« La tiédeur des réactions de l’Occident à la mort de Shireen Abu Akleh ne me surprend pas. Mais cela me bouscule »

Rédactrice en chef du média en ligne indépendant « Mada Masr », au Caire, Lina Attalah avait beaucoup d’estime pour la reporter palestino-américaine de la chaîne Al-Jazira tuée alors qu’elle couvrait des affrontements en Cisjordanie.

« J’étais au Liban, mercredi 11 mai, quand j’ai appris par des posts d’amis palestiniens la mort de Shireen Abu Akleh. Puis sa photo a été publiée en boucle. La soudaineté de la mort de cette journaliste courageuse et brillante de la chaîne Al-Jazira, sous les balles de l’occupant israélien, alors qu’elle était en reportage à Jénine, m’a profondément choquée. Elle était identifiable, avec son gilet pare-balles siglé “presse”. Je n’ai pas de doutes sur l’identité de ceux qui l’ont tuée. Ces nouvelles ont absorbé mes pensées et mes journées.

Lors de ses funérailles, à Jérusalem, vendredi 13 mai, j’étais de retour au Caire, collée à mon poste de télévision. Voir les forces sécuritaires israéliennes battre le cortège en deuil a été un autre choc. Quelle vulgarité ! Dans le prisme occidental, Israël est considéré comme le seul Etat démocratique et moderne de la région, en comparaison à un supposé manque de modernité des Arabes. Mais la mort de Shireen Abu Akleh et l’obscénité des policiers durant les obsèques mettent à mal cette vision.

J’éprouve de la colère, un sentiment d’impuissance et une grande peine. En tant que journaliste, je m’identifie naturellement à elle, comme d’autres amis reporters : nous travaillons dans des conditions très difficiles, où produire une information libre est dangereux. Shireen Abu Akleh était une journaliste que j’estimais et suivais. Elle nous rapprochait de la Palestine, d’un territoire auquel nous n’avons pas accès. 

J’ai été interdite d’entrée dans les territoires palestiniens par les autorités israéliennes après avoir couvert, sur l’un des bateaux, l’action de la flottille qui tenta de briser le blocus de Gaza en 2011 : j’ai été arrêtée et j’ai dû signer un papier disant que j’étais entrée de façon illégale. Et c’est compliqué pour un Arabe, muni d’un passeport arabe, de se rendre dans les territoires, pour des raisons logistiques et sécuritaires : c’est l’un des effets de l’occupation. 

Un refrain lancinant veut que la cause palestinienne soit devenue marginale chez les Arabes. Mais l’onde de choc que provoquent dans la région des événements graves, comme la mort de Shireen, montre que cette petite musique sonne faux. En Egypte, ses funérailles ont été très suivies. La cause palestinienne demeure centrale, elle lie nos destins. Cette question a été fondatrice pour beaucoup de jeunes de ma génération, dans notre engagement et notre pensée politique. 

En tant que journaliste, la seconde Intifada, en 2000, m’a introduite à ce qu’est l’information, à la façon dont elle peut servir ceux au pouvoir. Aujourd’hui, je continue d’écrire sur des sujets palestiniens, à rendre visible cette question, alors qu’il y a de nombreuses tentatives de la rendre invisible, en Egypte ou ailleurs. La tiédeur des réactions de l’Occident à la mort de Shireen Abu Akleh ne me surprend pas. Mais cela me bouscule. C’est comme si le principe de la liberté d’expression, si cher en Europe ou en Amérique du Nord, ne comptait plus dans certains contextes, comme celui d’Israël et de la Palestine. »

Laure Stephan (Beyrouth, correspondance)

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