Poète, femme de culture et militante politique, Alexandra Cretté vit depuis 19 ans en Guyane. Elle revient dans cette interview pour nous parler de ses activités culturelles et de sa poésie.
Bonjour madame Alexandra Cretté, nous sommes ravis de vous interviewer pour Kabyle.com. Vous êtes férue de littérature, de philosophie ainsi qu’une lectrice boulimique. Pour nos lecteurs, pourriez-vous nous parlez de l’histoire de ce lien charnel qui vous lie à lecture?
Alexandra Cretté : Bonjour et merci beaucoup pour cet entretien. François Cavanna a écrit dans Les Ritals un très beau chapitre sur la lecture qui, dans son enfance ouvrière et banlieusarde à Nogent sur Marne, a déterminé son identité intellectuelle. Il écrit : « Les choses, pour moi, c’est d’abord les mots ». C’est une inversion originelle des rapports entre le mot et la chose. Comme une maladie de la signification qui attache davantage l’esprit aux illusions fictives qu’aux réalités.
Qui fait préférer vivre les aventures dans le livre que dans le monde. Le mot est alors pris comme un être à part entière, avec son physique, son histoire, ses connotations. C’est un vieil ami ou une fréquentation nécessaire.
Dans cette situation, lire est un acte aussi banal et utile que de couper un morceau de pain, prendre sa douche ou nettoyer une assiette. J’ai donc beaucoup lu. Des bandes dessinées d’abord, des romans, de la poésie, du théâtre, de la philosophie, de l’histoire, de la géographie, un peu d’économie… tout ce qui passait, à vrai dire, non loin de mes mains entre cinq et seize ans. Par la suite, j’ai commencé à faire le tri.
Les éléments de la nature sont omniprésents dans votre poésie. Quel est le lien entre votre environnement amazonien et votre poésie ?
C’est une caractéristique commune à tous les auteurs qui habitent dans leurs œuvres l’espace amazonien, et ce quelque soit leur langue ou leur pays. De Luis Sepulveda, dans Le vieux qui lisait des romans d’amour à Marcio Souza, dans L’Empereur d’Amazonie ou Mad Maria, ou encore Mario Vargas Llosa dans Le Rêve du celte, sans oublier l’œuvre de Gabriel Garcia Márquez, il paraît impossible de détacher l’expression littéraire, poétique, de la densité immanente de la nature amazonienne.
Pour éclairer les lecteurs, je dois préciser que la densité et la diversité du vivant en Amazonie sont phénoménales. Un être vivant sur dix sur Terre appartient à une espèce amazonienne. C’est, de plus, un monde qui semble vouloir échapper à la main de l’homme. Bien qu’il s’agisse d’une vision mythifiée de son histoire réelle, c’est une représentation très puissante car elle s’accompagne d’une réalité : je vis dans une région du monde où les routes sont très rares, les voix fluviales souvent compliquées et dangereuses, les zones urbaines éparses.
De plus, faire entrer le lexique forestier amazonien dans l’espace poétique francophone est une chose importante pour le rééquilibrage des représentations des espaces.
Le chablis, la crique, le dégras, le moukou-moukou, la flè-koumarou, le balourou, le saut, le palétuvier, tout un monde porteur de ces visions et de ses possibilités évocatrices. Depuis Atipa, d’Alfred Parépou, premier roman écrit en langue créole en 1885, notre espace littéraire se construit dans cette double mission de s’exprimer en tant que production d’un lieu spécifique et en tant que porteur de nouvelles expressions de ce même lieu.
Une forme de mysticisme et de sacralité liée à la terre nourricière s’exprime dans votre poésie. Pensez-vous que la poésie favorise la résilience et nourrisse l’âme du poète ?
Le rapport spirituel au monde est partout autour de moi : des religions animistes amérindiennes et bushinenguées, des sincrétismes yorubas et vaudous, des églises évangélistes ou chrétiennes. Le continent américain est un lieu très habité par les aspirations spirituelles de ses habitants et de ses cultures. La colonisation américaine elle même dans sa terrible histoire a été orientée et pensée à partir de certaines problématiques religieuses. Il est impossible de ne pas sentir combien cette complexe quête de spiritualité y fonde les expressions culturelles.
Je n’ai personnellement aucune adhésion à une mystique du monde ou à une structuration religieuse de ma pensée. En tant que poète, je perçois que le mysticisme est une des réalités qui fonde les symboles qui m’entourent. Je suis sensible aux symboles, à leur langage. C’est une forme de porosité entre mon histoire individuelle et les histoires collectives.
Ainsi je ne pense ni posséder d’âme, au sens religieux, ni faire acte de résistance face á une grande violence extérieure. Le rapport au langage poétique est pour moi une façon de restituer la complexité du monde. Comme la philosophie, la peinture, la musique… En cela l’art est une des formes de l’esprit les plus importantes parce qu’il ne simplifie pas les choses. Il les amplifie.
La féminité est une marque de votre poésie. Il s’y diffuse douceur et beauté, et ce malgré votre caractère subversif, votre esprit militant et engagé. Un mot sur cet antagonisme ?
Je n’y vois pas d’antagonisme, mais au contraire une articulation. L’expression d’une identité féminine dans mon recueil Par le regard de ces autres mal nés est un des versants de l’écriture du livre. Ce n’est pas le seul. D’ailleurs il ne s’agit pas d’une féminité passive, narcissique et soumise, mais d’une intimité duelle, à la fois tendre et violente, parfois presque autophage. En construction perpétuelle d’un espace de liberté, heurtée à la difficulté de mettre en cohésion le passé et le présent. Il y a plus d’ambivalence que d’antagonismes. J’écris dans les premières pages :
Je ne sais si mon cœur est un fruit amer ou un trou d’abandon posé à ta fenêtre.
Un vers qui exprime tout à la fois ce que l’on peut être dans la perte ou dans l’apogée.
L’identité féminine est certainement, dans ce livre, le moyen d’incarner dans l’écriture l’avoir et l’absence qui sont des états émotionnels et psychologiques que chacun connaît,
indépendamment de son genre.
Dans l’expression de l’amour dans votre recueil, il y a des vers qui résonnent différemment : un amour possessif mais aussi libertaire. Cette ambivalence n’exprime-t-elle pas la confrontation entre l’inné et l’acquis chez l’être humain ?
Ma représentation de la liberté amoureuse n’est pas construite en réaction à un préalable formatage social qui enfermerait les rapports passionnels dans le schéma de la domination. Ce sont deux choses qui sont constamment en tension, qu’il faut à la fois reconnaître et organiser aux abords de l’autre, de la personne aimée. La poésie permet un espace d’expression de toutes les tensions intimes. Elle déploie la profondeur de l’être émotionnel ou le densifie. Parfois le texte poétique de passion amoureuse est-il la projection d’un idéal, parfois la formulation d’une terreur inconsciente, parfois le fantasme construit à partir d’un souvenir, parfois la volonté de se retrouver soi même à partir de l’expérience de l’amour.
C’est une liberté extraordinaire mais elle frôle l’exhibition de soi. C’est la beauté du résultat qui permet la mise à nu de cet élément. Dans mon recueil l’être aimé est protéiforme :
un homme, une femme dans une foule, mon fils, une prêtresse vaudou, un inconnu croisé dans le bidonville, un enfant qui se révolte, une jeune fille qui traverse la rue, un ancien bagnard…
C’est le monde tout entier que ma poésie aime de chair et d’idées.
Vous vivez en Guyane depuis 19 ans, un espace un peu méconnu pour nous en hexagone. Comment estimez-vous la dynamique littéraire en Guyane et dans l’espace caribéen, en général ?
Nous faisons partie de la francophonie caribéenne, tout en ayant la spécificité d’être également rattachés à l’espace amazonien. Deux univers culturels se chevauchent, et même
bien davantage…
En tant que pays créole, c’est à dire structuré historiquement par la colonisation, le système esclavagiste de la traite et le métissage, nous appartenons à l’espace littéraire de la
Caraïbe. Extraordinaire lieu de poèsie et de littérature qui a donné naissance à de très grands mouvement de pensée comme la Négritude ( Césaire, Damas, L.S Senghor), la pensée du Tout-Monde (Glissant, Chamoiseau, Confiant) ou le spiralisme ( Franketienne, Philoctète, Fignolé). La littérature de cet espace a produit parmi les plus grandes figures du renouveau de la littérature mondiale francophone. La poésie y est restée un genre majeur ; surtout en Haïti, pays dont la littérature rayonne sur tout notre espace.
Et nous sommes également un pays continental, amérindien. Les relations avec les littératures brésiliennes, surinamaises et guyaniennes tissent d’autres liens. En dehors de la
francophonie. A la lisère d’autres espaces constants.
Vous avez lancé, en décembre dernier, la première édition du festival poésie « Atlantiques déchaînés : une nouvelle génération » à Cayenne et à Remire Montjoly, en Guyane. Parlez-nous un peu de cette rencontre et de ses objectifs ?
Nous avons lancé ce festival pour donner une visibilité au dynamisme poétique de notre espace ; créer des performances artistiques pour le public guyanais dans lesquelles se mêlent poésie, musique, chorégraphie ; permettre aux auteurs qui travaillent avec nous de rencontrer des poètes internationaux, de la Caraïbe ou du reste du monde ; diffuser et présenter les dynamiques éditoriales d’Atlantiques Déchaînés, la maison d’édition avec laquelle nous avons des liens privilégiés.
Pour chaque auteur invité nous créons une soirée de récital dédiée à sa poésie, accompagnée par des artistes musicaux, des danseurs de Guyane, et ceci dans un lieu de culture (musée, théâtre, auditorium, lieu de mémoire). Financé par des partenaires publics, le festival est gratuit. Il se veut un lieu d’échanges tous azimuts entre les générations et les expressions poétiques. Du 9 au 14 décembre dernier, nous ( la Revue Oyapock, présentée dans la prochaine question) nous sommes consacrés à la poésie auprès des scolaires, de l’université, des publics des villes de Cayenne et Rémire Montjoly. La Guyane est un pays à la population jeune. Plus de la moitié des habitants a moins de vint-cinq ans. Cette jeunesse des créateurs est une richesse par son dynamisme mais a également besoin de se nourrir de rencontres, d’échanges avec d’autres expériences et d’autres perspectives.
La première édition a été un grand succès. Nous préparons dès à présent la prochaine édition et sommes en relation avec des poètes comme Nimrod Béna (Tchad- france), Achour Fenni (Algérie) et Véronique Kanor (Martinique).
Vous dirigez aussi une revue littéraire numérique Oyapock, et vous avez même abouti à la publication d’une Anthologie de la Revue Oyapock en 2023, aux éditions Atlantiques déchaînés. Parlez-nous de cette belle expérience poétique ?
La Revue littéraire Oyapock a été fondée en juin 2020, avec mon ami Samuel Tracol, à Cayenne. C’est avant tout le projet d’un collectif international d’écrivains. Les premiers membres, Daniel Pujol, Germain Adelaide, puis JJJJ Rolph, sont issus de la Martinique, d’Haïti et ont un lien direct avec la Guyane et l’espace amazonien. La revue se voulait le reflet de ces dynamiques transnationales qui caractérisent la vie de notre espace et de ses expressions artistiques. Les questions de multilinguisme, les problématiques migratoires, les conséquences structurelles du colonialisme sont au cœur de notre écriture. Petit à petit, le collectif s’est élargi, autant au niveau local qu’international. Nous avons publié une quarantaine d’auteurs d’horizons différents, dont beaucoup de poètes. Le cercle actif en Guyane de la revue se compose aujourd’hui d’une dizaine d’auteurs et d’autrices : Rossiny Dorvil, Émile Boutelier, Sandie Colas, Widjmy StVil, Télumé, Jonas Charlecin, Thamar Noncent, James-Son Derisier, Micheline Dulthéo, Eunice Pierre.
La mise en place du projet de l’Anthologie a été une aventure merveilleuse. Le livre a été conçu et réalisé en trois mois. Publié aux éditions Atlantiques déchaînés en novembre 2023, il fut conçu collectivement, en écho à nos énergies. Ils se compose d’un texte Manifeste, d’un ensemble de poèmes inédits rédigés sur des thématiques choisies et d’une publication de trois auteurs amis et liés à la Revue : Melissa Béralus, Luis Bernard Henry et Daniel Pujol. Nous avons finalisé l’ouvrage lors d’une résidence de trois jours dans la commune de Sinnamary, au milieu des buffles noirs et des flamboyants jaunes. Lorsque le livre est arrivé devant nous, une certaine magie est née, qui n’a pas cessé depuis. Nous avons passé un an et plus a créer autour de ce livre des activités artistiques, performances ou mises en scène, il fait partie de notre vie, de notre tribu artistique.
En tant que militante libertaire, pensez-vous que le poète, où qu’il soit et à tout moment, possède la responsabilité historique d’intervenir, par sa poésie, dans des questions sociales, sociétales et politiques ?
Il me semble que c’est bien là la destinée du poète libertaire. Mais libertaires ne sont pas tous les poètes.
L’analyse libertaire du monde, fondée sur l’égalité radicale et la déconstruction des mécanisme de la domination, fait de facto de l’individu qui la revendique un perpétuel intervenant du monde, un acteur singulier qui ne délègue pas son pouvoir d’intervention. A fortiori, les artistes libertaires sont des personnes dont la production est engagée dans ces réflexions, dans l’observation et la dénonciation des matrices de domination.
D’une autre manière, qui m’est plutôt propre, la pratique libertaire de l’art amène la fondation de collectifs, de réseaux horizontaux entre les poètes et les espaces. Il s’agit de mettre en place des lieux propices à l’expression poétique, qui est assez lointaine du modèle dominant des représentations que créé le discours romantique consumériste. Ces collectifs, ces réseaux, permettent la mise en acte d’une solidarité internationale. Relayer les discours des artistes poursuivis, ceux des victimes des conflits armés, les poètes des cultures minorées, les accueillir, les traduire, les faire éditer. Tout un travail qui enrichit la création et la profondeur de la relation humaine.
Je vous remercie infiniment d’avoir répondu à toutes mes questions ! Un mot, pour conclure ?
Merci pour ce bel entretien. Je terminerai en citant un poème magnifique de Djamal Amrani, La Pluie et les résédas :
« Ton image m’encense
Tout au long des jours et tout au long des nuits
Rien plus ne m’apaise et tout gémit en moi
A jamais à jamais »
Entretien réalisé par Amar BENHAMOUCHE
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