Le québécois, un créole à part entière

Chez lui, au Togo, Radjoul Mouhamadou parlait la langue de sa mère, l’anoufoh, et celle de son père, le haoussa. Pourtant, il considère le français, comme « l’une de ses langues maternelles ». Pour lui, le français, celui sanctionné par l’Académie française, est une mère porteuse, ou la sœur aînée, d’autres langues, dont le québécois, dont elle ne finit plus d’accoucher.

C’est un peu le propos qu’il défend dans son essai, Créoliser le québécois, paru aux éditions Somme toute. Pour lui, la langue orale québécoise mérite le statut de langue à part entière et doit s’assumer comme telle. Le français n’a-t-il pas déjà été décrit comme étant un « créole du latin », comme aiment à dire Bernard Cerquiglini et Alain Rey, et plus près de nous, Jean-Benoît Nadeau ?

Nos livres invisibles

 

Inscrit à la maîtrise en études internationales à l’Université Laval, Radjoul Mouhamadou est aussi libraire. Arrivé au Québec en 2016, il en est tombé amoureux, et apprécie particulièrement sa langue parlée, qu’il aime disséquer et réinterpréter à sa manière. Il aime par exemple l’expression « dans mon livre à moi », où il trouve la « conviction ultime d’une référence indémontrable à un livre imaginaire qui n’existe dans aucune bibliothèque », écrit-il. « Cette manière d’écrire des livres invisibles comme on construit des châteaux en Espagne nous renseigne sur la place de la littérature orale dans l’imaginaire collectif québécois. »

Depuis son arrivée au Québec, il affirme entendre dans la langue parlée d’ici « quelque chose comme une langue en gésine », soit en gestation, dit-il en entrevue. Il cite Édouard Glissant qui a aussi dit à propos de la langue québécoise que c’était « un créole qui cherche le jour ».

Or, vouloir fixer la langue, la momifier en quelque sorte, c’est refuser sa nature vivante. Il y préfère la langue métissée, mâtinée de mots issus des langues autochtones ou encore de l’immigration. « Il faut que l’ancienne langue se décompose pour que carrus en latin, devienne char en québécois ou car en anglais », relève-t-il. Et c’est dans le même esprit qu’il rejette la notion de nation, qu’il considère aujourd’hui comme archaïque. « Nous vivons l’après-nation », dit-il en entrevue. « Il faut inventer la forme politique du futur. »

Nostalgies malsaines

« Le pays est un lieu du devenir, la nation est un territoire de l’être. » Tout francophone et francophile qu’il soit, il va jusqu’à dire que la défaite de la Nouvelle-France aux mains des Anglais a peut-être été somme toute une bonne chose, « un mal pour un bien ». Cela a évité aux Québécois de se noyer dans la nostalgie malsaine de grandeurs perdues, comme le Make America Great Again, de Donald Trump, ou, peut-être, la nostalgie de l’empire soviétique de Vladimir Poutine ?

« À leur corps défendant, les pays francophones forment, vis-à-vis de la métropole culturelle et linguistique de l’Hexagone, une internationale de cultures rapetissées, de pays diglottes et d’hommes rapaillés. »

« J’ai une saine horreur des grammairiens et des académiciens, ces sinistres geôliers qui s’échinent àarraisonner les langues écrites, en statufiant les mots sur un bosquet sacré, et à dresser des autels pour immoler les barbarismes. »

Car il n’y a pas de langue pure, comme il n’y a pas de pays pur, croit-il. Il aime d’ailleurs citer Jacques Cartier, qui écrivait tout simplement, en arrivant en nos terres : « des gens vivent ici ».

Né dans un pays, et un continent, où le français n’est pas menacé, Radjoul Mouhamadou ne chausse pas d’emblée les bottes des Québécois qui s’inquiètent ici de l’avenir de leur langue.

« Le québécois, pratiqué exclusivement en Amérique du Nord dans la province de Québec, pourrait hypothétiquement disparaître, reconnaît-il dans son livre. Il convient donc de séparer le destin du québécois de l’avenir de la langue française, d’autant plus que l’écart de malentendement se creuse entre les deux variantes. Cette préservation du québécois doit aller de pair avec la défense solidaire de la francophonie canadienne, sans omettre les langues autochtones », écrit-il.

Mais pour lui, l’inquiétude linguistique est plutôt propre aux utilisateurs des langues écrites. « C’est un narcissisme propre aux cultures de l’écriture qui aiment jouer à se faire peur. » Cette angoisse de l’extinction s’apparente à « une manie d’hypocondriaque », dit-il. Il ajoute : « Qu’est-ce qui explique l’absence de l’angoisse de l’extinction des langues chez les peuples nomades et allettrés ? »

Pourtant, à Montréal, il le reconnaît, la bataille du français est déjà perdue. « Montréal est une ville-monde, c’est-à-dire un laboratoire linguistique qui échappe au territoire atavique du nationalisme ethnolinguistique québécois, au sens le plus étroit », écrit-il. Dans ce contexte, Montréal ne pourra devenir un territoire linguistique, conclut-il.

Et puis ? semble-t-il dire. Les mots sont « des oiseaux migrateurs », à quoi bon vouloir les emprisonner ?

Pour un grand amoureux des langues orales, Radjoul Mouhamadou semble en tout cas s’amuser joyeusement avec ceux qu’il écrit. Et on le soupçonne de s’en mettre plein la vue dans les pages des livres de la librairie La liberté, où il travaille, à Québec.

 

Créoliser le québécois

Radjoul Mouhamadou, Éditions Somme toute, Montréal, 2022, 134 pages.

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