Sur les traces de Lafcadio Hearn : étapes d'une mission de recherche au Japon en juin 2025 (4)

Rubrique

4. Matsué, la ville où Lafcadio Hearn a rencontré Setsu Koizumi, sa future épouse et muse japonaise

Les trois jours de cette visite, organisée par Toshié Nakajima, ont été un enchantement qui a vite effacé les fatigues d'un voyage de sept heures en train. Les divers Shinkansen – de Toyama à Tsuruga, puis Shinokasa, puis Okayama via Kyoto – ont été à la hauteur de leur réputation de vitesse et de ponctualité.

2[2: Itinéraire de Toyama à Matsué]

Mais c'est le modeste TER – appelé « Yakumo », en guise d'hommage  au prénom japonais de l'écrivain, et serpentant pendant 2h30 à travers montagnes et vallées d'Okayama à Matsué, « la cité de l'eau » – qui a permis de découvrir un Japon rural profond, comme celui déjà aperçu en voiture entre Toyama et Urusa, très différent des zones densément urbanisées.

3[3: A bord de l'express « Yakumo », d'Okayama à Matsué]   

Matsué : une ville moyenne en bordure d'un lac, autour d'un beau vieux château

Sur la grande ligne ferroviaire régionale Sanin, la gare de Matsué est proche de la rivière Ohashi et du lac Shinji, dans un quartier d'immeubles modernes où s'élève aujourd'hui la tour d'une banque, bien plus haute et massive que le donjon du vieux château, avec ses nombreux toits si typiques de l'architecture japonaise traditionnelle. J'allais comprendre, en visitant ce château le lendemain, pourquoi il avait d'emblée séduit Lafcadio Hearn quand il est arrivé à Matsué pour prendre son premier poste d'enseignant d'anglais en août 1890, après un long voyage depuis Tokyo : d'abord par le train, mais ensuite pendant trois jours en rickshaw depuis Okayama, le long d'une route que le rail n'avait pas encore doublée. Les quelque quinze mois que Hearn a passé dans la province reculée de Matsué, au début de son séjour au Japon, sont souvent décrits comme la lune de miel entre l'écrivain et son pays d'adoption. Une étude publiée en 2007 conclut d'ailleurs que trois musées consacrés à Lafcadio Hearn au Japon (ceux de Matsué, de Kumamoto et de Yaïzu) mettent assez délibérément l'accent sur une représentation nostalgique du vieux Japon, qui aurait séduit Hearn, en évacuant les images du Japon moderne et nationaliste, qui allait être discrédité par la défaite du pays en 1945 (voir « The politics of nostalgia : museum representations of Lafcadio Hearn in Japan », de Rie Kido Askew, Museum and society, nov. 2007, Vol.5/3, p.131-147). Il y a sans doute du vrai dans cette analyse, car c'est très clairement le Lafcadio Hearn amoureux du « bon vieux temps » qui est mis en avant à Matsué.

4[4 : Plan du centre de Matsué]

En effet, Lafcadio Hearn y a découvert une ville qui venait seulement d'abandonner les traditions du shogunat, et allait s'installer dans une maison proche du donjon de l'un des plus vieux châteaux du Japon (restoré dans les années 1950 puis 2000, et classé trésor national en 2015). Pour nous y rendre depuis notre hôtel au bord du lac, Toshié Nakajima et moi avons emprunté un des petits canots qui circulent sur les anciennes douves du château et dans lesquels il faut se mettre à plat ventre sur le tatami, pour passer sous des ponts très bas : sport peu commode quand on s'est habillé pour faire une conférence au Musée, l'après-midi...

5[5 : En canot vers le château de Matsué]

Le château que nous avons découvert est situé au sommet d'une petite colline, au milieu d'un beau parc, dont certains des grands arbres sont peuplés de hérons jacasseurs. Or Hearn s'identifiait à ces oiseaux, insistant d'ailleurs toujours pour que, contrairement à l'usage contemporain, son nom soit prononcé /'herǝn/ en deux syllabes, donc comme « héron » en anglais. Pour visiter le château, il a fallu se déchausser, et j'ai pris grand plaisir à grimper, pieds nus, les six niveaux de beaux planchers et de marches d'escaliers en bois, poli par quatre siècles d'usage. Chaque meurtrière entrouverte permettait de voir un aspect nouveau de la ville étendue tout autour, et de nombreux panneaux décrivaient des aspects de l'histoire du bâtiment et de la région.

6[6 : Vues du château de Matsué]

Après la visite du donjon, nous avons fait celle – toujours dans le parc – du petit sanctuaire Inari dédié au dieu renard, où Hearn aimait se promener pendant les cinq mois de sa résidence à Matsué, et où les visiteurs actuels continuent de faire des offrandes. Puis, sur le chemin du retour à l'hôtel pour nous changer et avaler un sandwich en guise de déjeuner, nous avons emprunté une rue dont un arrêt de bus était décoré par des fanions rappelant les étapes de la vie de Lafcadio Hearn, dont celle de Martinique !

7[7 : Temple Inari dédié au renard et fanion mentionnant la Martinique]

 Conférence au Musée Lafcadio Hearn de Matsué

Pour arriver comme annoncé, à 14h, au Musée, mon guide et moi avons pris le taxi depuis l'hôtel plutôt que le canot... Nous avons été accueillis dans le hall d'entrée par Bon Koizumi, son directeur depuis la rénovation de 2016, et son épouse, qui nous ont menés directement dans la petite salle de conférence située au premier étage du bâtiment. Une dizaine de personnes nous y attendaient, dont un jeune Français et un jeune Irlandais, chargés de mission de la ville de Matsué pour les relations avec la France et l'Irlande respectivement. Après quelques mots de bienvenue, Bon Koizumi a prié Toshié Nakajima de me présenter au public. Puis, après m'être excusé de maîtriser moins de dix mots de japonais, j'ai donné une variante de la conférence faite à Toyama une semaine auparavant, sur l'importance des œuvres conçues par Lafcadio Hearn pendant son séjour en Martinique, et sur les hasards qui m'ont conduit à les découvrir en 2012 puis à nouveau en 2024, pour me retrouver soudain au Japon. J'ai illustré mes propos – fidèlement traduits par Toshié Nakajima, une fois de plus – avec une trentaine d'images à l'écran, puis répondu à quelques questions, concernant surtout la situation particulière de la Martinique, entre Europe et Amérique.

8[8 : Accueil par le couple Koizumi au Musée LH de Matsué]

 Après la conférence, le couple Koizumi nous a fait l'honneur d'une visite guidée du musée, très fréquenté d'ailleurs, car il fait partie du circuit touristique incluant le château tout proche. Nous avons ainsi pu découvrir le superbe travail de présentation (avec des cartouches en japonais et en anglais) des nombreux documents exposés, répartis selon les étapes de la vie de l'écrivain, ainsi qu'une histoire du musée, créé dès les années 1930, comme la Bibliothèque de Toyama dans les années 1920, grâce aux initiatives d'anciens étudiants de Hearn-Koizumi. Après l'inauguration d'un nouveau bâtiment en 1984, Bon Koizumi a été associé, notamment en sa qualité d'ayant droit, à la collection des documents dès 1989, et pu participer à la grande exposition de 1990, répartie dans trois musées de Matsué, pour célébrer le centenaire de l'arrivée de Lafcadio Hearn au Japon.

9[9 : Panneaux sur la période créole de Lafcadio Hearn]

Dans la section consacrée à la période créole de l'écrivain – la dizaine d'années en Louisiane et les deux années dans la Caraïbe – une vitrine présente une trentaine de tirages en noir et blanc des mêmes photos prises par Lafcadio Hearn à Saint-Pierre, dont nous avions vu les originaux au Musée Ikeda, et les vingt copies de la même série, apportées par Bon Koizumi en Martinique en 1994, conservées au Musée d'histoire et d'ethnographie de Fort-de-France.

10[10 : Copies de photos prises par Lafcadio Hearn en Martinique]

Dans la soirée, le couple Koizumi nous a invités à dîner dans un restaurant proche de notre hôtel et de la première résidence de Lafcadio Hearn quand il est arrivé à Matsué en août 1890 : une pension, voisine d'une pharmacie, miraculeusement conservée dans son état d'origine, que nous avons pu visiter – même à 22h passées – car elle est tenue par des amis des Koizumi qui, ayant vu de la lumière au fond de la boutique, ont frappé à la vitrine. Difficile de ne pas être ému devant ces comptoirs, commodes à tiroirs, pilons et récipients de porcelaine que l'écrivain avait vus aussi il y a plus de 135 ans !

Visites aux environs de Matsué : le sanctuaire Izumo-Taïsha et le cap Hinomisaki

11[11 : Itinéraire en train régional de Matsué à Hinomisaki]

Pour notre seconde journée à Matsué, Toshié Nakajima a proposé de prendre un petit train régional vers les confins ouest de la province, afin de visiter le magnifique ensemble du sanctuaire Izumo-Taïsha, situé en bordure de montagne, et le cap Hinomisaki, deux kilomètres plus loin, au bord de la Mer du Japon. C'était en vérité un train de banlieue avec peu de places assises, dans lequel montaient et descendaient des élèves et des personnes chargées de provisions, sans que qui que ce soit fasse usage d'un smartphone. Une fois descendus à la gare d'Izumo, terminus de la ligne, il n'a fallu qu'un petit quart d'heure de marche pour monter, en ligne droite, l'avenue bordée de boutiques et de restaurants, jusqu'au grand portique à l'entrée du sanctuaire.

12[12 : En train,de Matsué au sanctuaire Izumo-Taïsha]

Dans le parc, de très belles allées bordées d'arbres et de buissons en fleurs mènent à divers bâtiments, sanctuaires ou sculptures. Comme le bronze monumental du héros mythique « Musubi », qui lève les bras au ciel en fixant des yeux, à dix mètres en face de lui, une grande vague portant une boule dorée, sensée représenter deux esprits divins : l’un contenant le bonheur et l'autre ayant un pouvoir mystique.

13[13 : Entrée du sanctuaire et sculpture du « Musubi »]

Il faudrait bien des lignes pour décrire les divers temples de ce lieu magnifique et l'atmosphère sereine qui règne dans l'ensemble du beau parc, fréquenté par un public largement japonais mais aussi par quelques touristes étrangers. Après une bonne heure de promenade, Toshié Nakajima et moi sommes redescendus vers le centre de la petite ville pour déjeuner dans un des nombreux restaurants, puis prendre un taxi vers la plage d'Inasa No Hama et la route de la côte vers le nord. Comme à Toyama, le ciel et la mer étaient d'un beau bleu, mais l'eau bien trop froide pour s'y baigner.

14[14 : Entrée monumentale du sanctuaire d'Izumo et phare du cap Hinomisaki]

Le chauffeur nous ayant déposés à quelques centaines de mètres du phare du cap Hinomisaki, nous avons fait une promenade le long de sentiers très rocailleux, bordés de pins, avec une belle vue sur les îlots de roches habités par les mouettes, avant de retrouver le chauffeur sur la place du hameau, où nous étions les seuls touristes, et de reprendre la route vers la gare d'Izumo. Dans le train du retour vers Matsué, j'ai bavardé avec un voisin de banquette, un jeune touriste qui s'est avéré être un marin de sa Gracieuse Majesté, en escale au Japon pour quelques jours. Comme il avait un accent du nord de l'Angleterre, je lui ai demandé quelle était sa région d'origine, qui était le Yorkshire. Quand je lui ai dit que je gardais un souvenir ébloui de la cathédrale de York, visitée alors que j'encadrais un groupe de quinze adolescents parisiens, en séjour linguistique à Sheffield l'été de 1980, il s'est exclamé que c'était la ville où il était né – mais vingt-trois ans plus tard... It's a small world...

15[15 : Carte du cap Hinomisaki et photo de mon guide, Toshié Nakajima]

Retour à Matsué : visite de l'ancienne résidence Hearn-Koizumi et du temple Guesshoji

16[16 : Accueil dans l'ancienne résidence Hearn-Koizumi de Matsué]

Le dernier jour de notre visite de Matsué, le vendredi 13 juin, correspondait à l'ouverture de la seconde période de l'exposition « Lafcadio Hearn's Wife, Koizumi Setsu », inaugurée en 2024 et consacrée par le Musée à l'épouse de l'écrivain. Bon Koizumi étant pris par une réunion du conseil municipal de Matsué, c'est son épouse qui nous a accueillis pour nous montrer davantage de documents que lors de notre première visite, l'avant-veille. Elle nous a également fait visiter le bâtiment voisin du musée : l'ancienne résidence de la famille de samouraïs Koizumi, que Lafcadio Hearn avait louée en 1890-91, et où il avait fait connaissance de Setsu, qui devait lui servir de gouvernante. Sachant qu'elle allait devenir non seulement la compagne de l'écrivain – puis son épouse, après quatre ans de bataille administrative – mais aussi l'inspiratrice des récits japonais qui allaient le rendre mondialement célèbre, je ne saurais décrire l'émotion ressentie en visitant ce lieu.

17[17 : Dans la résidence Hearn-Koizumi de Matsué]

La maison a été conservée en l'état d'origine, ainsi que le confirme d'anciennes photos montrant Setsu et des membres de sa famille assis sur le tatami en face du jardin, comme Toshié Nakajima et moi avons été invités à le faire par Mme Bon Koizumi, sans être dérangés par les quelques touristes qui visitaient également les quelques pièces de la maison. L'une d'entre elles donnait sur le petit jardin arrière avec un bassin pour poissons que Lafcadio Hearn aimait regarder depuis la petite table surélevée qu'il avait fait faire afin de pouvoir lire plus commodément. Bien que Setsu et les enfants Hearn-Koizumi aient suivi l'écrivain dans ses résidences ultérieures à Kumamoto puis à Tokyo (où lui et Setsu sont enterrés), la première Société Hearn, basée à Matsué a conservé la résidence et fait construire le musée attenant dans les années 1930. Tout cela est décrit dans les très beaux catalogues bilingues japonais-anglais du Musée et de l'exposition Setsu Koizumi, dont Mme Koizumi nous a offert des exemplaires lors de notre départ, avec aussi une version française du petit guide de la résidence.

18[18 : Couvertures des catalogues du Lafcadio Hearn Memorial Museum et de l'exposition Koizumi Setsu]

Comme il nous restait une heure avant de devoir prendre un taxi de l'hôtel à la gare de Matsué, Toshié Nakajima a proposé de faire un crochet – à pied – par le grand sanctuaire bouddhiste Guesshoji, entre colline et lac. Dans la longue rue qui nous y a menés, nous avons rencontré des dizaines de collégiens – en uniforme blanc-bleu marine – rentrant chez eux pour le déjeuner, à pied ou à vélo, et devisant fort civilement pour des adolescents, m'a-t-il semblé.

19[19. Le sanctuaire Guesshoji de Matsué]

Comme d'usage, le sanctuaire était composé de plusieurs temples, répartis dans un beau parc arboré, avec toutes sortes de sculptures – dont celle, que Hearn aimait beaucoup, d'une énorme tortue portant une haute stèle sur le dos.

20[20 : Statues dans le sanctuaire Guesshoji]

Les hortensias étaient en fleur et le beau temps ajoutait une belle note à la sérénité du lieu. Mais nous ne pouvions nous laisser aller à la méditation car il fallait rentrer à l'hôtel. Dans la large avenue qui y menait, la belle statue équestre de Matsudaira Naomasa, un héros guerrier de quatorze ans, faisait face à une longue banderole annonçant la sortie prochaine d'une série télévisée consacrée au couple Koizumi, décidément promu, lui aussi, à un statut de héros de la ville.

21[21 : Héros de la ville de Matsué]

Le taxi, commandé pour midi, nous a amenés en quelques minutes à la gare centrale où nous attendait l'express régional « Yakumo », avec lequel nous allions refaire en sens inverse le trajet si poétique à travers les montagnes jusqu'à Okayama. Là, c'est un Shinkansen qui devait nous emmener – à toute vitesse – à Nagoya, prochaine étape de la mission.

Celle de Matsué a vraiment été une très belle fête !

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