TROIS QUESTIONS À CHRISTIANE RAFIDINARIVO, CHERCHEUSE ASSOCIÉE AU CEVIPOF SCIENCES-PO
« L’existence d’un gaucho-lepénisme réunionnais »
Christiane Rafidinarivo est politologue, chercheuse associée au Centre de recherche politique de Sciences Po. (Photo DR)
Christiane Rafidinarivo, politologue, chercheuse associée à l’université de la Réunion et au Cevipof Sciences-po, décrypte la montée et les ressorts de vote Rassemblement national à la Réunion.
– Le RN n’avait jamais accédé à un second tour à la Réunion et il est présent cette fois dans les sept circonscriptions dans ces législatives anticipées provoquées par les résultats des Européennes. Comment expliquer cette progression exponentielle et pensez-vous que la proximité des Européennes y a contribué ?
– C’est du jamais vu effectivement et il y a plusieurs explications. D’abord le vote anti-Macron, qui persiste depuis la présidentielle et les législatives 2022. On voyait déjà apparaître ces éléments de contestation dans le mouvement des gilets jaunes dès 2018. Cette contestation s’est transformée en vote. Le RN était déjà arrivé en tête dans toutes les communes de la Réunion aux européennes de 2019, sachant que le taux de participation est très faible.
Dans mes entretiens avec des responsables politiques et des électeurs, personne n’a donné de sens vraiment à cet événement, qu’on interprétait comme une mobilisation électorale du RN quand les autres s’abstenaient. On se rend compte que ce qui est devenu un vote d’adhésion se retrouve maintenant dans le vote des législatives, avec une participation plus forte.
Ce vote de rejet, on le voyait déjà dans la présidentielle. Jean-Luc Mélenchon était nettement en tête à la Réunion et on a observé un report de ces votes sur Marine Le Pen au second tour (à la Réunion, Marine Le Pen l’a emporté avec près de 60 % contre 40 % à Emmanuel Macron, NDLR). C’est un repère important dans la progression des votes RN à la Réunion.
Enfin, oui, en provoquant la dissolution après les européennes, le président de la République a provoqué une interaction très forte entre le scrutin des législatives et des européennes.
– Quels sont, selon vous, les ressorts du vote RN aujourd’hui à la Réunion ?
– La Réunion est l’un des territoires les plus pauvres et aussi où l’on migre le moins. Cela donne le profil des variables lourdes, comme on dit dans nos études. On s’attend à ce que le vote soit à gauche, mais il y a comme je l’ai expliqué un basculement de cet électorat dit de gauche vers le RN. Pascal Perrineau a étudié il y a plusieurs années déjà le phénomène de «cette gauche qui vote FN» (en Hexagone). Les études ont montré l’existence d’un même gaucho-lepénisme à la Réunion, le vote des classes populaires, des plus modestes, lié à la déception et à l’absence d’offre à gauche, pour une partie de l’électorat.
L’effet numérique
Un autre ressort est l’évolution sociétale, avec des gens de plus en plus connectés. Pas seulement les jeunes, qui sont très abstentionnistes, mais tout reste de la population, très connectée aux principales applications Facebook, Tik Tok, Instagram. Cela forme un bouche-à-oreille numérique qui provoque des effets de groupe, par des gens qui ne se connaissent pas forcément en dehors du virtuel. Ce sont des bulles de propagande très fortes qui constituent des électorats de manière très rapide, cristallise des opinions qui se transforment en vote. Bernard Idelson et Grégoire Molinatti ont publié sur ces phénomènes.
Enfin, le RN a beaucoup investi sur la communication, en s’appuyant justement sur le numérique et sur le côté charismatique de leurs leaders «Marine» et «Jordan» plutôt que sur les éléments de programme. On le voit sur les affiches de ces législatives (où les candidats apparaissent en tout petits sous les portraits des deux leaders, NDMR).
– Le refus de candidats éliminés et de personnalités politiques à la Réunion de refuser d’appeler à voter contre l’extrême droite qu’ils ont pourtant toujours combattue constitue-t-il un tournant dans l’histoire du front républicain ?
– Oui et non. J’ai publié deux notes au Cevipof sur le front républicain de 2017 qui était discontinu déjà, après le front massif et sans ambiguïté de 2002 contre Jean-Marie Le Pen. L’une des explications est le racisme, marqueur de l’identité du FN que le RN s’est efforcé d’éliminer de son discours, ce qui a participé à l’augmentation du vote ultramarin. Si le racisme et la xénophobie ne sont plus affirmés, les acteurs du front républicain considèrent qu’ils n’ont plus de raison d’y participer.
On le croit quand le parti dit qu’il a abandonné tout discours de racisme. Mais on se rend compte que des adhérents et même des candidats n’ont pas abandonné cette ligne et l’expriment publiquement. L’état-major du parti le sanctionne, mais c’est toujours en cours dans le parti.
– Est-ce que les partisans liés au courant historique du FN vont, maintenant que le pouvoir est à portée de main, revendiquer leur part ? Est-ce que Jordan Bardella et Marine Le Pen vont les contenir ?
– À la Réunion, le front républicain n’est par ailleurs pas aussi tranché parce que les grands partis nationaux ont implosé et qu’ici, ils sont devenus de tout petits partis autour de leaders. Ils ont un vrai souci de reconquête de l’électorat, et même de survie et deviennent beaucoup plus prudents et précautionneux sur leur positionnement pour espérer ravir des voix à cette machine de masse électorale qu’est devenu le RN.
L’autre raison est idéologique. La question se pose de futures mouvances RN-compatibles, dans la lignée du LR-RN de Ciotti. Est-ce imaginable dans les futures municipales et régionales, pour des partis dans une problématique de survie ?
Entretien : Stéphane FONTAINE
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