2a. Les trésors créoles de la Bibliothèque Lafcadio Hearn à l'Université de Toyama
L'histoire de la Bibliothèque Lafcadio Hearn (BLH), conservée dans une ville du Japon où Lafcadio Hearn n'avait jamais mis les pieds, est un petit roman qui illustre assez bien l'extraordinaire popularité de l'écrivain et de l'enseignant qu'il était devenu dans son dernier pays d'adoption. Toyama, située en bordure de la Mer du Japon à l'embouchure de la rivière Jinzu, était une ville riche en raison notamment de sa production de riz, puis de son industrie métallurgique, développée grâce à l'hydroélectricité produite dans le massif des « Alpes japonaises du nord » tout proche – facteur qui explique sans doute le fait que la ville a été rasée à 99% lors d'un bombardement américain le 1er juillet 1945, cinq semaines avant celui d'Hiroshima.
[Photo 2 : Plan de la zone portuaire de Toyama avec la résidence Baba et, cerclé en rouge, le parc ayant remplacé l'ancien lycée, inauguré en 1924 et détruit en 1945]
Selon le site de la BLH, une aide financière de la puissante famille de commerçants Baba a permis, en 1924, d'inaugurer un lycée dans la zone portuaire, dont le premier proviseur, Nannichi Tsunetaro, avait un frère cadet, ancien élève de Lafcadio Hearn, devenu professeur de littérature anglaise. Ce frère savait qu'après le décès prématuré de l'écrivain, la famille Koizumi avait eu du mal à faire venir des USA quelques centaines de livres que Lafcadio Hearn avait laissés à Philadelphie avant de partir pour le Japon, et qu'elle était à la recherche d'une personne de confiance pour transférer toute la bibliothèque de Hearn dans un endroit sécurisé. Les frères Nannichi réussirent à convaincre Mme Baba d'acheter cette bibliothèque et d'en faire don au nouveau lycée de Toyama qu'elle avait contribué à fonder. Il ne fallut que trois ans pour que deux professeurs du lycée fassent le tri des livres et produisent le catalogue minutieux (144 pages dont vingt pages d'index) de la collection extraordinairement éclectique de 2435 ouvrages, rangés aujourd'hui selon leur numéro dans les vitrines de la Bibliothèque de l'Université, fondée elle en 1949.
[Photo 3 : Pr. Toshié Nakajima et buste de Mme Baba, àToyama]
Lors de ma découverte de la BLH au 5e étage de la BU de Toyama, mon œil a immédiatement été attiré par la couverture, haute en couleurs, d'un ouvrage exposé parmi des exemplaires des premières éditions de Lafcadio Hearn dans une vitrine. Il s'agissait de l'édition de luxe, parue en 1935, de l'anthologie Parfums et Saveurs des Antilles réunissant vingt-sept textes brefs choisis par André Thomarel, avec une préface de Daniel Thaly et de magnifiques illustrations pleine-page d'Ardachès Baldjian. Je connaissais cet ouvrage pour l'avoir découvert à la Bibliothèque Schoelcher en 2023, avec Antonio Gurrieri, un chercheur italien de l'université Gabriele d'Annunzio Chieti de Pescara, venu en Martinique sur les traces d'André Thomarel. Mais je n'avais pas remarqué, alors, la raison qui explique la présence de l'ouvrage à Toyama : le premier texte illustré par Baldjian est un extrait des Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn, intitulé « Coupe de fruits ».
[Photo 4 : Parfums et Saveurs des Antilles d'André Thomarel – 1935]
Le catalogue de la BLH – publié en 1927 et saisi en mode numérique en 2019 pour être disponible en ligne – est divisé en rubriques selon les critères de langue (anglais, français, japonais et chinois), de genre et de thème (romans, poèmes, essais concernant les sciences, l'histoire, les arts, la littérature, les langues, les religions, la philosophie, etc.).
[Photo 5 : Catalogue de la BLH de 1927]
Grâce à ce catalogue, il a donc été facile de repérer les ouvrages ayant trait au créole et de pouvoir les consulter en présence du conservateur ainsi que de la professeure Nakajima qui s'intéresse également à la production créole de l'écrivain.
[Photo 6 : M. Hayashi, conservateur, et Pr. Nakajima dans la BLH]
En feuilletant les livres, nous avons trouvé presque toujours – en page de faux-titre, de titre, et souvent aussi de la table des matières – la marque de l'un des deux sceaux que Lafcadio Hearn avait utilisés à la Nouvelle Orléans puis au Japon : « L. Hearn » ou « Lafcadio Hearn ».
[Photo 7 : Trois livres avec le sceau « Lafcadio Hearn]
Ensuite, dans l'espoir de trouver des annotations marginales manuscrites du propriétaire des livres, prouvant leur lecture et peut-être un intérêt particulier pour le passage concerné, nous avons consulté attentivement les volumes suivants :
– cinq dans la rubrique « Folklore » :
[n° 1735] Etude sur le Patois créole mauricien, par M. C. Baissac (Nancy : Berger Levrault, 1880).
[n° 1736] Récits créoles, de Charles Baissac (Paris : H. Oudin, 1884).
[n° 1750] Bibliographie des traditions et de la littérature populaire des Frances d'outre-mer, par H. Gaidoz et Paul Sébillot (Paris : Maisonneuve Frères, 1886).
[n° 1789] Le folk-lore de l'île-Maurice (texte créole et traduction française), par C. Baissac (Paris : Maisonneuve, 1888).
[n° 1798] Introduction à l'histoire de Cayenne, suivie d'un recueil de Contes, fables & chansons, en créole avec traduction en regard, notes & commentaires par Alfred de St-Quentin, et d'une Etude sur la grammaire créole, par Auguste de St-Quentin (Antibes : J. Marchand, 1872).
– et deux dans la rubrique « Languages » :
[n° 2038] Du parler des hommes et du parler des femmes dans la langue caraïbe, par Lucien Adam (32 p.), suivi de Un mari sous cloche, conte chinois (16 p.), traduit du texte original par Léon
de Rosny (Paris : Maisonneuve, 1874/1879). Signalons qu'en plus de réunir ces deux textes de natures très différentes et provenant de publications d'origine en revue à cinq ans de distance, cet ouvrage comporte une centaine de pages vierges.
[n° 2044] Kreolische Studien, par Hugo Schuchardt (Wien : Carl Gerold Sohn, 1882). Dans la réédition du catalogue en 2019, la référence à cet ouvrage a été complétée par la mention de l'inscription manuscrite "Lafcadio Hearn New Orleans 1885", portée par le propriétaire sur la page vierge précédant le faux-titre du livre.
Ce travail de feuilletage a permis de constater l'attention particulière que Lafcadio Hearn portait aux récits créoles, car il a laissé des coches marginales au crayon de papier pour noter un passage (p.25-27) du récit « Comment Gérard renonça au professorat », ainsi que des coches en face d'une dizaine de mots mauriciens dans la liste de vocabulaire fournie dans l'ouvrage de Charles Baissac (n° 1736). Mais il a surtout annoté plus explicitement une autre œuvre de Baissac, Le Folk-lore de l'île-Maurice (n° 1789).
[Photo 8 : Le Folk-lore de l'île-Maurice]
[Photo 9 : Table de Folk-lore de l'île-Maurice]
En sus de coches en face de divers titres de contes ou de devinettes, Lafcadio Hearn a laissé des commentaires marginaux sur plusieurs pages de l'ouvrage, dans lesquels il compare les versions mauriciennes avec les martiniquaises. Ces annotations au crayon, mélangeant parfois anglais, français et créole, ne sont pas toujours aisément déchiffrables, mais on parvient à reconstituer les bribes suivantes :
– au bas du conte « Zistoire Iève » (p.33) : « […?] variation / comme à la Martinique./ C'est autour de la/ Montagne Pelée que/ […?] attendue/ […?] pour mieux / résister à la fureur/ de la baleine. »
– au bas du conte « Zistoire Zean av Zeanne » (p.97) : « known in Martinique/ – Le Diable [prend la ?]/ place du loup »
– au bas du conte « Zistoire Namcouticouti » (p.111) : « à la Martinique un/ diable remplace/ le loup »
– au bas du conte « Zistoire Ptit Zean » (p.153) : « [Res...?]/ […?] de/ Pié à chiques ».
[Photo 10 : Deux exemples d'annotations de Lafcadio Hearn]
Ces bribes d'annotations – qui prouvent la connaissance que Hearn avait déjà acquise des contes créoles martiniquais – ne sont pas datées mais, l'ouvrage de Baissac étant paru en 1888, on peut supposer que Hearn les aura portées lors de sa rédaction des œuvres concernant la « matière des Antilles », entre son retour à New York en 1889 et son départ pour le Japon en 1890.
Parmi les ouvrages de la BLH cités plus haut, le plus étonnant est certainement celui de Hugo Schuchardt sur les « Etudes créoles », paru à Vienne en langue allemande en 1882, et que Lafcadio Hearn avait acquis à La Nouvelle Orléans en 1885. Rien dans toute la littérature lue jusqu'à présent sur l'écrivain ne permet de penser qu'il maîtrisait l'allemand, et manifestemnt les auteurs du catalogue de 1927 n'ont pas jugé utile de créer une rubrique d'ouvrages en allemand, se contentant de placer le livre n° 2044 tout à la fin de la section des livres en français concernant les langues, et de mentionner, entre parenthèses, qu'il est rédigé « In German » (mention qui disparaît, avec le sous-titre du livre « I. Ueber das Negerportugiesische in S. Tome [Westafrika] », dans la réédition de 2019).
[Photo 11 : Mention de H. Schuchardt dans le catalogue de la BLH de 1927]
Je n'entrerai pas ici dans les détails de la production de ce grand linguiste qui a fini sa carrière à l'Université de Graz, en Autriche, où 770 de ses publications et des centaines de correspondances ont été répertoriées, et me contente de référer à une récente étude française sur le « Portugais nègre » qui a initié une série de neuf études créoles publiées entre 1882 et 1889 dans le Bulletin de l'Académie de Vienne (voir Katja Ploog, « Le “Negerportugiesisch” de H. Schuchardt et la dynamique des langues », dans Études créoles, 33/2, 2016; DOI: https://doi.org/10.4000/etudescreoles.662). Aucune annotation dans l'ouvrage de Schuchardt n'indique que Lafcadio Hearn l'ait lu, mais les recherches sur les linguistes européens de la fin du 19e siècle s'intéressant aux créoles, montrent qu'ils échangeaient par lettres ou recensions publiées sur leurs travaux : Schuchardt cite d'ailleurs l'ouvrage de Hearn Gombo Zhèbes (sur les proverbes créoles, publié à New York en 1885), dans une de ses bibliographies.
2b. Les trésors créoles du Musée d'art Ikeda à Urusa
L'expédition de Toyama à Urusa a été programmée par la Pr. Nakajima en voiture, afin qu'elle puisse tenir en une seule journée. En cinq heures de route aller-retour, j'ai donc eu l'occasion de découvrir un trajet de 250 km à travers un massif montagneux côtier sur une route souvent sinueuse mais à peu près horizontale, car des dizaines de tunnels entre 50 et 10.000 m de long ont été percés pour réduire la distance et d'éliminer les montées. L'expérience était bizarre, avec une alternance presque permanente entre tunnels routiers glauques et paysages de montagnes peu élevées, mais couvertes de forêts très denses offrant toute une gamme d'arbres aux tons verts assez vifs en ce mois de juin. La route longeait aussi souvent des cours d'eau peu profonds mais caillouteux, ou des rizières plantées dans le moindre terrain plat entre les maisons isolées.
[Photo 12 : C. W. Scheel devant le Musée Ikeda à Urasa]
Notre venue avait été annoncée au Musée Ikeda depuis que nous avions appris par Bon Koizumi que les tirages originaux des photos de Saint-Pierre, prises par Lafcadio Hearn, faisaient partie du fonds Hearn acquis par le musée en 1997. Une fois arrivés dans la bourgade d'Urusa, le musée nous a frappés par son architecture moderne et le beau cadre naturel dans lequel il s'inscrit : au bord d'un petit lac dans un parc avec au loin un massif de montagnes au sommets encore enneigés. Urasa est située dans une région de ski d'hiver.
[Photo 13 : Pr. Toshié Nakajima dans le hall du Musée Ikeda à Urasa]
Dans la salle du premier étage réservée à l'exposition d'ouvrages et de documents issus du fonds Lafcadio Hearn, seule une petite vitrine concernait la période antillaise de l'écrivain, avec notamment un dessin représentant une femme en costume martiniquais traditionnel. Ce dessin était posé sur ce qui ressemblait à un cahier d'écolier. La conservatrice du musée a bien voulu sortir ce cahier – à couverture bleue – de la vitrine et nous avons découvert qu'il contenait une cinquantaine de pages manuscrites, une mise au propre de plusieurs contes entièrement rédigés en créole, probablement ceux traduits et publiés en français par Serge Denis en 1939. Nous étions très excités par cette trouvaille et Toshié Nakajima a prié la conservatrice de solliciter l'autorisation de numériser ce beau document, avant de demander si nous pouvions voir les originaux des photos de Saint-Pierre qui motivaient notre venue. Après une dizaine de minutes d'attente, la conservatrice est revenue de la réserve du musée avec un petit album orange contenant 24 pochettes numérotées avec des petits tirages de couleur sépia, dont nous connaissions les 20 copies (agrandies et améliorées dans les contrastes) offertes par Bon Koizumi à Aimé Césaire en 1994.
[Photo 14 : Photo n° 10 de l'album Lafcadio Hearn à Urasa]
Si nous étions un peu décus par la qualité médiocre des tirages, ils avaient néanmoins l'avantage de nous faire découvrir, au verso, les sceaux des photographes de Saint-Pierre qui les avaient développés entre 1887 et 1889, ainsi que les annotations de la main de Lafcadio Hearn. Trois photos montrent simplement des paysages, mais le thème dominant est celui des « Porteuses ». Les annotations de Lafcadio Hearn désignent clairement ces photos comme illustrations d'un reportage sur ce métier qui l'avait tant impressionné – avec une dizaine de photos prises en studio, mais une autre dizaine prises en mode « instantané » dans les rues de Saint-Pierre ou sur la route du Morne-Rouge. Au verso de la photo n° 10 reproduite plus haut, Lafcadio Hearn a noté : « Pour Les Porteuses/ Un arrêt chez le boulanger/ On se prépare/ à reprendre la route ».
Ayant ainsi pu satisfaire notre curiosité, il ne restait qu'à remercier la conservatrice du musée (très peu visité ce jour-là) et prendre la route du retour vers Toyama, qui nous permis de discuter longuement des manières dont nos découvertes du jour pouvaient être exploitées au Japon ou en Martinique.
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