Oum Kalthoum ou la survivance du panarabisme

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Il y a 50 ans, le 3 février 1975, s’éteignait « l’astre de l’Orient ». Ses funérailles ont été les plus importantes qu’a connues l’Égypte… après celles du président Gamal Abdel Nasser, parti moins de cinq années plus tôt. Si les deux figures ont été étroitement liées, la postérité d’Oum Kalthoum symbolise la permanence d’une forme d’arabité qui a survécu, là où le projet politique du président égyptien a échoué.

Comment peut-on, quand on est un. e Arabe en France, expliquer ce que représente Oum Kalthoum sans se sentir obligé. e de passer par l’épisode mi-comique mi-orientaliste de son concert historique à l’Olympia en octobre 1967, et les réactions de Bruno Coquatrix à l’époque1 ?

Bien sûr, il y a les chansons-fleuves (compter une heure en moyenne pour un morceau) ; les phrases musicales répétées trois ou quatre fois, et à vous de déceler la nuance dans chaque reprise ; les introductions musicales de plusieurs minutes. Il y a aussi ce look, comme une marque de fabrique : robe longue, long mouchoir de tissu à la main et un chignon tout aussi volumineux qu’impeccable.

Un double symbole

Pour les puristes soucieux des rituels, celles et ceux qui l’écoutent le soir comme on écoute Fairouz le matin, il y a les classiques que tout le monde connait, et les morceaux accessibles aux seul. es initié. es ; il y a aussi les chansons que composent Baligh Hamdi et Mohamed Abdelwahab, et puis tout le répertoire que l’on doit à Ahmad Rami (130 chansons), qui lui vouait un amour proche de l’adoration. Ses fans connaissent par cœur — et attendent — le soupir à peine étouffé, le moment de complicité avec un public toujours en transe et le fameux « ‘Azama ‘ala ‘azama ! » lancé depuis la foule par un disciple mythique2. Les autres la croiseront ici ou là, au détour d’un reel3, d’un extrait de concert attrapé au hasard, d’une chanson en fond sonore à laquelle on prête de temps en temps une oreille plus attentive, comme une poésie qui survit à la routine :

Prends toute ma vie,
mais aujourd’hui…
laisse-moi vivre…
Garde-moi à côté de toi,
dans l’enlacement de ton cœur,
garde-moi
(« Amal Hayati », 1965.)

Mais dans la bibliothèque musicale arabe, « la quatrième pyramide de l’Égypte » comme l’avait surnommée Gamal Abdel Nasser frappe par sa survivance à toute épreuve. Car notre rapport à Oum Kalthoum dépasse sans l’ignorer la question de son répertoire, de sa voix indubitablement puissante, de ses paroliers et des plus grands noms de la musique égyptienne qui ont été ses compositeurs. C’est un rapport fait d’une double nostalgie : celle d’une musique qui a toujours été là, qui se rappelle à nous avec plus d’insistance quand nous atteignons l’âge que nos parents avaient à l’époque où ils en meublaient nos souvenirs d’enfance4. Et une autre forme de nostalgie, celle d’un temps auquel nous nous sentons appartenir sans l’avoir connu, quand la scène culturelle égyptienne (et très nassérienne) rayonnait sur l’ensemble du monde arabe.

« Empêchera-t-on l’astre de briller ? »

Sur les vinyles des chansons d’Oum Kalthoum, et plus tard sur les CD, le nom d’une société de production symbole du soft power culturel égyptien : Sawt Al-Qahira (Sono Cairo). Fondée en 1959, elle est nationalisée en 1961 et rattachée à la radio et télévision nationale — et donc étatique. Nasser a compris la puissance de ces outils culturels et de diffusion. C’est entre autres à travers la mainmise sur la radio, à l’heure de la diffusion des transistors et de l’extension des postes dans les recoins les plus éloignés des campagnes, sur la télévision et sur la production — notamment à travers la loi de 1955 qui instaure le contrôle sur les œuvres artistiques — qu’il va faire la promotion de sa vision du nationalisme arabe.

Oum Kalthoum est la première artiste à chanter sur les ondes de la radio égyptienne au moment de sa fondation en 1934. Elle œuvre également à la fondation du syndicat des artistes en 1943, qu’elle préside jusqu’à la révolution du 23 juillet 1952. Mais au lendemain de l’accession au pouvoir des Officiers libres, elle est d’abord mise au ban, pour avoir chanté pour le roi Farouk. On prête à Nasser cette phrase : « Le soleil aussi se levait du temps du roi Farouk ; l’empêchera-t-on donc aujourd’hui de briller ? » Par sa réhabilitation de la chanteuse la plus adulée de l’histoire du pays, le président signe avec elle le début d’une collaboration historique.

À l’instar de son titre de 1969 « Asbaha ‘endi al an bondouqiya » (J’ai maintenant un fusil)5, le répertoire d’Oum Kalthoum, sporadiquement engagé mais essentiellement lyrique, représente la quintessence de l’amour sublimé, dénué de toute référence physique ou sexuelle. L’artiste qui garde l’image d’une femme conservatrice, fidèle aux valeurs de son milieu rural d’origine, est aussi la gardienne de la tradition des chansons-fleuves, à l’époque où surgit une nouvelle génération de chanteuses, présentes également au cinéma, comme Asmahane, Leila Mourad ou plus tard Chadia, qui adoptent la nouvelle mode des chansons plus courtes. « El Sett » (La Dame), comme on la surnomme, acquiert de fait un statut à part, presque une forme de sacralisation, sur laquelle Nasser va capitaliser.

L’art pour l’effort de guerre

Avec la notoriété qu’elle acquiert au-delà de l’Égypte, véritable réservoir artistique pour le monde arabe à l’époque, la diffusion des concerts d’Oum Kalthoum passe du premier jeudi du mois sur les ondes de la radio Sawt Al-Qahira à un rendez-vous quotidien, d’abord à 22 heures, puis à 17 heures, sur Sawt Al-Arab (La voix des Arabes). La station porte bien son nom : du vivant de la chanteuse, ses admirateurs font parvenir en moyenne 3 000 lettres par jour, dont un tiers seulement vient d’Égypte, le reste arrivant des différentes parties du monde arabe. Pour profiter de cette audience aussi large que panarabe, Nasser se met à diffuser ses discours à la radio immédiatement après ses concerts, ou entre deux chansons. La chanteuse est également au programme des commémorations annuelles de « la révolution de juillet » au Club des officiers, aux côtés d’autres stars de l’époque qui soutiennent ouvertement le pouvoir nationaliste, tel Abdelhalim Hafez. Curieuse complicité pour celle dont les chansons d’amour ont été accusées d’avoir « anesthésié » les masses arabes, et contribué à la défaite de juin 1967.

Pourtant, après cette débâcle historique, la chanteuse répond présente pour contribuer à l’effort national d’un pays qui refuse alors la démission de Nasser, et s’apprête à entrer dans une guerre d’usure avec Israël. Elle entame une tournée de quelques années (1967 – 1970) dont elle versera tous les bénéfices au gouvernement égyptien, sous le slogan « l’art pour l’effort de guerre ». Après une tournée nationale, elle s’envole pour Paris, puis c’est le Koweït, Abou Dhabi, le Liban, la Tunisie, le Maroc… et jusqu’au Pakistan6. Pas étonnant qu’une partie des archives de cette époque se retrouve aujourd’hui sur des chaînes YouTube dédiées à la mémoire de Nasser.

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