Droit de réponse d’Houria Bouteldja

Ce droit de réponse a été publié par le Bondy Blog suite à la publication d’un entretien avec Illana Weizman qui diffame Houria Bouteldja. L’entretien et le droit de réponse sont consultables ici: https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-racismes-proviennent-dune-meme-essence-quon-soit-juif-musulman-ou-noir/

Dans un entretien accordé au Bondy Blog[1] le 11 octobre dernier à l’occasion de la sortie de son essai «Des blancs comme les autres ? Les juifs, angle mort de l’antiracisme », Illana Weizman déclare à mon propos :

« Elle conditionne totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne. Houria Bouteldja explique que les Juifs font tampon entre les blancs et les indigènes, et qu’ils auraient choisi la blanchité, le pouvoir. » Elle ajoute : « Houria Bouteldja dit littéralement que « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire ». Donc être antisémite, pour elle, c’est être révolutionnaire. »

Dans le premier passage, il y a deux mensonges et dans le second, une grave diffamation. Démonstration par les faits :

Commençons par le premier mensonge, à savoir que je « conditionnerais totalement la question de l’antisémitisme à la question israélienne ». Dans un texte intitulé « de l’ensauvagement indigène et de l’innocence blanche[2] » présenté à la New-School de New York qu’on peut difficilement soupçonner de complaisance vis à vis de l’antisémitisme, non seulement je souligne bien que les Juifs ne sont pas des Blancs – ce qui au passage anéanti la thèse de son livre selon laquelle les Juifs ne seraient pas considérés comme des non-Blancs par l’antiracisme politique – mais en plus, j’identifie non pas une mais trois causes au regain de l’antisémitisme en milieu non blanc. Lisez plutôt :

« Cet ensauvagement s’exprime par une judéophobie grandissante qui n’existait pas sous cette forme dans le passé précolonial. Elle s’explique par trois phénomènes distincts : le premier, c’est le décret Crémieux de 1870 qui a donné la nationalité française à une grande partie des Juifs d’Algérie qui passent alors du statut d’indigènes à celui de Français et qui va créer un clivage dans le corps social des colonisés et qui fera des Juifs algériens, malgré eux, des complices du colonialisme. Le deuxième, c’est l’État d’Israël qui assimile tout Juif au sionisme et qui en fait le complice des crimes israéliens. Le troisième, c’est la manière dont l’État français organise la compétition des communautés non blanches (je considère la catégorie « Juif » comme une catégorie non blanche) en favorisant les Juifs par rapport aux sujets post-coloniaux. Pour moi, ces trois points expliquent d’un point de vue matérialiste cette première forme d’ensauvagement tendanciel. »

Voilà donc pour le premier mensonge.

Suit le mensonge par omission : Les juifs « auraient choisi la blanchité, le pouvoir ». Cette idée n’est pas fausse. Elle est fanonienne et elle relève de l’idéologie spontanée de tout sujet non Blanc : l’intégrationnisme. Mais sortie de son contexte, elle est amputée d’une partie essentielle du raisonnement qui la sous-tend. Dans le chapitre « Vous, les Juifs » de mon livre[3], j’écris en effet :

« On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. »

C’est la phrase qu’Illana Weizman aurait aimé que j’écrive, isolée de tout environnement explicatif mais voici ce qu’elle devient quand on la replace dans son contexte d’énonciation :

« Ce qui fait de vous de véritables « cousins », c’est votre rapport aux Blancs. Votre condition à l’intérieur des frontières géopolitiques de l’Occident. Quand je vous observe, je nous vois. Vos contours existentiels sont tracés. Comme nous, vous êtes endigués. On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité. Comme nous. »

Comme nous, les indigènes. Le détail qui change tout puisque non seulement il entérine la non-appartenance des Juifs à la catégorie des Blancs, mais il crée une communauté de destin entre les Juifs et les indigènes. Plutôt embarrassant pour Weizman, mais venons-en à la diffamation.

L’antisémitisme pour moi serait donc « révolutionnaire ». Rien que ça ! La citation d’Illana Weizman est tirée d’une intervention filmée et visible sur la toile que j’ai faite en 2018, au Bandung du Nord, aux côtés de personnalités publiques comme Angela Davis, Françoise Vergès, Michèle Sibony et de nombreux militants antiracistes et anti-impérialistes. On voit mal comment une telle affirmation aurait évité le scandale qu’elle méritait tant chacune de mes interventions est scrutée au microscope. Revenons donc à la phrase incriminée telle que citée par Illana Weizman : « derrière l’hostilité envers les Juifs, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’État-nation et de l’impérialisme. Derrière chacune de nos régressions, il y a une dimension révolutionnaire »

Cette citation est amputée d’une incise que je souligne ici : « Derrière l’hostilité envers les juifs, qui entérinera notre déchéance si on n’y remédie pas, il y a la critique de la pyramide raciale, de l’Etat Nation et de l’impérialisme.» Dois-je vraiment expliquer au lecteur l’antinomie radicale qui existe entre « l’hostilité pour les juifs comme déchéance » et l’antisémitisme comme affect révolutionnaire ? En effet, plus tôt dans cette intervention, non seulement, je disais que l’antisémitisme était un « ensauvagement » mais que « cette régression pouvait prolonger notre servitude et à termes nous être fatale ». Et si je parle de « dimension révolutionnaire », c’est que je propose une manière dialectique de nous en sortir par le haut plutôt que de nous complaire dans la défaite ou nous noyer dans la bonne conscience, à savoir identifier dans chacune de nos régressions sa part de lumière : la critique des hiérarchies raciales, le nationalisme et l’impérialisme et y « remédier » de la manière suivante :

  • Combattre la manière dont l’Etat hiérarchise et organise la compétition des communautés non blanches, pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Combattre l’assimilation faite par Israël : juifs = sionistes, évidemment pour mieux combattre « l’hostilité envers les Juifs »
  • Faire devoir d’histoire en montrant que c’est le colonialisme (et non la communauté juive par sa propre volonté) qui a séparé les Juifs de leur histoire maghrébine et donc de nous, de nouveau dans le but de combattre « l’hostilité envers les Juifs ».

Toujours dans  le chapitre où je m’adresse aux Juifs, j’ajoute à propos du décret Crémieux :

« Vous ne pouvez pas ignorer que la France vous a faits Français pour vous arracher à nous, à votre terre, à votre arabo-berbérité. Si j’osais, je dirais à votre islamité. Comme nous-mêmes avons été dépossédés de vous. Si j’osais, je dirais de notre judéité. D’ailleurs, je n’arrive pas à penser au Maghreb sans vous regretter. Vous avez laissé un vide que nous ne pourrons plus combler et dont je suis inconsolable. »

J’arrête là car ce droit de réponse va finir par ressembler à une séance de torture pour mon accusatrice. Mais, la démonstration par les faits ayant été faite, Illana Weizman est mise devant une alternative : soit elle fait amende honorable, et on mettra tout cela sur le compte d’un trouble cognitif passager, soit elle persévère dans sa mauvaise foi et ses attaques diffamatoires, et il deviendra clair qu’elle poursuit des objectifs peu avouables qui excluent la véritable lutte contre l’antisémitisme. Lutte que je prétends mener à mon humble niveau pour toutes les bonnes raisons citées plus haut mais aussi et surtout pour conjurer le déshonneur.

 

Houria Bouteldja

 

[1] https://www.bondyblog.fr/opinions/interview/illana-weizman-tous-les-rac…

[2] http://houriabouteldja.fr/de-linnocence-blanche-et-de-lensauvagement-in…

[3] Les Blancs, les Juifs et nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016

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