Soixante traducteurs et traductrices qui ont changé le monde

Les traducteurs et traductrices répondent à « la volonté farouche, éternelle des hommes et des femmes de cette terre de se comprendre. De tout temps, il y a eu des gens bienveillants qui ont mis les gens différents par leur langue, leur culture ou leur pays en communication » (Rose Marie). Ce panorama doit beaucoup à Wikipédia et complète notre courte histoire de la traduction.

Antiquité

Kumārajīva (344-413), moine bouddhiste koutchéen (de l’Empire kouchan, aujourd’hui en Chine), traduit nombre de textes bouddhistes sanskrits en chinois. Ses traductions claires privilégient la transmission du sens plutôt qu’un rendu littéral et elles ont une grande influence sur le bouddhisme chinois.

Trois siècles plus tard, Amoghavajra (705-774), un moine bouddhiste indien vivant en Chine, part en voyage pour recueillir des textes bouddhistes au Sri Lanka, en Indochine et en Inde, puis revient en Chine avec 500 manuscrits pour les traduire en chinois. L’apport de ces traductions est immense et Amoghavajra devient l’un des moines bouddhistes les plus puissants de l’histoire chinoise.

Dans le monde chrétien, le moine Jérôme de Stridon (347-420) traduit la Bible en latin à partir des textes hébreux originaux et non à partir de la Septante, à savoir la Bible traduite en grec quelques siècles plus tôt. Connue sous le nom de Vulgate, cette nouvelle traduction latine franchit les siècles et devient le premier livre imprimé sous le nom de Bible de Gutenberg.

Mesrop Machtots (362-440), érudit arménien, invente l’alphabet arménien puis traduit la Bible en arménien avec son collègue Isaac d’Arménie (354-439) avant de traduire les grandes œuvres grecques et syriaques avec d’autres érudits arméniens. Toutes ces traductions cimentent la langue arménienne et renforcent l’unité nationale malgré un pays divisé entre l’Empire byzantin et la Perse.

Moyen Âge

Hunayn ibn Ishaq (809-873) et Qusta ibn Luqa (820-912), tous deux médecins arabes, traduisent nombre d’œuvres médicales grecques en arabe, un patient labeur poursuivi par leurs collègues pendant des décennies. Leur travail acharné permet de rassembler en un siècle les connaissances apprises de la médecine grecque pour les inclure dans la médecine arabe.

Robert de Ketton (1110-1160), érudit anglais, traduit le Coran en latin avec l’aide de son collègue Herman le Dalmate (1100-1154). Réalisée à la demande de Pierre le Vénérable, abbé de l’abbaye bénédictine de Cluny, cette traduction permet une meilleure connaissance de la religion musulmane et sera l’édition latine officielle du Coran jusqu’au XVIIIe siècle.

Adélard de Bath (1080-1152), Jean de Séville (1110-1153), Gérard de Crémone (1114-1187) et bien d’autres s’installent à Tolède dans la péninsule Ibérique — carrefour des civilisations musulmane et chrétienne — pour traduire en latin les grands travaux scientifiques grecs et arabes (médecine, mathématiques, astronomie, astrologie, sciences naturelles, mécanique) des siècles précédents. Ce travail titanesque permet l’utilisation du savoir scientifique grec et arabe dans toute l’Europe.

Michael Scot (1175-1232), philosophe écossais, et Guillaume de Moerbeke (1215-1286), érudit grec, traduisent en latin les œuvres du philosophe grec Aristote pour que celles-ci touchent un public plus vaste. Ces traductions permettent une diffusion rapide des idées d’Aristote dans le monde médiéval.

John Wyclif (1320-1384), théologien anglais, traduit pour la première fois la Bible en anglais, une langue alors moins utilisée que le latin et le français, ce qui contribue au développement de la langue anglaise. D’autres traductions suivent de la part des théologiens Myles Coverdale (1488-1569) et William Tyndale (1494-1536), largement diffusées suite à l’invention récente de l’imprimerie.

Marsile Ficin (1433-1499), philosophe italien, traduit et supervise la traduction en latin des œuvres du philosophe grec Platon suite à un intérêt renouvelé pour ses idées. Cosme de Médicis, dirigeant de Florence et mécène des sciences et des arts, fonde l’Académie platonicienne de Florence à cet effet, sur le modèle de l’Académie de Platon originale.

XVIe siècle

Érasme (1466-1536), théologien néerlandais, travaille à une édition latine moderne du Nouveau Testament à partir du texte latin de la Vulgate tout en utilisant les sources originales en hébreu et en grec. Il améliore aussi l’édition grecque existante. Le Nouveau Testament d’Érasme a une grande influence sur la Réforme protestante et la Contre-réforme catholique.

Martin Luther (1483-1546), théologien allemand, traduit pour la première fois la Bible en allemand. Livre du peuple présent dans les églises, les écoles et les maisons allemandes, cette Bible contribue non seulement à la Réforme protestante mais aussi au développement de la langue allemande et à la création d’une identité nationale.

De son côté, Jakub Wujek (1541-1597), prêtre jésuite polonais, traduit pour la première fois la Bible en polonais. Là aussi, cette Bible contribue au développement de la langue polonaise et à la création d’une identité nationale. Elle sera la Bible officielle polonaise pendant près de cinq siècles.

Jacques Amyot (1513-1593), érudit français, traduit les œuvres du philosophe grec Plutarque, notamment Vies parallèles des hommes illustres, son œuvre majeure. Cette traduction fait connaître le monde de l’Antiquité au public français et lui vaut les compliments du philosophe Montaigne. L’édition française est elle-même traduite en anglais par l’homme de loi Thomas North (1535-1604).

XVIIe siècle

Anna Hume (1600-1650), écrivaine écossaise, traduit les œuvres du poète florentin Pétrarque en anglais pendant que Lucy Hutchinson (1620-1681), poétesse anglaise, traduit les œuvres du poète latin Lucrèce. Peu après, John Dryden (1631-1700), poète anglais, traduit lui aussi nombre de classiques latins (Virgile, Horace, Juvénal, Ovide, Lucrèce). Les grands auteurs latins trouvent leur voie auprès du public anglais.

Antoine Galland (1646-1715), orientaliste français, assure la première traduction en français des Mille et une nuits, un ensemble de contes populaires compilés en arabe pendant l’âge d’or de l’Islam. S’ensuit un grand engouement pour l’Orient et les contes orientaux. L’édition française est elle-même traduite dans d’autres langues européennes. Les Mille et une nuits sont à nouveau traduites en français deux siècles plus tard par le médecin et poète Joseph-Charles Mardrus (1868-1949).

Anne Dacier (1654-1720), philologue française, traduit pour la première fois l’Iliade et l’Odyssée d’Homère en français et donne ainsi une nouvelle vie au poète épique grec. L’édition française est ensuite adaptée en vers par le poète Antoine Houdar de la Motte (1672-1731) puis traduite en anglais par le poète Alexander Pope (1688-1744). Leconte de Lisle (1818-1894), poète et chef de file du mouvement parnassien, offrira une nouvelle traduction en français deux siècles plus tard.

XVIIIe siècle

Giuseppa Barbapiccola (1702-1740), philosophe italienne, traduit les Principes de la philosophie du philosophe français Descartes et se sert de cette traduction pour défendre le droit des femmes à l’éducation. Selon elle, la philosophie de Descartes fait l’éloge de l’intellect féminin et les femmes doivent absolument s’instruire pour devenir plus autonomes. À cet effet, sa traduction inclut une histoire de l’éducation des femmes et une histoire de la philosophie.

Ignacy Krasicki (1735-1801), poète polonais et auteur de fables aussi célèbres en Pologne que celles de La Fontaine en France, traduit les œuvres de poètes aussi bien classiques (Plutarque, Anacréon, Hésiode, Théocrite) que modernes (Boileau, Dante, James Macpherson). Ses traductions contribuent au mouvement des Lumières, un vaste mouvement culturel, philosophique et littéraire européen.

Claudine Picardet (1735-1820), scientifique française, traduit la littérature scientifique de ses contemporains, surtout pour la chimie et la minéralogie. Chose peu courante à l’époque, elle est non seulement une scientifique de sexe féminin mais elle maîtrise cinq langues étrangères (anglais, allemand, italien, suédois, latin). Ses traductions sont essentielles pendant la Révolution chimique, un mouvement dirigé par le chimiste français Antoine Lavoisier.

Johann Heinrich Voss (1751-1826), écrivain allemand, traduit le théâtre de Shakespeare avec l’aide de ses fils. Il est suivi du poète Auguste Schlegel (1767-1845), figure de proue du romantisme allemand, qui transforme les pièces du dramaturge anglais en classiques allemands. Shakespeare est ensuite traduit en suédois par le linguiste Carl August Hagberg (1810-1864) puis en russe à trois reprises par les écrivains Mikhaïl Lozinski (1886-1955), Samuil Marshak (1887-1964) et Boris Pasternak (1890-1960). Ce dernier modernise les dialogues de Shakespeare et leur donne une dimension contemporaine. De nos jours, selon l’Unesco, Shakespeare reste le troisième auteur le plus traduit au monde, après Agatha Christie et Jules Verne.

Sarah Austin (1793-1867), linguiste anglaise, Louise Swanton Belloc (1796-1881), écrivaine française, Therese Albertine Luise Robinson (1797-1870), écrivaine allemande, et Mary Howitt (1799-1888), poétesse anglaise, font avancer la cause des femmes et des droits humains par voie de traduction. Mary Howitt traduit par exemple les œuvres de l’écrivaine féministe suédoise Fredrika Bremer en anglais alors que Louise Swanton Belloc traduit en français La Case de l’oncle Tom de la romancière américaine Harriet Beecher Stowe, qui dépeint les conditions de vie affreuses des esclaves afro-américains.

XIXe siècle

Rifa'a al-Tahtawi (1801-1873), écrivain égyptien, traduit et supervise la traduction de 2000 ouvrages européens (histoire, géographie, politique, etc.) en arabe après avoir lu les œuvres des philosophes Voltaire, Rousseau et Montesquieu lors d’un séjour à Paris. Il défend ardemment le modernisme islamique, un mouvement qui tente d’harmoniser les principes de l’Islam avec les théories sociales européennes. Toutes ces traductions contribuent à la naissance d’une mobilisation nationale populaire contre le colonialisme britannique.

Henry Longfellow (1807-1882), poète américain, traduit et fait connaître la poésie européenne aux États-Unis par voie de traduction. Après un long voyage en Europe (France, Espagne, Portugal, Italie, Allemagne, Angleterre), il dirige la publication de l’anthologie The Poets and Poetry of Europe, une compilation comportant 800 pages de poèmes traduits. En l’honneur du rôle majeur de Longfellow en tant que traducteur et éditeur, l’Université de Harvard fonde le Longfellow Institute un siècle plus tard pour favoriser l’étude des œuvres non anglophones aux États-Unis.

Elizabeth Ashurst (1813-1850), activiste radicale anglaise, et Matilda Hays (1820-1897), romancière féministe anglaise, sont les premières traductrices des œuvres de la romancière George Sand. Séduites par son style de vie indépendant, sa vision de l’amour libre et les questions politiques et sociales abordées dans ses livres, elles traduisent ensemble plusieurs romans de George Sand pour les faire connaître au public britannique.

Charles Baudelaire (1821-1867), poète français, traduit les nouvelles et poèmes de l’écrivain américain Edgar Allan Poe. Après avoir lu l’œuvre de Poe, Baudelaire affirme que l’inspiration à l’origine de ces écrits a longtemps existé dans sa propre imagination. Il voit dans Poe (mort en 1849 à 40 ans) à la fois un précurseur et un frère. Tous deux sont sujets à la mélancolie, à la dépression, à la maladie et à la pauvreté. Les traductions scrupuleuses de Baudelaire font connaître le génie de Poe en France et en Europe.

Clémence Royer (1830-1902), érudite autodidacte française, traduit L’Origine des espèces de Charles Darwin en quatre éditions successives, ce qui popularise la théorie de l’évolution de Darwin en France. Malgré les critiques acerbes de l’auteur sur le manque de connaissances en histoire naturelle de sa traductrice et le contenu de ses préfaces et notes explicatives, cette traduction contribue grandement à la renommée de Darwin en France et dans le monde francophone.

Au début de la guerre de Sécession aux États-Unis, Mary Louise Booth (1831-1899), écrivaine américaine, traduit jour et nuit en une semaine Un Grand peuple qui se relève, le livre de l’avocat anti-esclavagiste Agénor de Gasparin paru récemment en France, avec publication de l’édition américaine deux semaines plus tard. Elle traduit ensuite d’autres ouvrages d’écrivains anti-esclavagistes français. Elle reçoit les éloges du président américain Abraham Lincoln et du sénateur Charles Sumner, qui déclare que ses traductions sont plus précieuses pour la cause anti-esclavagiste « que la cavalerie numide pour Hannibal ».

Yan Fu (1854-1921), écrivain chinois, découvre les penseurs européens (Montesquieu, Adam Smith, Charles Darwin, Herbert Spencer, John Stuart Mill, etc.) lors d’un séjour en Angleterre et débute la traduction de leurs œuvres (économie, sociologie, législation, biologie, sciences naturelles), une tâche qu’il poursuivra tout au long de sa vie. Membre du mouvement réformiste chinois, qui prône une société fondée sur le modèle occidental, il sera toutefois déçu du comportement des nations occidentales lors de la Première Guerre mondiale.

Eleanor Marx (1855-1898), activiste socialiste, traduit en anglais les œuvres de son père, le philosophe allemand Karl Marx, y compris une partie du Capital, texte fondateur du marxisme. Elle traduit aussi des ouvrages politiques français tout en participant à la lutte ouvrière, par exemple le livre du journaliste socialiste Prosper-Olivier Lissagaray sur la Commune de Paris en 1871. Elle est également l’auteure de la première traduction en anglais du roman Madame Bovary de Gustave Flaubert.

XXe siècle

Tadeusz Boy-Żeleński (1874-1941), poète et universitaire polonais, traduit une centaine de classiques de la littérature française, y compris le poète François Villon, les écrivains Rabelais et La Rochefoucauld, les philosophes Montaigne et Montesquieu, les romanciers Stendhal, Balzac et Proust, les dramaturges Molière, Racine, Marivaux et Beaumarchais et les philosophes Voltaire, Descartes et Pascal. Il meurt fusillé en juillet 1941, tout comme 24 autres professeurs d’université polonais, lors du massacre des professeurs de Lviv (aujourd’hui en Ukraine) pendant l’occupation nazie de la Pologne.

Zenobia Camprubi (1887-1956), écrivaine féministe espagnole, est la première traductrice en espagnol des œuvres de Rabindranath Tagore. Elle traduit 22 œuvres (recueils de poèmes, nouvelles, pièces de théâtre) de l’écrivain indien pour les faire connaître au public hispanophone. Elle multiplie les activités en faveur des femmes dans les divers endroits où elle vit (Espagne, Cuba, États-Unis, Porto Rico) et défend inlassablement la place des femmes à tous les échelons de la société.

James Strachey (1887-1967), psychanalyste anglais, traduit avec son épouse Alix Strachey la totalité des œuvres de Sigmund Freud après avoir rejoint le psychanalyste autrichien à Vienne. Cette traduction monumentale en 24 volumes est publiée par Hogarth Press à Londres sous le titre The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud. Édition de référence des œuvres de Freud en anglais, cette traduction devient aussi une référence pour des traductions dans d’autres langues du fait de son appareil critique.

Boris Pasternak (1890-1960), écrivain russe, doit se tourner vers la traduction pour subvenir aux besoins de sa famille alors que l’Union soviétique le harcèle suite à son refus de glorifier les valeurs communistes. Il traduit non seulement le théâtre de Shakespeare mais aussi les œuvres des poètes allemands Goethe, Rilke et Schiller, du poète français Verlaine, du dramaturge espagnol Calderón de la Barca, du poète hongrois Sándor Petőfi, du poète polonais Juliusz Słowacki, du poète ukrainien Taras Shevchenko et du poète géorgien Nikoloz Baratashvili. Ses traductions insufflent un vent de liberté dans un pays fermé au monde alors que ses poèmes et ses romans sont interdits de diffusion.

Charlotte H. Bruner (1917-1999), universitaire américaine, traduit les œuvres des écrivaines africaines d’expression française pour que celles-ci touchent un public anglophone. Accompagnée de son mari David Kincaid, elle part les interviewer en Afrique pendant un an, avec diffusion de ces interviews à la radio à leur retour. Lors de sa longue carrière, elle ne cesse de promouvoir l’étude de la littérature africaine et de la littérature mondiale à une époque où les universités américaines enseignent surtout la littérature européenne.

Simin Daneshvar (1921-2012), écrivaine iranienne, et son mari Jalal Al-e-Ahmad (1923-1969), philosophe iranien, traduisent nombre d’œuvres littéraires en persan pour offrir une ouverture sur le monde au public iranien. Simin Daneshvar traduit par exemple les œuvres des écrivains russes Anton Tchekhov et Maxime Gorki, de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler et de l’écrivain sud-africain Alan Paton. Jalal Al-e-Ahmad traduit par exemple les œuvres du romancier russe Fiodor Dostoïevski et des écrivains français Albert Camus, Jean-Paul Sartre, André Gide et Eugène Ionesco.

Aussi imparfait qu’incomplet, notre panorama se termine ici. D’autres exemples sont offerts dans notre dictionnaire des traducteurs et traductrices du passé.

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