Yanick Lahens : « Il n’y a pas de malédiction ! » en Haïti

Pour la grande romancière haïtienne, Haïti a subi avant les autres pays du Sud tous les avatars du« néocolonialisme » avec la dette imposée en 1825 par la France. Traduite dans le monde entier, Yanick Lahens est Prix Femina pour Bain de Lune en 2014, invitée au Collège de France en 2019 à la chaire des Mondes francophones. Elle est née à Port-au-Prince en 1953.

L’Histoire : Esclavage, catastrophes naturelles, violences et corruption… Comment réagissez-vous lorsque l’on évoque la « malédiction » d’Haïti ?

Yanick Lahens : Je refuse d’emblée de parler de fatalité. Un terme dangereux qui en dit long sur l’ignorance entretenue autour de ce pays. Ignorance propre à nourrir des stéréotypes têtus. Je parlerais plutôt de hasards qui ont tissé la trame de notre histoire. Un hasard climatique qui nous a placés sur la route des cyclones, un hasard géologique qui fait d’Haïti une terre traversée d’un réseau de failles. Un hasard géographique qui fait de nous l’« arrière-cour » des États-Unis. Mais le hasard qui compte le plus est de toute évidence celui de l’histoire. Voilà en effet un bout d’île de 27 000 km2 qui a osé défier l’expansion de l’empire français, dont la puissance reposait sur le colonialisme, le racisme et le capitalisme de la dévoration. C’est ce hasard historique, vécu comme un « impensable » (Michel- Rolph Trouillot), qui a biaisé beaucoup de lectures des événements survenus en Haïti et nourri un narratif d’une cécité rassurante sur la fatalité et la malédiction.

Un tel événement historique, précisément, ne pouvait pas rester impuni. La France a obtenu des grandes puissances de l’époque qu’Haïti soit mise au ban des nations. Fier de son exploit de 1804, mais empêché d’avancer dans sa dynamique propre, le pays a voulu sortir de l’isolement, obtenir une reconnaissance politique et le statut de partenaire économique. Charles X a conditionné cette double reconnaissance, politique et économique, au paiement d’une indemnité de 150 millions de francs-or. Cette relation inaugure une forme de « néocolonialisme ». Haïti est la matrice des relations Nord-Sud, comme j’aime le souligner.

Et cette dette est emblématique de l’histoire de la mondialisation. Son paiement a entraîné Haïti dans une spirale infernale qui ne connaîtra un cran d’arrêt qu’à la moitié du XXe siècle mais l’installera dans un modèle d’engrenage sans fin. Nous sommes donc nés dans une crise, une urgence, dont nous ne sommes jamais sortis puisque les rapports Nord-Sud n’ont pas changé depuis. Notre littérature a toujours traduit cette urgence et un rêve d’habiter sans cesse repoussé. C’est à ce fond précieux et majeur que renvoie le titre de ma leçon inaugurale en 2019 au Collège de France « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter ». J’ai, il y a déjà quelques années, comparé la vitalité de la littérature haïtienne à cette « santé du malheur » qu’évoquait René Char.

Comment la nation haïtienne s’est-elle construite face à cette « anomalie » ?

Il y a eu, après l’indépendance de 1804, un « impensé » interne à Haïti. Sur ce territoire se retrouvent, en effet, d’un côté, les élites créoles occidentalisées, anciens officiers de l’armée française, affranchis propriétaires de plantations, artisans, commerçants, Noirs, « libres de couleur » et, de l’autre, les 70 % de la population constituée de Noirs récemment arrivés d’Afrique (les « bossales ») et qui avaient formé l’Armée indigène.

Les premiers, tout en s’insurgeant contre le système de la plantation, ont tenté de reproduire quelque chose qui lui ressemblait, reprenant, par bien des aspects, le modèle d’une société occidentale. C’était le seul modèle qui s’offrait à leur « intelligence », selon l’expression de l’ethnologue Jean Price Mars. Les seconds ont construit un système de « contre-plantation », antiraciste, anticolonialiste, qui divergeait de la modernité occidentale. Ils se regroupent hors des villes pour élaborer leur propre mode de vie, une civilisation à partir des cultures africaines, d’éléments culturels de la France du XVIIIe siècle et des survivances amérindiennes. Le créole était la langue de communication, le vaudou, la manière de vivre la spiritualité, la famille élargie, la structure familiale, le « lakou », l’espace territorial de base de la famille élargie, et l’agroforesterie, reposant sur le jardin familial, le mode de production agricole. En langue créole, on dit de ce monde rural, hors des villes, qu’il est « le pays en dehors ».

Ce pays en dehors est resté pendant longtemps un impensé. Impensé qui se reflète dans les différentes Constitutions. Celle de 1806 stipule que « la religion catholique apostolique et romaine, étant celle de tous les Haïtiens, est la religion de l’État ». Le Code rural de Boyer, en 1826, consacre le statut de citoyens de seconde zone des paysans, en leur interdisant notamment de venir en ville. Ces mesures visaient aussi à maintenir les paysans sur les terres afin de produire ce café qui allait servir à payer la dette.

Il faut pourtant souligner que la Constitution de 1804 consigne des avancées remarquables vers un universel plus large que celui des Lumières et renvoie les lois antimigratoires actuelles à leurs présupposés idéologiques d’un autre âge. Elle abolit explicitement l’esclavage, interdit toute discrimination liée à la couleur de la peau et reconnaît comme citoyens haïtiens, sans considération de culture, de phénotype ou de langue, les Polonais et les Allemands qui ont combattu aux côtés de l’Armée indigène.

La construction de cette civilisation haïtienne, avec à la fois une production culturelle des élites occidentalisées et celle d’une majorité marginalisée, s’est aussi faite en dehors de l’empire colonial qui était en train de se constituer ailleurs en Asie et en Afrique. C’est une germination autonome. Mais, lorsque les États-Unis ont voulu asseoir leur domination au nom de la doctrine Monroe (« L’Amérique aux Américains »), ils ont cherché à mettre la main sur Haïti, ce qui a abouti à la première occupation américaine (1915-1934), au cours de laquelle on a de nouveau cherché à imposer le modèle des grandes plantations couplé à une centralisation des pouvoirs économiques et politiques, ce qui a fini par changer la dynamique du XIXe siècle.

Le scandale de la dette a longtemps été occulté en France. Qu’en est-il en Haïti ?

Le silence a longtemps prévalu ici aussi. Les historiens haïtiens du XIXe siècle ont beaucoup écrit sur l’épopée glorieuse de la révolution et de l’indépendance, mais très peu évoquent 1825. C’est comme s’il existait une honte autour du sujet. Au point que l’on a, par exemple, occulté le fait que des groupes dans la population se sont opposé à cette indemnité. Ajoutons qu’une partie de l’élite économique et politique haïtienne a bénéficié de la dette, prenant le relais de la corruption internationale. La dette est mentionnée dans de rares œuvres littéraires, ainsi dans Séna de Fernand Hibbert, un des romanciers de La Ronde, revue d’une école réaliste de la fin du XIXe siècle. Cependant, des recherches plus approfondies devraient nous permettre de mieux cerner les traces dans la mémoire populaire. L’historienne Suzy Castor m’a indiqué le couplet d’une chanson des années 1940, au moment où un ultime effort était consenti pour sortir de cette spirale infernale : « Haïtiens tous unis/ Pour payer. Pour payer la dette/ Souscrivons-tous/ Effaçons la tutelle financière/ Souscrivons-tous/ Payons les 5 millions. »

Comment expliquer ce silence ?

C’est comme si nous avions voulu effacer ce moment, comme nous l’avons fait pour l’esclavage. Jusqu’à la fin des années 1960, notre narratif historique a cherché avant tout à glorifier le geste de 1804, comme un rempart. Il en est de même pour la littérature. Il existe une forte production littéraire autour de l’esclavage aux États-Unis, dans les îles anglophones de la Caraïbe ou encore dans les littératures martiniquaise et guadeloupéenne, autant de territoires où ce système s’est maintenu au cours du XIXe siècle. En Haïti, les écrivains ont voulu surtout glorifier ce qui est venu après l’esclavage. En revanche, très peu de textes haïtiens évoquent le passé esclavagiste, hormis un roman de Marie Chauvet, La Danse sur le volcan (1957), ou celui d’Évelyne Trouillot Rosalie l’infâme (2003). Au début de mon prochain roman, Passagères de nuit (à paraître chez Sabine Wespieser Éditeur), j’évoque les relations entre La Nouvelle-Orléans et Haïti au XIXe siècle, mais aussi l’esclavage à Saint-Domingue.

À l’école, les programmes scolaires ont longtemps fait très peu de place à l’histoire la dette. Mais, depuis quelques années, la question est agitée dans les universités et sur les réseaux sociaux. L’avancée populaire dans l’espace public, la violence de la crise multiforme que vit le pays et le bicentenaire de la dette renouvellent l’intérêt pour ce sujet sensible. C’est pour documenter les faits et diffuser un savoir que nous avons lancé, avec des historiens Fondasyon Konesans ak Libète, la Fokal, l’Inisyativ 2025 et conçu une série de vidéos à destination des écoles et une autre pour le grand public.

Quelle est aujourd’hui la place du français en Haïti ?

En 1985, à la chute de la dictature des Duvalier, une nouvelle Constitution consacrait pour la première fois le créole comme langue officielle, au même titre que le français. Quarante ans après, le créole est devenu la langue de l’espace public, tandis que le français est toujours enseigné à l’école. Quant aux écrivains, ils écrivent en quatre langues (créole, français, mais aussi anglais et espagnol). Nous sommes en train de construire le multilinguisme dont rêvait Glissant. Cette nouvelle littérature casse les idées de nation, de drapeau ou de frontière.

Que représente l’histoire dans votre œuvre ?

Lorsque j’écris, l’histoire ne me lâche pas. C’est une complice de toujours. Solidaire aussi, car elle sait que je n’ai pas le luxe de pouvoir me passer d’elle. Je vis cette condition de femme, d’écrivaine et d’Haïtienne comme une chance. Habitant un pays dominé, j’ai dû apprendre la culture des pays dominants. Ce qui, comme le disait James Baldwin, me donne un avantage certain puisque le dominant s’intéresse peu ou pas à ma culture, à mon histoire, tandis que j’avance avec deux fers au feu : la connaissance de ma culture et la connaissance de la sienne. Mon lieu géographique de naissance et mon histoire ont fait aussi de moi une Caribéenne, héritière des survivances amérindiennes, adossée à un mélange de cultures africaines. Grâce à ces multiples apports, c’est toute l’Amérique qui fraie son passage en moi. Aujourd’hui, dans les nouvelles configurations du monde, résonnent en moi les échos de tous les pays du Sud. Et la magie de la littérature, c’est de ne jamais faire de nous des étrangers à une langue ou à une culture quand elle transmet la beauté.

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