Quand Cheick Anta Diop rendait hommage à Alain Anselin

   Le 16 mai 2019, l'égyptologue martiniquais Alain Anselin partait rejoindre l'Autre Rive. Trop tôt à la fois pour nous, sa famille et ses amis, mais aussi pour sa discipline qu'il tenta vainement d'implanter, avec le soutien du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) et de Jean Bernabé, à l'ex-Université des Antilles et de la Guyane.

   Il avait fondé les Cahiers Caribéens d'Egyptologie dont le 25è numéro est paru après son décès, en 2020, revue qui put vivre avec l'appui de l'UNIRAG-Guadeloupe et du GEREC. Revue internationalement reconnue puisqu'à chaque numéro, elle accueillait les articles des plus grosses pointures de sa discipline. D'ailleurs, son comité de lecture était composé, entre autres, des égyptologues suivants : Maria Carmela Gatto, Université de Leicester, Angleterre), Nagwa Mohammed Arafa (Université de Hélouân, Egypte), Mpay Kemboly (université de Kinshasa, République Démocratique du Congo), Joep Cervello-Autuori (Université de Barcelone, Espagne), Jean-Loïc Le Quellec (CNRS-Paris, France), Pierre Oum Ndigi (Université de Yaoundé, Cameroun) ou encore Jean-Philippe Gourdine (Université de Portland, dans l'Oregon, Etats-Unis).

   Alain Anselin savait lire l'égyptien antique. Il avait appris à déchiffrer les hiéroglyphes et observait d'un œil amusé tous ces prétendus égyptologues qu'a sécrété l'Internet. Ces pyramidolâtres qui cherchent à transposer le monde de Toutankhamon dans celui d'aujourd'hui sans s'être jamais donné la peine d'en apprendre la si difficile langue. Un monde qui date de...4.000 ans ! Il aurait éclaté de rire s'il avait appris que l'un de ces savants auto-proclamés de l'ère-Internet a publié récemment un ouvrage pour démontrer que le créole descend directement de l'égyptien ancien. Anselin était un chercheur d'une modestie rare qui exerça toute sa vie au lycée professionnel de Dillon, quartier populaire de Fort-de-France où il vécut longtemps. Il aimait les gens et forcément le football qu'il pratiqua dans sa jeunesse. Comme quoi il n'y a aucune incompatibilité à savoir lire les hiéroglyphes et connaître les joueurs de la Juventus de Turin !

   Mais qui mieux que celui qui démontra que l'Egypte antique était une civilisation nègre, à savoir Cheick Anta Diop, pouvait reconnaître l'étendue de son savoir et la pertinence des analyses d'Anselin ? Voici une lettre que le Sénégalais adressa au Martiniquais, datée de Dakar, le 27 octobre 1982 :

 

  "Professeur Cheick Anta Diop

    Directeur du laboratoire de radio-carbone-IFAN

    à

    Monsieur Alain Anselin

    Cité Dillon

    Fort-de-France (Martinique)

 

   Cher frère,

 

    Je vous envoie ce mot juste pour vous dire combien j'apprécie tout ce que vous écrivez. Vous avez l'étoffe d'un vrai chercheur et votre érudition est très solide. L'orientation de vos travaux est juste ; votre critique très stimulante, et il me faudra trouver le temps de répondre de façon satisfaisante aux questions pertinentes que vous posez. Il faudra aussi que je vous envoie des diapositives assez rares pour illustrer ou appuyer certaines de mes réponses, en particulier en ce qui concerne les rapports entre les hiéroglyphes égypto-crétois, linéaire A et B et écriture phénicienne du XIIIè siècle avant J.-C.

   Je ne me suis pas étendu sur les ethnies du néolithique autour de la Méditerranée, dans le premier chapitre de "Civilisation ou barbarie", car mon propos concernait la genèse de l'humanité jusqu'à l'apparition des trois grandes races au paléolithique supérieur.

   En effet, on aurait pu montrer qu'au néolithique, il existait un continuum ou substrat négroïde tout autour de la Méditerranée.

   L'origine que vous assignez aux Peuhls est intéressante, mais il vous faudra fournir un complément de preuve pour être convaincant. Je parlerai sûrement de votre si brillant livre dans mes prochains écrits.

   En ce qui concerne ceux que vous appelez mes prédécesseurs ou ancêtres, on en trouvera toujours d'autres, c'est la règle chaque fois qu'un problème est résolu ; ce que vous ne pourrez jamais imaginer, c'est le degré d'aliénation, le manque de confiance en soi des Africains au moment où j'écrivais "Nations nègres".

   Quant à l'esclavage intra-européen, je vous renvoie à mon livre "Afrique précoloniale".

   La consistance de vos écrits et votre souci de la rigueur scientifique me donnent la conviction que votre génération est en train d'assurer correctement et efficacement la relève que nous attendons.

   Toutes mes félicitations.

   Sentiments fraternels.

 

   Cheick Anta Diop"

 

   Qu'ajouter de plus ? Rien car personne ne pouvait mieux rendre hommage aux travaux d'Anselin (une dizaine de livre et plus d'une soixantaine d'articles) que l'immense savant sénégalais. Ah oui, quand même, juste deux mots pour dire qu'Anselin, chercheur dans la plus ancienne langue de l'humanité, l'égyptien antique, avait la plus grande sympathie pour Jean Bernabé et les créolistes, chercheurs dans la langue la plus jeune de cette même humanité. Le GEREC publia sa revue et il participa à nombre de colloques organisés par ce dernier.

   Alen, kon Jean, nou pé ké jenmen bliyé zot !

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