"Timoré" se dit "Lèkètè" en créole

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  Si les nouvelles générations antillaises ne connaissent plus guère leur langue, cela n'est pas seulement dû au jacobinisme linguistique du système scolaire français dans lequel elles baignent.

   C'est que le temps n'est plus (première moitié du 20 siècle) où les murs des écoles primaires étaient parsemés d'affiches du genre : "IL EST INTERDIT DE CRACHER PAR TERRE ET DE PARLER CREOLE". Terminé également l'époque (deuxième moitié du 20è siècle) au cours de laquelle les défenseurs de notre langue, en particulier le GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) que Jean Bernabé dirigea pendant trois décennies à l'Université des Antilles, durent se lutter bec et ongles avec le Ministère de l'Education Nationale français pour le contraindre à créer un CAPES de créole, puis plus tard, une Agrégation de créole. Concours de recrutement de professeurs du secondaire qui existaient depuis des lustres s'agissant de l'occitan, du breton ou du corse. Nous ne les avons obtenus qu'au début du 21è siècle !

   Vingt et quelques années plus tard, on fait face à une situation linguistique paradoxale : alors que l'écrit en créole ne cesse de progresser, que les débats sur la graphie se sont apaisés (celle qui est inspirée de la graphie dite "Graphie-GEREC" ayant fini par s'imposer), que le nombre d'auteurs créolophones va grandissant d'année en année, l'oral créole, par contre, se trouve dans une situation catastrophique. Assez peu de gens en sont conscients parce qu'ils ont l'impression de parler créole, que ce dernier est entré partout (école, université, médias, église, publicité etc.), alors qu'il suffit d'examiner les productions orales du plus grand nombre pour se rendre compte qu'on se dirige tout droit vers du petit-nègre :  

 

   . Man ka inscrit kò-mwen en faux contre lidé-tala.

 

   . Les kadav des chiens ka pit sur l'autoroute.

 

   . Bomaten-an, nous kay diskité de la grille des salaires épi le patronat.

 

   Etc...Etc...

   Le plus consternant est que des radios-libres créolophones véhiculent à longueur de temps ce charabia, que des politiciens l'utilisent dans leurs discours électoraux, que des syndicalistes s'en servent pour haranguer leurs membres ou répondre à des interviews, persuadés les uns et les autres de servir la cause du créole alors qu'ils contribuent en réalité à asphyxier ce dernier. 

    Est-il possible ou envisageable d'inverser ce processus mortifère à moyen terme pour notre langue ?

    Difficile à dire tant les efforts qu'il faudrait déployer sont colossaux. D'abord, il faudrait rendre l'enseignement du créole obligatoire à l'école dès le primaire ; ensuite, il faudrait que des stages de formation des journalistes soient organisés régulièrement pour leur faire prendre conscience du problème ; enfin, il faudrait que nos politiciens qui souhaitent utiliser le créole se mettent à l'apprendre auprès d'enseignants formés exactement comme ils ont appris le français qu'ils parlent si bien. 

    Nous sommes loin de tout cela et il y a de quoi être pessimiste sur le devenir du créole.

    Mais pessimiste ne veut pas dire complètement découragé ni totalement impuissant. Il faut poursuivre les efforts d'écriture du créole qui sont tout à fait remarquables mais aussi chercher les voies et moyens pour que cet écrit contribue à la recréolisation linguistique orale des populations antillaises. C'est ce que nous cherchons à faire modestement dans la rubrique "LANG KREYOL" de ce site-web. Sé ti grenn diri ka plen sak, affirme un proverbe créole, eh bien nos articles sont quelques grains de ce riz ! 

   Notre sujet d'aujourd'hui concerne le mot "timoré" dont on peut se demander s'il a une traduction en créole. Une traduction précise sachant que "timoré" n'est pas exactement synonyme de "peureux" et qu'il est assez éloigné de "lâche". L'exactitude lexicale est un élément fondamental de la revitalisation du créole oral dans une situation de diglossie (et non de bilinguisme) qui fait qu'il n'existe pas de norme ou qu'il n'existe plus de norme en créole. La norme spontanée qui se forme dans toutes les langues, fussent-elles en situation d'oralité massive et de domination comme c'est le cas du créole, est en train de se fissurer. De craquer même.

   Les trois phrases pseudo-créoles citées plus haut le démontrent sans discussion possible. 

   Or, oui, il existe bel et bien un mot créole qui traduit avec exactitude "timoré" : lèkètè

   Comme dans la phrase suivante :  

   Tibolonm-ou a ni an manniè lèkètè lè i douvan granmoun = votre garçon a un comportement timoré lorsqu'il fait face aux adultes.

   Se pose alors, comme toujours, la question de l'origine de ce mot. Il est clair qu'il ne peut provenir du français ou plus exactement des dialectes d'oïl parlés par les premiers colons. Il n'est pas issu de la langue kalinago non plus puisqu'on ne le trouve pas dans le "Dictionnaire caraïbe" (1665) du Père Breton. Proviendrait-il alors du tamoul, langue des travailleurs sous contrat venus de l'Inde à partir de 1853 ? Les dictionnaires tamouls disent que "timoré" en tamoul se dit kucca cupavamulla. Ceux du chinois donnent : dan xiao. Sinon en arabe syro-libanais, il équivaut à khajul. Dans les cinq cas, on fait donc chou blanc. 

   Reste les langues africaines que la violence inouïe de l'institution esclavagiste a fracassés. On songe tout de suite à la langue éwé, de l'actuel Bénin (autrefois Dahomey), qui a le plus contribué à la formation du créole comparativement aux autres langues africaines, mais "timoré" s'y dit vona. En bambara, il se dit maloya, en igbo ihere, en lingala nsoninsoni, en swahili waoga, en yoruba litiju etc...Chou blanc à nouveau !

   Mais en examinant de plus près le mot lèkètè, on est frappé par le fait que la voyelle "è" revient trois fois. Ce phénomène complexe, appelé harmonie vocalique en linguistique, se retrouve dans d'assez nombreux mots créoles : kalazaza (cheveux roux), tèbèdjè (idiot), bèkèkè (narguer), wototo (morgue) ou encore tilili (profusion). Phénomène fréquent dans les langues comme le finnois ou le turc, mais présent aussi dans certaines langues ouest-africaines. Notre lèkètè créole pourrait donc fort bien provenir d'une langue africaine sachant que celles qui n'ont pas de nombreux locuteurs ne disposent pas encore de dictionnaires comme c'est le cas de celles qui en ont beaucoup (fon, éwé, wolof, bambara, igbo etc.). Sachant aussi qu'à un moment de l'histoire coloniale, les colons européens contraignaient les peuples africains côtiers à leur fournir des esclaves qui étaient capturés assez loin à l'intérieur des différents pays. 

   Mais, on est aussi en droit d'émettre l'hypothèse que ce trait linguistique appelé "harmonie vocalique" a été récupéré par les esclaves antillais et utilisé pour la formation de mots complètement nouveaux qui ne dérivent donc ni du kalinago ni des dialectes d'oïl (normand, picard, vendéen etc...) ni des langues ouest-africaines. Ni de celles arrivées au 19è siècle (tamoul, chinois et arabe syro-libanais). Il n'est pas inutile de se réfèrer à ces dernières car nul ne connait la date ou le moment qui ont vu apparaitre le mot lèkètèA propos de la datation, il y a d'ailleurs un mystère s'agissant du mot "chaben" puisqu'il n'est mentionné dans aucun texte des 17è, 18è et 19è siècles concernant les Antilles et qu'il ne figure même pas dans la tristement célèbre liste de 125 dénominations du métissage entre Blancs et Noirs établie par Moreau de Saint-Méry dans son ouvrage Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'isle Saint-Domingue (1797). Ni dans Le préjugé de race aux Antilles (1883) du Béké pierrotin G. Souquet-Basiège. Il n'est mentionné, dans les livres en tout cas, que dans l'ouvrage de Michel Leiris datant de 1955, Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe qui, à ce propos, en donne une définition parfaite : le chaben résulte de la "juxtaposition" des traits africains et européens alors que le mulâtre résulte de la "fusion" de ces mêmes traits. "Chaben", ce mot qui est si courant, ne serait-il apparu qu'au... 20è siècle ? Mystère !

   Pour en revenir au mot lèkètè (timoré), faute de datation, il est difficile de se prononcer avec certitude sur son origine. Il est en tout cas tout à fait possible qu'il soit une pure création du créole qui s'est alors servi de l'harmonie vocalique africaine. Même chose pour kalazaza et d'autres du même type très probablement...

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