PORTRAIT. De l’aérospatiale à la conception d’« Adibou », Muriel Tramis, une pionnière du jeu vidéo

Elle est le modèle de nombreuses femmes dans le secteur du jeu vidéo. Muriel Tramis, conceptrice martiniquaise, seule créatrice décorée de la Légion d’honneur a eu plusieurs vies en une. De l’aérospatiale aux jeux vidéo, en passant par l’écriture et l’entreprenariat : on vous raconte le parcours de cette figure du paysage vidéoludique français.

Le grand public la connaît pour son travail sur un jeu vidéo devenu culte : Adibou . Pourtant, Muriel Tramis a eu plusieurs vies : ingénieure, développeuse, écrivaine, cheffe d’entreprise. Une femme qui a su faire sa place dans un monde essentiellement masculin et qui, aujourd’hui, en inspire de nombreuses autres notamment dans le secteur du jeu vidéo.

Née en Martinique en 1958, elle commence sa vie et sa scolarité à Fort-de-France. Pour tenter de contrebalancer un caractère affirmé, ses parents l’inscrivent dans une école de filles jusqu’au lycée. Attirée par les sciences et la logique, elle obtient alors son bac C (porté sur les mathématiques et la physique chimie), et poursuit ses études à Paris à l’ISEP (Institut supérieur d’électronique de Paris).

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Ingénieure et pionnière du jeu vidéo

Elle commence ensuite sa carrière dans l’aérospatiale et l’armement, le contrôle automatique des avions cibles et des missiles antinavires. Un passage par l’armée qui va durer cinq ans : quand elle comprend que la technologie qu’elle développe pourrait tuer, c’est le déclic. Elle décide de changer de voie, de trouver une branche plus créative.

Pour ne pas se cantonner à un poste technique, elle décide de se former en marketing et en communication et c’est grâce à un stage qu’elle rencontre l’équipe du studio Coktel Vision. Elle leur propose alors de programmer son premier jeu en 1987, Méwilo écrit avec Patrick Chamoiseau (qui sera récompensé du prix Goncourt en 1992 pour son roman Texaco) et basé sur la légende « des jarres d’or ».

Au moment de la révolte des esclaves, les maîtres, pour protéger leur or, le plaçaient dans une jarre et la faisaient enfouir dans la montagne par leur plus fidèle serviteur. Ensuite, ils tuaient le malheureux pour que son fantôme surveille le trésor à jamais.

Le titre, traduit en anglais et en allemand est récompensé de la médaille d’argent de la Ville de Paris pour sa fidélité historique. Elle ira encore plus loin avec son second jeu, Freedom, qui vous met à la place d’un esclave qui doit s’échapper en une nuit d’une plantation martiniquaise, toujours avec Patrick Chamoiseau.

Muriel Tramis adapte quelques titres issus de la bande dessinée comme Blueberry et le Spectre aux Balles d’Or de Charlier et Giraud en 1987, Astérix et le Coup du Menhir d’Uderzo et Goscinny, ou encore Oliver et Compagnie adapté du long-métrage d’animation de Walt Disney Pictures en 1989.

Des jeux érotiques à Adibou

Toujours avec le studio Coktel Vision, Muriel Tramis dirige ensuite le développement de jeux érotiques comme Emmanuelle ou Geisha. Des productions qui lui permettent de tordre le cou à certains préjugés sexistes et qui mettent en scène des femmes loin de clichés de l’époque. Elle racontera au CNC que « le fait d’être une femme dans un environnement masculin a été plutôt stimulant intellectuellement parlant, dans la mesure où je devais redoubler d’ingéniosité pour faire passer certains messages considérés comme féministes. Les joueurs étant à l’époque majoritairement des hommes, je me suis amusée à écrire un scénario original à partir du roman Emmanuelle, d’Emmanuelle Arsan, dont nous avions acquis les droits. J’ai développé un jeu d’aventure où l’héroïne, délurée et libre, échappait à son amant qui devait tout faire pour la reconquérir. Une image de la femme qui dénotait avec ce que l’on véhiculait en 1989 ».

Devenue cheffe de projet, elle coordonne les équipes notamment sur ses jeux suivants, Lost in Time ou Urban Runner (des jeux d’aventure avec des prises de vue réelles). C’est là qu’elle travaille main dans la main avec le monde du cinéma.

En parallèle, elle travaille avec son ami Pierre Gilhodes sur la série de jeux Gobliiins et Woodruff et le Schnibble d’Azimuth. Des titres en pointer-et-cliquer où le joueur doit résoudre des énigmes. Dans Gobliiins, Gobliins et Goblins (plus on avance dans la série et moins il y a de « i »), vous dirigez une ou plusieurs petites créatures dotées de compétences particulières et devez avancer de tableau en tableau tout en évitant les pièges :

Dans Woodruff, vous incarnez le personnage éponyme, un enfant qui a grandi comme par magie et qui va tenter de libérer le peuple des Bouzouks et se lever contre le terrible « Déconnétable ».

Enfin, elle devient co-conceptrice d’ADI (pour accompagnement didacticiel intelligent) sorti en 1990 puis Adibou et Adiboud’chou.

Les logiciels ludo-éducatifs ne sont pas une nouveauté pour elle : Muriel Tramis avait déjà conçu La Bosse des maths (sorti en 1989), une suite de logiciels pour collégiens sur ordinateur pendant qu’elle s’affairait sur Méwilo.

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Après de nombreux rachats et démembrements, le studio Coktel Vision racheté par Sierra Interactive, lui-même racheté par Havas, puis le tout devenu Vivendi Universal Games en 2005 puis Mindscape et a été vidé de son contenu. C’est au moment du rachat par Vivendi qu’elle décide de rentrer en Martinique et de créer une nouvelle entreprise éloignée du monde vidéoludique : elle se spécialise en réalisation de projet d’urbanisation, en modélisation de villes en 3D avec sa société Avantilles.

La Légion d’honneur en 2018

Éloignée du milieu du jeu vidéo, Muriel Tramis s’adonne à d’autres arts. Elle publie notamment son premier roman, Au cœur du giraumon en 2011 et un recueil, Contes créoles et cruels en 2014 « treize philocontes épiques des Tropiques » avec Pierre Gilhodes.

Elle reçoit en 2018 les insignes de chevalier de la Légion d’honneur des mains de Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du Numérique, lors de la Paris Games Week. Si elle ne s’est jamais posé la question de sa légitimité professionnelle, Muriel Tramis a du mal à accepter les honneurs. Cette année, c’est elle qui a décoré une autre créatrice, Jehanne Rousseau, de l’ordre national du Mérite, le 15 octobre dernier : « Je ne me sentais pas légitime pour remettre la médaille à Jehanne, explique Muriel Tramis, moi qui avais déjà eu du mal à accepter ma propre décoration. J’avais l’impression d’être une usurpatrice. Alors décorer quelqu’un d’autre, c’était too much ! »

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Après avoir pris du recul avec l’industrie, elle est de retour avec un nouveau studio, Sensastic Prod, et un nouveau projet, Remembrance . Un jeu vidéo qui raconte le passé de la Martinique et la recherche d’identité de trois jeunes ados d’aujourd’hui.

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