Saint-Valentin en Thaïlande

Patrick Chesneau

  Éloge du sourire féminin.

  Le phénomène est connu mais demeure largement inexpliqué. Imaginez seulement. Au hasard d'une " soi " (rue en thai) de Bangkok, dans le métro aérien BTS ou souterrain MRT, au détour d'un étal de marché, dans une allée de magasin, attablé au restaurant, vous vaquez à vos menues tâches quotidiennes quand votre vie bascule en une fraction de seconde.  L'inattendu a le sémillant visage d'une jeune femme thaïe qui ose braquer son regard sur vous.

    Circonstance impromptue. Situation suffisamment exceptionnelle pour qu'il faille d'abord se pincer. Une sylphide de ce somptueux Royaume, les yeux en plongée directe dans les vôtres. C'est à la fois banal et prodigieux. Soudain, l'irréparable. Elle sourit. Subjugué ou décontenancé, vous tentez vaille que vaille de rester impavide, forcément incrédule... Elle vous sourit. Pourquoi une thaïe vous décocherait-elle cette flèche étincelante ? La tradition n'est-elle pas que les femmes du bas-Mekong soient discrètes, timides, réservées voire pudiques ? 

   Pourtant, le fait est :  c'est bien vous qu'elle aligne dans sa ligne de mire. Comme si elle voulait vous inonder d'un éclat de joie. Quelle audace dans cette séduction improvisée. Rien à voir au demeurant avec une vulgaire drague, tapageuse et aguichante, pour harponner un gogo de passage à la mine enfarinée. Quand ce sourire jaillit, il est panoramique et provoque instantanément un enchainement de réactions électro-magnétiques. Une lumière aveuglante emplit l'espace immédiat. Dans la seconde, un halo vous enveloppe. Vous êtes interloqué, presque médusé. Subitement votre perception du monde environnant change. Un affolement sensoriel inédit s'empare de vous. Les repères habituels disparaissent et ce qui s'apparente à de la félicité vous submerge. 

   Sans crier gare. 

   De la tête aux pieds, la transformation est prioritairement physique. Vous vous rendez compte que vos paupières s'étirent. En réalité, ce sont vos yeux qui s'écarquillent démesurément pour absorber ce flot lumineux, vos mains imperceptiblement moites semblent figées au long du corps, vos jambes menacent de flageoler. Surtout, votre coeur tambourine dans une cage thoracique soudain beaucoup trop étroite. Quel tintamarre intérieur. Sans qu'il y ait la moindre once de brutalité dans ce précipité chimique. Expérience sans douleur. Bien au contraire, elle est apaisante. Passées quelques secondes aux allures d'éternité, d'instinct vous lui répondez. En esquissant un sourire. Vraisemblablement moins rayonnant que le sien. Peu importe.

   Elle plisse les yeux en forme de virgule complice. Sans doute, un lien magique naît-il ainsi. D'un coup, la réalité banale est transfigurée. Tout apparait en relief surligné. Le décor le plus ordinaire devient fastueux. La rencontre avec un sourire thaï est la collision frontale de deux émotions. Heureusement, de ce choc visuel on réchappe toujours avec un surcroît de jubilation. Une poignée de secondes est requise afin de reprendre ses esprits. Car dans la panoplie des armes de conquête, le sourire est toujours épaulé par quantité d'atouts.

La femme thaïe arbore généralement une silhouette menue, toute en délicatesse. Une éllipse de subtilité gracile. A la fois orchidée et papillon de nuit. Visage mutin strié de deux yeux en amandes. Regard de soie et de braise. Sortilège oriental car ces encoches peuvent alternativement cracher le feu vengeur et libérer une sensualité infinie. Boire l'homme comme un papier-buvard serti de fil d'or. 

   Le parallèle s'impose avec une gastronomie entremêlant le sucré et le salé. L'aigre et le doux. L'acide et l'onctueux. Piment incendiaire et pulpe de coco veloutée. L'art des contraires érigé en délicieux supplice. Avant de perforer sa proie, le sourire d'une thaïe doit franchir une digue, précisément deux lèvres au goût de vanille et de letchi. A moins que ce ne soit l'un de ces multiples fruits gorgés de suc dont la Thaïlande est si friande. La bouche abrite des révolutions de palais. Orifice du raffinement et langue espiègle. Le sourire peut être diaphane. Eclore au petit matin comme une fleur offerte à la rosée. Ou il peut éclater au mitan du jour, quand le soleil est au zénith. Il est alors resplendissant, annonciateur de fulgurantes épopées, apte à déclencher des tempêtes sous les crânes et dans les coeurs. Le sourire devient un aimant. Attirant inexorablement tous les baisers en maraude. Les plus enfiévrés accourent précipitamment. En Thaïlande, si justement nommé le pays du sourire, cette mimique joyeuse est une vitrine, une devanture avenante que complètent d'autres particularités tout aussi envoûtantes. 

   Que dire de la peau des dames siamoises ? Au toucher, c'est une étoffe soyeuse propice aux caresses. Crisser sous les doigts serait-il l'apanage des épidermes à texture ambrée ? Volupté des bras à la courbure alanguie. On les croirait dessinés pour enserrer l'amant pantelant de désir, à l'instar de baguettes qui, un jour de ripaille, se saisissent, d'un rouleau de printemps. Mention spéciale pour les cheveux noirs de jais, caractéristiques des phénotypes de l'Asie du Sud-Est. Véritable invitation aux jeux facétieux. De même, comment résister à la ductilité des corps mûs par de mystérieuses chorégraphies, les hanches en ondulation perpétuelle, copie conforme du gréement d'une jonque ? Tous ces mouvements chaloupés exacerbent les pulsions amoureuses. Bien sûr, l'appel impérieux de la chair peut être irrésistible. Céder à des impulsions trop comminatoires...certainement, à l'indispensable condition de garder lucidité et raison. Trop de sujets masculins élevés dans un univers occidental aux codes plus cartésiens voient leur boussole intime s'affoler au moindre battement de cils. Les raisons de ces comportements parfois erratiques peuvent sembler énigmatiques. Reste une évidence. Une relation d'intimité avec une dulcinée thaïe signifie la perspective enthousiasmante d'un avenir radieux sur le plan affectif. Et pourquoi pas, une thérapie réjuvénératrice pour libido en capilotade ? A ceci près que la promesse peut se révéler fallacieuse. Inaboutie. 

   Ne jamais oblitérer les vicissitudes de la vie. 

   La dure réalité n'est jamais loin et tant de rêves se fracassent sur une promesse non tenue. Le dialogue sentimental entre une jeune siamoise et l'homme venu d'horizons lointains abonde en délices gratifiants. Aventure humaine qui n'est toutefois pas exempte de pièges, chaussetrappes et moult déconvenues avec, à la clé, l'incompréhension si ce n'est la désillusion. Aussi pimpante soit la façade, reste à vérifier que la beauté est aussi intérieure. Quand bien même il n'est pas factice, le sourire ne livre qu'une vérité incomplète. Le langage gestuel et corporel d'une thaïe rencontrée au beau milieu de tribulations enchantées rappelle qu'elle est dépositaire d'une culture originale et détentrice d'une parcelle de psyché collective. Il y a tant à découvrir et plus encore à explorer. Sous les pavés la plage, disait un fameux slogan. 

   Derrière le sourire d'une thaïe, l'identité d'un peuple.

 

Patrick Chesneau

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