Il faut saluer l’ingéniosité française pour se moquer de nous.
J’avais été frappé sinon sidéré par un discours du président français Hollande un 10 mai quelconque où pour expliquer son opposition au mouvement des réparations, il était allé triturer une citation de Césaire. L’ancien père de la négritude a en effet écrit (un peu comme Fanon d’ailleurs) que le crime de l’esclavage est tel qu’il est irréparable. Bref, Césaire disait à l’occidental qu’aucune réparation ne pouvait laver la souillure du crime. Eh ben, le président français n’a retenu qu’une chose de ce discours accusateur : il ne fallait pas réparer.
Dans un autre ordre, le discours de Mme JOLIVET, juge d’instruction parisien, les 20 et 21 janvier 2021 valait son même pesant de toupet. Charmante, pédagogique, paraissant même désolée, elle a regretté que l’instruction se soit heurtée à la disparition de documents, d’archives, la mauvaise foi de témoins, leur disparition ou même leur mort. Elle nous a même dit que les dérogations ministérielles du début des années 90 étaient illégales, ce qui en fait importerait peu puisque le droit français ne permet pas la mise en cause de la responsabilité pénale de l’état. De qui d’ailleurs ? Puisqu’à ce jour, personne n’est poursuivi. Mais, la pédagogie a atteint sa limite quand au nom de la prescription, notre bonne juge nous a expliqué que c’est fini, c’est plié et on va vers un non-lieu.
Il y a une vraie ironie dans ces deux audiences des 20 et 21 janvier 2021 en Martinique et en Guadeloupe. Quel autre qualificatif porté à ces visioconférences quand on sait qu’elles ont eu lieu 15 à 16 ans que des associations des deux pays ont déposé plainte. 2006 pour la Guadeloupe, 2007 pour la Martinique. On ne sait pas trop pourquoi Mme JOLIVET n’est pas venue en Martinique et en Guadeloupe rencontrer les parties civiles. La peur de la pandémie ? Elle ne date que de début 2020. LA crainte de la molécule du chlordécone ?
Le non-lieu était d’autant plus envisageable que depuis ces années, personne n’a été poursuivi ou mis en examen dans ce dossier. A défaut de preuve (pourtant à foison) ou par manque de volonté réelle que justice soit rendue ?
Car la question de la prescription est comme un faux nez qui veut cacher le visage hideux d’une justice inhumaine et injuste. Bref, un vrai déni de justice.
Alors, c’est quoi cette fameuse prescription ? C’est le fait qu’après un certain temps, à défaut d’actes interruptifs, on considère qu’il n’y a plus lieu à poursuivre l’auteur d’une infraction. La contravention un an, le délit trois et le crime 10 ans à l’époque de l’empoisonnement par le chlordécone..
Noter le point important : « à défaut d’actes interruptifs » car s’il existe de tels actes l’infraction peut être jugé longtemps après. Second point important, la prescription n’existe pas dans tous les systèmes juridiques. Par exemple, dans la common law, on ne retrouve pas une telle règle. Troisième point, les prescriptions peuvent être diverses. Pour un délit de presse c’est trois mois, pour une injure raciste ou sexiste c’est un an. La France a même voté une loi le 27 février 2017 doublant la plupart des prescriptions pénales. Il existe même des crimes comme les crimes contre l’humanité ou le génocide qui sont imprescriptibles.
Bref, la notion de prescription, ce n’est pas immuable et on peut l’utiliser à bon ou mauvais escient. Par exemple, nous sommes en plein débat sur l’inceste, il faut savoir que pour ce crime, la prescription a été de 10 ans puis de 10 ans à compter de la majorité, puis de 20 ans et aujourd’hui de 30 ans.
Quand on nous dit que l’on ne pourra poursuive les empoisonneurs et leurs complices à cause de la prescription, soyons clairs, c’est un habillage au déni de justice et une absence de volonté de rendre justice.
Le raisonnement du juge est le suivant. La plainte la plus ancienne date de 2006. Donc, on ne peut remonter au plus loin qu’en 1996 dans le cas d’un crime (notons qu’en l’état, seuls des délits apparaissent dans le dossier pénal) ou de 2003 dans le cas d’un délit. Nous verrons ci-dessous que cela n’est pas aussi simple.
Si on admet (ou non d’ailleurs) une telle thèse, il faut bien en déduire qu’avant 2003 (pour les délits) et 1996 (pour les crimes) il n’y a pas eu d’actes interruptifs car ceux qui (Préfet, services de santé, services de la fraude, direction de la concurrence, procureur etc…) étaient censés assurer la protection sanitaire des martiniquais (et des guadeloupéens) ont été ou incapables et incompétents, ou sciemment complices de ces opérations d’empoisonnement car, au moins depuis 1990 (en réalité nettement avant) la vente et l’utilisation d’un produit cancérigène était fait au vu et au su de toutes ces autorités.
Il est extraordinairement rare (cela peut rappeler les casques bleus en Bosnie laissant les extrémistes accomplir les massacres ethniques) que nous en arrivions à ce paradoxe que les victimes n’obtiendront pas réparation car les criminels ont bénéficié de l’abstention de ceux qui étaient censés les protéger !
Car ce sont des associations (Assaupamar et Ecologie Urbaine en Martinique) qui ont eu le courage de déposer plainte alors que les supposés défenseurs de l’ordre public se sont honteusement terrés dans la passivité sinon la complicité passive.
Voilà la réalité de ce scandale.
Mais ce n’est pas tout. C’est loin d’être tout. C’est même pas du tout comme cela.
Nous n’allons pas nous étendre sur l’aspect de la riposte politique même si elle est essentielle et que le législateur français peut permettre de contourner cette prescription amnistiant de fait les criminels et les délinquants.
Mais, même sur le plan juridique, Il y a manifestement beaucoup d’éléments que les juges parisiens ont mis de coté pour considérer la ou les prescription(s) étai(en)t acquise(s).
La vraie question porte sur le point de départ du délai de la prescription : le jour de l’infraction ou le jour où l’infraction est découverte. Il existe au moins un célèbre précédent, la prescription en matière d’abus de bien sociaux et le recel de ce délit. La justice française a considéré depuis près d’un siècle que le point de départ du délai de la prescription n’était pas celui du jour où le détournement avait été commis mais le jour où il a été découvert. Cela s’appelle la prise en compte du caractère occulte dans l’imputation de la prescription.
Outre l’aspect occulte, il faut aussi que la justice prenne en compte ce qu’on appelle les délits (ou les crimes) continus. L’infraction continue est celle qui est commise à un moment T mais continue par la suite dans le temps (à titre d’exemple une séquestration). Elle ne cesse qu’au moment où l’auteur arrête de le commettre. Le point de départ de la prescription est, dans ce cas, quand le délit cesse et non quand il a commencé. Par exemple, jusqu’au début des années 2000, on a retrouvé des lieux où étaient stockés du chlordécone, produit non autorisé depuis plusieurs années. C’est sans nul doute un délit. Ne continue-t-il pas jusqu’à la découverte du stock ou sa destruction ? Ne serait ce que pour cela, nos braves juges parisiens avaient de quoi mettre en examen. Elles ne l’ont pas fait.
Ces deux aspects n’ont pas été sérieusement pris en compte.
Autres éléments, il ressort de la procédure de rares moments où quelques services de l’état ont dressé des procès-verbaux. Manifestement, ceux-ci n’ont pas été suivis d’effet et le parquet de Fort de France, dans sa tradition de la protection des puissants, n’a pas suivi et engagé des poursuites. Néanmoins, point par point, il faut s’interroger sur la portée juridique de chacun de ses procès-verbaux et ne pas considérer que l’abstention fautive du service et du parquet n’a pas engendré les aurait rendus caduques. Ce travail doit être fait. Les juges ne l’ont pas fait.
Notons aussi un autre concept à prendre en compte qui couple à la fois le caractère occulte et le délit continu. Admettons la commission d’un délit (épandages ou utilisation d’un produit interdit (dont la nocivité est connue) qui va entraîner plusieurs années après l’apparition de maladies, quel est le point de départ du délit, le jour de l’épandage ou le jour où l’on se rend compte de son effet ? Selon la réponse, on comprend où on se situe.
Voici donc le (vrai ou faux ?) débat.
Car au-delà de ce débat, la vraie question est de savoir si le peuple martiniquais (et guadeloupéen) aura justice dans cette affaire criminelle.
Souvenons-nous qu’un président, M. MACRON, a osé dire à la télévision qu’il n’était pas établi que le chlordécone est cancérigène. C’était un mensonge fait sciemment par un chef d’état pour camoufler la responsabilité dudit Etat.
Dans le même sens, on nous a asséné un nouveau concept (aussi pitoyable que Hollande triturant Césaire) qui serait la responsabilité ou l’aveuglement collectif. Bref, cet empoisonnement des martiniquais, de nos terres, de nos rivières, de nos mers serait dû à « pas de chance » ou à un aveuglement de tout le monde. Donc, l’ouvrier agricole obligé d’utiliser le kurlone, le patron qui donnait l’ordre, le vendeur du poison, l’ordonnateur de la production du poison, le fonctionnaire qui acceptait cela, bref tout le monde est responsable et finalement personne.
De qui se moque-t-on ?
Dans cette affaire, il y a des criminels, des délinquants, des complices et des victimes. En premier lieu les ouvriers agricoles (dont les syndicats demandaient depuis 50 ans l’interdiction de ses produits) puis après, au regard de l’ampleur de l’utilisation, tout le monde et tout le pays !
Ce n’est pas tous les martiniquais qui ont été aveugles. Il y a eu des profiteurs de la commercialisation de ce poison et un état qui a fermé les yeux. Cette abstention est criminelle.
Dans la cadre de la présentation de son plan IV, le Préfet avait dit dans une interview à France Antilles que la justice passera. En fait, ce qu’il annonçait c’est l’enterrement de la justice au motif d’un maniement spécieux de la notion de prescription.
De Macron à Hollande, il y a une continuité à se moquer de nous et tenter d’habiller le mensonge en belle fille.
Ce qu’il faut sérieusement voir, c’est qu’à défaut de justice (et non de pitié, d’assistance ou de pseudo reconnaissance collective) pour les victimes du chlordécone, on entrera dans un cycle infernal de violence. L’échec de l’Etat français à faire la justice passer ne pourra qu’engendrer l’idée qu’il n’y a rien à attendre de cette institution et qu’il faut et faudra compter avant tout sur soi-même.
Mais quand on voit le déferlement d’atteinte aux droits et aux libertés, de répression et violences policières qu’ont déclenché les actions des jeunes activistes à occuper les parkings des Magasins Carrefour, nul doute que le déni de justice que représenterait un non-lieu aurait des effets cataclysmiques sur le plan politique et bien la preuve de la négation de l’existence d’un réel Etat de droit dans ce pays.
Car au-delà de la question de la prescription qui est un faux prétexte, le débat est de savoir à quoi sert un Etat qui avec ses policiers, ses gendarmes, ses magistrats, ses hauts fonctionnaires s’avèrent incapable de jouer son rôle de protecteur des citoyens martiniquais. Cela s’était déjà avéré dans l’affaire du crash de Macaraibo en 2005. La même question se pose dans la question du crash de Caracas en 1969 où les militants communistes BANIDOL et GENE ont péri. Cela devient éclatant avec le chlordécone. L’état français ne remplit pas son rôle de garantir, surtout quand le dossier est délicat, ce droit défini par toutes les normes internationales, celui d’avoir accès à un juge impartial et indépendant.
Quand on entend ce beau monde parler de « démocratie », d’« ordre public », on ne peut que comprendre que cet ordre n’est que pour les petits et pas pour les puissants et encore moins pour ceux qui sont en charge de faire respecter la loi.
Nul doute que les avocats des associations (en Martinique et en Guadeloupe) vont se battre pour tenter de voir ce dossier ne pas être enterré mais ce front reste fragile.
Et même si la justice balbutie, il restera la réparation des hommes, de la terre, des rivières et de nos mers.
Ne nous laissons pas leurrer par cette question de prescription. Il s’agit encore de nous leurrer !
R. CONSTANT
Avocat et Militant
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