, NDLR] plante un arbre avec Bernard Hayot [Homme d’affaires, NDLR] en 2001 dans la ville du François. Ces alliances ont leur propre contexte et leurs propres intentions mais en tous cas, ce sont les précédents qui me viennent…

Emmanuel de Reynal : Le dialogue individuel existe naturellement entre les différents membres de la société antillaise, mais il reste toujours cantonné dans la sphère privée. Il est vrai que le dialogue collectif est plus rare. Il est souvent bloqué par nos différentes représentations sociales qui favorisent des postures de replis et de distance. Il existe heureusement des initiatives de dialogue organisé, au travers notamment d’associations comme Tous Créoles ou d’autres. La nouveauté ici est d’avoir rendu public notre dialogue, et d’en assumer ouvertement les termes.

TV5MONDE : D'après vous, les travaux de Frantz Fanon concernant en particulier la prise de conscience de l'aliénation de l'Homme antillais, sont-ils un instrument à même d'aider à faire reculer l'extrême racialisation des rapports humains aux Antilles ?

Steve Fola Gadet : Ces travaux le sont et ils ont déjà fait beaucoup pour nombre de personnes. Les travaux de cet illustre Martiniquais touchent certaines personnes et pas d’autres. Ses travaux sont aussi réinterprétés à la lumière de ce qui nous a fait dans la vie, à la lumière de nos idéologies ou encore de notre formation. Oui, ils contribuent mais c’est toujours une bonne chose d’ajouter des outils dans la boîte afin de défaire certains clichés mais surtout rechercher l’humanité chez l’autre.

Le racisme est une conséquence directe de l’esclavage

Emmanuel de Reynal, co-auteur de Dialogue improbable, entre un afro-descendant et un ‘’béké’’

TV5MONDE : Selon vous Emmanuel de Reynal, pour quelles raisons les conséquences de l'infériorisation de la race noire perdurent-elles encore aujourd'hui ?

Emmanuel de Reynal : Le racisme est une conséquence directe de l’esclavage. Pour justifier devant Dieu que des hommes puissent en asservir d’autres, il fallait démontrer que les Noirs étaient inférieurs aux Blancs. Et pendant plusieurs générations, cette terrible lecture a été entretenue. Ce qui au départ n’était qu’une construction de l’esprit est devenu une vérité ancrée qu’il s’agit maintenant de déconstruire. La classification racialisée des humains fait perdurer l'idée d’infériorisation de la race noire.

TV5MONDE : A l'un et à l'autre, comment peut-on remédier ou contribuer à faire reculer l'obsession de la couleur de la peau chez les Antillais ?

Steve Fola Gadet : Cette obsession n’est pas née seule. Elle est dans la fabrique de ces pays. Elle a été légitimée pendant longtemps. Elle a servi à construire le modèle de notre société, donc cela prendra du temps. La couleur de peau aux Antilles donne des avantages à certaines personnes. Il faut reconnaître les privilèges qui vont avec pour mieux en sortir. Avant, cette obsession servait des intérêts.

Nous ne pouvons pas faire peuple avec l’idée de pureté raciale

Steve Fola Gadet, co-auteur de Dialogue improbable, entre un afro-descendant et un ‘’béké’’

Les temps ont changé donc cela va demander du temps, des témoignages, de l’éducation, un contexte sociopolitique, socioéconomique aussi qui évolue en ce sens. Ceux et celles qui se sentent concernés doivent prendre le risque de leurs idées également. Je dois faire remarquer que cette affaire concerne tous ceux qui vivent dans nos pays. Nous ne pouvons pas faire peuple avec l’idée de pureté raciale.
 
Emmanuel de Reynal : Nous devons impérativement effacer l’idée de race dans nos représentations sociales. Nous ne devons plus voir que les personnes qui se cachent derrière les couleurs. Nous devons faire l’effort de sortir du mensonge des races que nous perpétuons depuis des siècles. Un mensonge qui nous empêche d’avoir accès aux personnalités. Cette démarche est exigeante. Elle passe par l’éducation, la culture, le dialogue…

TV5MONDE : Dans le livre, en parlant de vous Emmanuel de Reynal, Steve Fola Gadet évoque une forme de spiritualité. Avez-vous une pratique spirituelle ?

Emmanuel de Reynal : Je suis catholique moyennement pratiquant. Ma spiritualité n’est pas particulièrement développée. Je m’inscris simplement dans les valeurs humanistes, comme la plupart des gens que je côtoie, d’ailleurs. Je crois en l’Homme et aux nuances.

TV5MONDE : A l'un et à l'autre, pourquoi la trajectoire de l'Afrique du sud n'inspire-t-elle pas les anciennes colonies esclavagistes françaises, en particulier dans les rapports entre communautés ?

Steve Fola Gadet : Je ne pense pas qu’on puisse dire tout de go que l’Afrique du Sud n’inspire pas nos gens. La popularité de Madiba [Surnom de feu Nelson Mandela, NDLR] et de cette expérience en témoignent. Comment cela se matérialise, cela reste à voir. Est-ce que les institutions devraient s’emparer du modèle et proposer certaines choses ? Why not ?

L'ancien président sud-africain Nelson Mandela, à droite, et l'archevêque Desmond Tutu, lors du lancement d'une exposition consacrée à Walter et Albertina Sisulu, intitulée "Parenting a Nation", à la Fondation Nelson Mandela, à Johannesburg, en Afrique du Sud, le 12 mars 2008.

L'ancien président sud-africain Nelson Mandela, à droite, et l'archevêque Desmond Tutu, lors du lancement d'une exposition consacrée à Walter et Albertina Sisulu, intitulée "Parenting a Nation", à la Fondation Nelson Mandela, à Johannesburg, en Afrique du Sud, le 12 mars 2008.

© AP Photo/Themba Hadebe

Je relisais le très bon livre de Richard Stengel sur Madiba et pour ma part, je suis inspiré d’où ma démarche. Maintenant, attention. Je refuse de romancer ce qui s’est passé en Afrique du Sud parce que cette transition démocratique aussi inspirante qu’elle soit contient du laid et des ratés.

Emmanuel de Reynal : La commission « Vérité et Réconciliation » a permis aux Africains du Sud de se parler en vérité et de se pardonner mutuellement. Il a fallu la force dUbuntu (NDLR, mot bantou qui traduit une philosophie de vie basé sur la fraternité) portée par Nelson Mandela, Desmond Tutu et Frederick de Klerk pour que le peuple aborde ces échanges en révélant le meilleur de lui-même. Chacun a fait l’effort de trouver la part d’humanité de son interlocuteur, fut-il son geôlier, fut-il son tortionnaire. Ces rencontres se sont déroulées entre les protagonistes vivants de l’apartheid. Les échanges ont eu lieu entre les vraies victimes et les vrais bourreaux, et chacun a pu témoigner de sa vérité personnelle.

En Martinique, les protagonistes de l’esclavage n’existent plus. Il n’y a aujourd’hui ni victime, ni bourreau. Il n’y a ni esclave, ni esclavagiste. Il n’y a que les descendants d’un passé douloureux qui ensemble ont recomposé, bon an mal an, une communauté martiniquaise.

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, les Martiniquais ont posé un lourd couvercle sur leur passé. Ils ont enfoui leurs sentiments dans le silence. Ils ont donné la parole aux « non-dits ». Ils ne se sont pas parlés comme ils auraient dû le faire. Ils ont estimé qu’il fallait oublier pour avancer. Ils ont sans doute commis là une grave erreur. En évitant d’affronter l’épreuve de vérité de leur vivant, ils ont transmis aux générations futures un impossible défi. Un défi que nous devons tenter de relever aujourd’hui.

(Re)voir - Steve Fola Gadet et Emmanuel de Reynal invités du 64' sur TV5MONDE

Commentaires

Le racisme est-il une conséquence directe de l’esclavage ?

Oui

11/05/2022 - 10:51

Le racisme est-il une conséquence directe de l’esclavage ?
Le racisme désigne les idéologies qui se fondent sur des différences biologiques, ethniques, religieuses, etc. réelles ou supposées, pour hiérarchiser les hommes.
Le système des Ordres de l'Ancien régime français, qui attribuait des qualités supérieures à une minorité de nobles (dont on disait qu'ils avaient le sang bleu), était d'essence raciste.
Le système des castes en Inde est évidemment raciste.
S'enorgueillir d'une ascendance prétendument prestigieuse relève d'une mentalité raciste.
Les Chinois se sont longtemps perçus supérieurs à ceux qui vivaient autour de leur pays, tout comme les Grecs anciens qui disaient "barbares" ceux qui n'étaient pas des leurs.
La persécution des Juifs par l'Allemagne nazie était raciste, à l'instar des pogroms en Russie ("pogrom" est un mot d'origine russe).
Les religions sont racistes qui hiérarchisent ceux qui sont dans la Vérité et ceux qui sont dans l'erreur.
Aux Antilles, les Espagnols ont d'emblée considéré comme "sauvages" les Amérindiens.
En Occident, le racisme anti-noir est d'origine religieuse, avec la "malédiction de Cham" par exemple. Dans le vocabulaire courant, ce qui est mal est noir. La stigmatisation des Noirs est bien antérieure à l'esclavage aux Amériques.
On peut ainsi multiplier les exemples de racismes sans lien avec l’esclavage.
Aux Antilles, je dirais que l'esclavage a prospéré sur un racisme anti-noir préexistant, plus qu'il ne l'a créé. Les âmes des Noirs étant fondamentalement mauvaises, l'esclavage, qui impliquait le baptême, fut ainsi présenté comme une bénédiction.

Ce n'est pas parce qu'elles …

Rose

11/05/2022 - 23:11

Ce n'est pas parce qu'elles hiérarchisent les uns ou les autres que les religions sont" racistes." On pourrait à la rigueur les qualifier de différentialistes mais ça ne suffit pas pour les rendre "racistes" Comme son nom l'indique le fondement de ce différentialisme qu'est le racisme est la race .Or la hiérarchisation entre croyants et non croyants peut concerner les gens d'une même race. Même si votre exemple sur les Noirs et le baptême semble cohérent , beaucoup d' d'aspects du différentialisme religieux que vous jugez "hiérarchisant" ne concerne pas les Noirs.

Racisme :Terme générique

Oui

12/05/2022 - 13:43

Le mot "racisme" vient effectivement du mot "race". Comme l'on a établi scientifiquement que les races humaines n'existent pas, il ne devrait donc plus y avoir de racisme. Et pourtant, il est toujours d’actualité !
C'est que "racisme" est le terme générique qui recouvre tous les systèmes qui hiérarchisent les gens, pour asseoir la domination de certains sur les autres. Peu importe le prétexte : non seulement une race prétendue mais aussi le physique (comme la couleur de peau), l'ethnie réelle ou supposée, la nationalité, la religion, etc.
Je conçois qu'affirmer que les religions sont racistes peut choquer. Mais il est courant que les États s'appuient sur une religion pour souder leur peuple, rejetant les autres par la même occasion, qui sont dits mécréants, infidèles hérétiques, etc. Cette stigmatisation de religions par d'autres a donné lieu à toutes sortes de persécutions, parfois à l'esclavage. Ceci, de la part des religions du Livre (judaïsme, christianisme, islam) mais aussi de bien d'autres.
Souvent, le racisme envers un groupe se fonde sur plus d'un élément. Toutes sortes de motifs ont été invoqués par l'Allemagne nazie en vue du génocide des Juifs.
De nos jours, la Birmanie s'est soudée autour du bouddhisme. L'État a ôté la nationalité birmane aux Rohingyas du pays, de religion musulmane, Ceux-ci sont désormais apatrides, sans droits et persécutés., dans une démarche clairement raciste. On est loin de la réputation baba cool du bouddhisme.

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    Mamdiarra Diawara, le problème est le suivant...

    Frédéric C.

    24/04/2024 - 08:27

    ...il est que le FN/RN, dans son PROGRAMME 2017 et 2022, vise EXPLICITEMENT les "Étrangers non-Eu Lire la suite