L’écriture de Yanick Lahens depuis ses débuts poursuit un questionnement intense : qu'est-ce que le travail de l'écrivain quand le monde qu'il raconte est confronté à la violence sans limite, ni dans l'intensité, ni dans le temps, ni dans l'espace ? Les romans et les récits de Yanick Lahens racontent les résistances aux catastrophes et l’exigence de passer outre la déconsidération générale qui touche la société haïtienne, et malgré les désastres en cours. Écrire des histoires, dans la situation actuelle, est un acte de déprise de l’arraisonnement de l’esprit par la folie destructrice. Si Passagères de nuit introduit le regard sur des temps rarement racontés dans le roman haïtien, celui de l’esclavage, et auparavant, celui de la cale abjecte du navire infâme, il est aussi en prise directe sur la réalité quotidienne. Évelyne Trouillot et Jean-Claude Fignolé avaient, eux-aussi, pénétré dans cette nuit de l’humanité. C’est dans cette nuit-là que ça a commencé. Nous le savons. L’important ne tient pas au ressassement obsessionnel de ce savoir, mais à ce qu’on fait de ce savoir. Le désastre actuel, les déchaînement de haine contre les gens, contre l’enseignement et la culture, contre l’autorité de l’État, contre les formes immédiates, comme les plus accomplies, de l’organisation sociale, au profit de la généralisation funèbre de l’informe, ne sort pas de nulle part. Or, depuis les premiers textes, en Haïti, la littérature est tissée de cette résistance à l’informe. Passagères de nuit, dès le titre, rappelle l’opaque, là où se trame la vie souvent invisible mais toujours fatale au commun.
Le roman est composé de deux parties clairement distinctes, d’une longueur égale de six chapitres, comme en miroir, mais un miroir quelque peu piqué et terni. L’histoire est celle d’un départ de Saint Domingue puis d’un retour en Haïti. Malgré le changement de nom, on y retrouve des constantes. Le grand historien Placide David a analysé avec pertinence ces permanences. D’un régime à l’autre, écrit-il de façon lapidaire dans Héritage colonial en Haïti (2004), « il n’y avait de changé que l’élite dirigeante ». Le roman suit une généalogie féminine, ce territoire du féminin qui a maintenu vivante une histoire réduite longtemps au silence, prenant le contrepied des stéréotypes des pouvoirs masculins.
D’abord, ce sont trois générations qui vivent à la Nouvelle Orléans. Florette la grand-mère venue de Saint-Domingue avec sa fille, Camille, inscrit une lignée dans un contexte particulier. C’est la petite fille, Élizabeth, qui raconte, et qui donne ses points de vue. Le récit est au présent, certes, mais le personnage, « au soir de sa vie » raconte une histoire dont la tonalité est renforcée dans la seconde partie du roman, où le lecteur en sait plus que la nouvelle narratrice, Regina, la belle-fille d’Élizabeth. En même temps, la narratrice raconte cette histoire au passé, alors qu’elle a quitté La Nouvelle-Orléans, et rejoint Haïti en vers 1835-1840. Yanick Lahens ouvre grand la profondeur du champ mémoriel : la mère de Florette se dresse comme le lien à l’Afrique, et à la déportation. La seconde partie est racontée depuis les dernières années du 19e s., et c’est donc sur plus d’une centaine d’années que se déroulent les histoires racontées. Dès la première partie, si la présence littéraire des personnages est intense, cette présence est aussi symbolique des composantes de la société haïtienne, en train d’advenir. En même temps, c’est bien des prédateurs masculins dont se protègent ces femmes, qui poursuivent néanmoins un idéal de joie et de bonheur.
Florette Dubreuil est une affranchie, qui a quitté un environnement livré à la guerre, avec Camille, la fille qu’elle a eue d’un planteur, Prosper Verdun-Dubuisson, arrivé lui aussi à La Nouvelle-Orléans, où il a acquis, à nouveau, plantations et esclaves. Mais Florette au moment du récit connaît déjà l’amplitude des désastres, puisqu’elle a survécu à l’esclavage, aux cyclones, aux tremblements de terre, aux massacres nombreux commis pendant les guerres d’indépendance. Mais Verdun-Dubuisson lui est attachée, et il l’a affranchie. Elle l’a suivi, ce qui apparaît d’abord énigmatique. L’installation à La Nouvelle Orléans est comme la construction d’un havre de paix, traversé cependant de courants humains, et à la géographie instable. C’est toujours une terre d’esclavage et d’âpres rapports humains. Cependant, quelque chose va se jouer dans cette histoire, plutôt imprévisible dans l’ordre de la narration, et pourtant d’une vérité saisissante, et qui est la créolisation, cette élaboration à l’insu de tous de nouvelles formes et forces culturelles et sociales. Élizabeth découvre même que la créolisation est incessante, et que la présence domingoise, puis haïtienne a considérablement modifié les sociétés, les usages, les langues, à la Nouvelle Orléans. Pendant un temps, la ville aura été un lieu exceptionnel d’invention de la modernité et surtout du commun, un lieu de relation entre Amérindiens, Africains, habitants des Grandes Antilles, des Amériques et Européens, tous un peu détachés d’obligations institutionnelles, un peu voyous, un peu flibustiers. Entre les planteurs pionniers et leurs enfants, parfois, comme pour le père de la narratrice, Jean-Baptiste Duquette, quelque chose a changé, même si dans les faits l’économie de plantation et l’esclavage ont perduré, ce dont la narratrice prend peu à peu conscience. Comme un temps, les cultes du vodou. Elizabeth raconte même son initiation incandescente. Sa sœur, Sarah-Jane, catholique fervente, demeure rétive à ces cultes.
Mais aussi, à la faveur de cette existence familiale de trois générations de femmes dans une situation propice à la félicité, la parole parvient à dire l’histoire. Yanick Lahens raconte le plus surprenant, qui est la proximité qui se manifeste entre le planteur tout-puissant et la maîtresse esclave. Le viol initial demeure comme la plaie toujours vive, évidemment, mais dans la conscience de Florette, il manifeste également tout le contraire d’une défaite : « il réclamait une chose que moi seule pouvais lui donner à ma façon et il était alors le perdant, celui qui quémandait, qui se soumettait malgré lui ». Il importe de penser cette soumission comme la conscience du mal et de la nuit, ce que la narratrice qualifie de « fosse », béante qui demeure sans réponse : « Le piège était dans sa tête de conquérant, dans son sexe de vainqueur, dans la puissance de son ventre blanc ». Raconter cette révélation à sa descendance, en buvant du lait chaud, dans le mitan de la nuit, c’est comme transfigurer la nuit, pour ne plus céder à l’appel funeste de la haine de soi, même si elle demeure accrochée à l’être, et pour longtemps. Cette haine de soi, c’est celle qu’éprouve l’épouvantable Mérisier de la seconde partie, et qui opprime la jeune Regina, devenue une façon de restavek. Les mots de Placide David résonnent encore : « L’esprit de classe, sous la forme de préjugés épidermiques, sera aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée une cause de division du corps social ». À l’inverse, se détourner de cette émotion désastreuse permet de désamorcer l’énigme, en prenant pied dans le vivant, comme en témoigne l’affection que se portent mutuellement Elizabeth et son père.
Pourtant, Florette ne cesse de regarder Haïti, d’en prendre des nouvelles, comme d’un lieu exceptionnel. Un de ses contacts tente de lui dessiller le regard : « C’est une terre qui regarde ailleurs, alors qu’elle n’a pas fini de mettre bas pour ses propres enfants. Une terre qui a trop à porter », comme la seconde partie du roman le raconte. C’est surtout un constat éclairé, de l’exemplarité haïtienne tout au long du siècle. La seconde partie plonge le lecteur dans une autre passion : si dans premier temps il fallait sortir de la fosse et la mettre sous le regard, c’est avec la passion amoureuse que le récit est renoué.
L’histoire racontée dans la seconde partie est rapidement annoncée dès le prologue. Elle commence vers la fin du règne de Faustin Soulouque, empereur d’Haïti, soit en 1859. Regina, jeune fille des mornes et habitée par les loas de l’eau, est emmenée à Port-au-Prince pour être domestique chez les Merisier. Elle est maltraitée : « Madame Mérisier n’aimait pas qui elle était. Elle portait la couleur noire de sa peau comme un chagrin sans nom, un désespoir, une humiliation ». Mais Regina s’enfuit et après avoir été recueillie, et reçu la solidarité d’une femme plus âgée, elle devient une commerçante avisée. Elle connaît alors le capitaine Léonard Corvaseau. Ils ont une fille, Marianne, qui mariée à son tour, donne naissance à Fanny, puis à Josué. La vie s’écoule jusqu’à la mort de Léonard, entouré de sa famille. Entretemps, on apprend qu’il est le fils d’Élizabeth.
L’histoire annoncée dans le prologue est ensuite lentement détaillée, depuis l’enfance de Regina dans les mornes, jusqu’à l’imminence de sa propre mort, depuis l’évocation de la misère sordide des paysans cultivant le café qui sert à payer la rançon ignominieuse exigée par Charles X, jusqu’aux derniers instants de sa propre existence. Ce qui importe ici est la réplique de l’histoire : pas d’effet de surprise, pas de suspension, pas de montage temporel complexe. En fait, là encore, c’est bien ce que nous faisons de cette histoire qui importe. La narratrice ici met en place une capsule temporelle qui touche chacun. C’est ici que les questions de mémoire et de transmission prennent un nouveau relief. L’histoire des lignées est irréductible à celle des successions. Ce qui importe davantage, ce sont les chevauchements générationnels, c’est-à-dire les passages de témoin, c’est-à-dire d’histoires. La seconde partie du roman fait advenir en pleine lumière l’espérance des femmes debout, telles des potomitans. Encore une fois, la présence du lecteur est inscrite dans le dispositif, dont il peut se considérer également comme une partie prenante.
Certes, il demeure des façons d’abri, d’apparence symbolique, tel le « jupon des sept couleurs » de Florette, et le « mouchoir-ciel » de Regina, mais de la mère de Florette à Fanny, la petite-fille qui choisit la considération sociale, ce sont des femmes debout qui font du roman de Yanick Lahens un hymne à la vie, porté par des personnages féminins énergiques, qui ont jeté dans le bayou pourrissant ou dans les corridors obscurs et empuantis, les voix plaintives des bêtes de la nuit. Il y a nécessité à s’en souvenir.
Yves Chemla
Il y a eu, dès la fin du 19è siècle, un mouvement de revendication autonomiste dans quasiment tou Lire la suite
Le cas de la GRANDE-BRETAGNE mérite d'être pris en compte(SAINTE-LUCIE, DOMINIQUE).
Lire la suite...rendent caduc le laïus qui les précède. Lire la suite
...La France de de Gaulle-Debré-Foccart a choisi l’option de l’indépendance des pays d’Afrique su Lire la suite
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