Une découverte phénoménale accueillie avec suspicion

C’est l’histoire de physiciens américains qui ont publié, le 8 mars dernier, dans la revue scientifique la plus prestigieuse du monde, des résultats expérimentaux révélant l’existence d’un phénomène exotique et jusqu’alors jamais observé à la température ambiante, celui de la supraconductivité, dans un matériau de leur invention. Une telle découverte susciterait normalement un concert d’éloges, mais elle a plutôt soulevé, cette fois-ci, une symphonie de doutes. Deux semaines après cette publication, de premiers résultats contredisent déjà la controversée revendication scientifique.

Pour comprendre où l’on va, avec cette histoire, il faut d’abord comprendre d’où l’on vient. La supraconductivité, découverte dans le mercure refroidi à -269 °C en 1911, est un état de la matière permettant aux courants électriques de circuler sans résistance aucune. Les possibilités engendrées par cette merveille de la nature ont bien sûr tout de suite fait rêver les physiciens, qui, au fil des décennies suivantes, se verraient attribuer pas moins de cinq prix Nobel pour des avancées dans ce créneau. Le défi principal consistait à trouver des matériaux qui soient supraconducteurs à des températures plus clémentes.

Dans les années 1980, une percée est survenue avec la création de céramiques supraconductrices à « haute température », dont la magie persiste même au-delà de -196 °C. Quelques supraconducteurs se sont frayé un chemin vers des applications spécialisées, où on utilise de l’hélium ou de l’azote liquide pour les garder au froid. On les retrouve ainsi aujourd’hui au coeur de la plupart des machines d’imagerie à résonance magnétique dans les hôpitaux. Des trains à suspension magnétique en tirent aussi profit, de même que certains câbles sous-terrain.

En parallèle, la recherche continue. Depuis 2015, de nouveaux records de température ont été établis avec des « hydrures », c’est-à-dire des composés à forte teneur en hydrogène. Ceux-ci s’avèrent supraconducteurs à des températures aussi élevées que -13 °C, mais à des pressions gigantesques (150-200 gigapascals), de l’ordre de celles qu’on trouve à mi-chemin du centre de la Terre. Seuls de rares laboratoires dans le monde arrivent à obtenir de telles pressions avec des « enclumes à diamant ». Le problème de la température était peut-être en voie de se régler, mais une nouvelle contrainte, celle de la pression, s’y substituait.

Puis, le 7 mars dernier, au congrès annuel de l’American Physical Society, à Las Vegas, Ranga Dias, un professeur de l’Université de Rochester, présente dans une salle bondée de nouveaux résultats, qui allaient être publiés le lendemain dans la revue Nature. Son groupe de recherche a créé un matériau, un hydrure de lutécium dopé à l’azote, qui se révèle supraconducteur à des températures aussi élevées que 21 °C et à des pressions d’environ 1 gigapascal. Cette pression peut paraître élevée — elle est dix fois supérieure à celle des plus profonds abysses océaniques —, mais, dans l’univers des matériaux de pointe, on considère qu’elle frise les conditions ambiantes.

Le matériau en question est obtenu en écrasant du lutécium, l’une des terres rares les plus rares, pendant plusieurs heures, et en y injectant de l’azote et de l’hydrogène. En résulte un cristal bleu qui, lorsque soumis à une pression modérée, vire au rose, et devient du même coup, selon les résultats rapportés, supraconducteur. « Connaissez-vous le film Retour vers le futur ? » a demandé M. Dias à l’audience lors de la présentation, en référence à cette oeuvre cinématographique où un personnage se déplace sur un skateboard volant. « De telles choses peuvent maintenant être possibles », a-t-il affirmé, selon la presse spécialisée.

Pas la première fois

Trop beau pour être vrai ? « Très rapidement [après avoir lu la publication dans Nature], je suis arrivé à la conclusion que je n’y croyais pas du tout. La plupart des experts du domaine à qui j’en parle sont d’ailleurs du même avis », répond Louis Taillefer, professeur à l’Université de Sherbrooke et expérimentateur de réputation internationale dans le domaine des supraconducteurs. M. Taillefer fonde son avis sur l’analyse des données expérimentales, qui comportent de graves failles selon lui — un signal de fond dans la courbe de résistivité serait indûment soustrait —, mais aussi sur l’historique de M. Dias, qui ne lui inspire pas confiance.

Car ce n’est pas la première fois que ce chercheur affirme avoir trouvé le Graal de la supraconductivité à température très élevée. En octobre 2020, lui et ses collaborateurs revendiquaient un tel accomplissement avec un matériau à base d’hydrogène, de carbone et de soufre, encore une fois dans la revue Nature. Ce papier, qui avait rapidement soulevé des doutes dans la communauté scientifique, a ensuite été retiré par l’éditeur en septembre 2022 en raison d’un traitement « atypique » des données que les auteurs n’avaient pas expliqué. D’autres physiciens, après avoir analysé les données brutes, ont affirmé que celles-ci avaient carrément été fabriquées. En parallèle, des accusations de plagiat ont fait surface au sujet de la thèse de doctorat de M. Dias.

Dans des entrevues données ce mois-ci, M. Dias a fermement nié l’allégation de fabrication de données. Il a par ailleurs affirmé avoir réalisé de nouvelles expériences, vérifiées par d’autres scientifiques, et soumis à l’éditeur un nouvel article confirmant ses résultats de 2020. Quant aux accusations sur sa thèse, il a expliqué qu’il s’agit d’une « erreur ». Ni M. Dias ni son université n’ont donné suite aux demandes d’entrevue du Devoir.

Y voir plus clair

Après le scepticisme initial, la communauté scientifique s’active maintenant pour tenter de comprendre ou de reproduire la dernière découverte du laboratoire Dias. « Je crois que tout le monde est en train de travailler là-dessus », dit Lilia Boeri, professeure à l’Université La Sapienza de Rome et théoricienne de la supraconductivité à haute température. Elle fait partie des incrédules vérifiant s’ils arrivent à expliquer l’inexplicable.

Mme Boeri se spécialise précisément dans les supraconducteurs riches en hydrogène, tels que le composé de lutécium qui fait maintenant tant jaser. « J’ai beaucoup étudié ces systèmes, dit-elle au Devoir. Si les résultats [de M. Dias] sont véridiques, alors il est très improbable que ce soit un supraconducteur du genre de ceux dont nous avons prévu l’existence. » Jusqu’à récemment, la théorie expliquait brillamment les propriétés des hydrures supraconductrices mesurées en laboratoire. La physicienne, qui a du mal à croire aux nouveaux résultats, reconnaît tout de même que « c’est le propre des grandes découvertes que de trouver quelque chose d’inattendu ».

En fait, la balle est surtout dans le camp des expérimentateurs. Déjà, deux groupes de chercheurs chinois ont publié en ligne des résultats, pas encore révisés par les pairs, qui contredisent ceux de l’Université de Rochester. Avant de mesurer la résistance électrique d’un échantillon d’hydrure de lutécium dopé à l’azote, les laboratoires concurrents doivent synthétiser ce matériau, dont la recette exacte demeure secrète pour l’instant. Ils sont donc forcés de tâtonner pour produire leur propre cristal passant du bleu au rose. Et s’ils n’y détectent pas de supraconductivité, les détracteurs pourront toujours prétendre qu’ils n’ont pas cuisiné le bon gâteau.

Voici d’ailleurs où l’histoire prend une nouvelle tournure rocambolesque : M. Dias et Ashkan Salamat, un autre auteur de la récente publication, sont cofondateurs d’une jeune pousse technologique, Unearthly Materials, qui entend « alimenter le siècle de la supraconductivité ». Ils viennent de déposer une demande de brevet pour leur hydrure de lutécium. En entrevue au New York Times, M. Dias a affirmé qu’il aimerait transmettre la recette du matériau à des chercheurs indépendants, qui pourraient la tester, ou encore leur expédier des échantillons, mais que des questions liées à la propriété intellectuelle devaient d’abord être résolues. Le chercheur-entrepreneur a déjà dit qu’Unearthly Materials avait amassé 20 millions de dollars d’investisseurs liés à Spotify et à OpenAI ; l’un des représentants de M. Dias a par la suite nié cette affirmation.

Les ramifications commerciales de l’affaire risquent donc de ralentir le processus vers la vérité. « Un message qu’il faut essayer de faire passer, c’est que les fraudes peuvent exister dans notre domaine ; je ne pense pas que les physiciens soient vertueux par défaut, mais nous avons la chance d’avoir l’expérience, la comparaison avec la nature, qui est le juge final », observe Michel Côté, un professeur de physique à l’Université de Montréal qui étudie les supraconducteurs par l’entremise de la modélisation. « La vérité se découvre quand un consensus se forme dans la communauté, et non pas avec un seul article », ajoute celui qui se range aussi dans le camp des « sceptiques ».

Photo: J. Adam Fenster University of Rochester Un échantillon d’hydrure de lutécium d’environ 1 mm de diamètre est photographié au microscope dans le laboratoire de Ranga Dias.

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