En Louisiane, le français cadien, ou français louisianais, est enseigné à une nouvelle génération de locuteurs. Le but : faire perdurer une culture et un héritage de plusieurs centaines d’années.
Lorsque Janice Prejean était enfant, si elle souhaitait discuter avec ses grands-parents, elle devait le faire en français. Pour comprendre les conversations privées et les plaisanteries qui fusaient aux repas de famille, là aussi elle devait comprendre la langue.
« Mon style de vie, lorsque j’étais enfant et jeune adulte, jonglait entre la culture acadienne et celle des Américains », déclare-t-elle.
Janice Prejean vit à Scott en Louisiane. Elle a grandi en parlant français avec ses proches plus âgés. Elle suit aujourd’hui des cours pour améliorer sa lecture et sa rédaction.
PHOTOGRAPHIE DE Akasha Rabut
Janice a grandi à Ossun, une petite communauté au sud-est de la Louisiane. Elle a 64 ans aujourd’hui. Son histoire ressemble à celle de milliers de personnes de la région qui partagent des ancêtres francophones. Ce qui rend sa version quelque peu différente, c’est que de son côté, elle a appris la langue. La plupart des personnes de son âge n’en ont pas fait de même. Le français était source de moqueries. Les Acadiens étaient souvent traités d’imbéciles et d’attardés. Les parents souhaitaient protéger leurs enfants de ce préjudice.
Cette situation a commencé à changer vers la seconde moitié du 20e siècle. Des initiatives ont été lancées afin de mieux comprendre l’héritage des Acadiens, sans oublier de favoriser le tourisme. Des programmes ont été mis en place pour contrer la perte de l’utilisation du français. Par exemple, des programmes d’immersion ont été proposés dans les écoles ainsi que la visite de professeurs venus d’autres régions francophones.
Pourtant, une division générationnelle subsiste. Généralement, le dialecte parlé par les grands-parents et arrière-grands-parents ne se traduit pas par le français « standard » que les enfants et adolescents apprennent à l’école. Pour combler ce fossé, les locaux ont fondé une nouvelle école d’apprentissage de la langue et de la littérature française pour les adultes dans la petite ville d’Arnaudville. Elle est située à l’intersection entre deux bayous – des marécages – et deux paroisses de Louisiane. Bien qu’improbable, elle est devenue le centre de la renaissance du français.
L’histoire de cette transformation commence avec Mavis Frugé.
Mavis Frugé est la fondatrice du centre d’immersion linguistique et culturelle Saint-Luc. Il accueille des étudiants du monde entier et propose des programmes pour ceux désirant apprendre et préserver le français louisianais, appelé aussi français cadien.
PHOTOGRAPHIE DE Akasha Rabut
Âgée de 83 ans, Mme Frugé plaisante souvent en disant qu’elle négocie avec Dieu pour une prolongation afin qu’elle puisse aller au bout de son œuvre.
« Regardez comme je deviens vieille ! » Elle rit mais doit également faire face au sentiment d’urgence qui anime tous ceux qui souhaitent préserver et répandre le français dans le sud de la Louisiane. Au cours de la pandémie, trente-neuf résidents des maisons de retraite locales sont morts. Ces décès pourraient également représenter la perte de la langue.
Mme Frugé ne supportera pas davantage de pertes.
Il y a 15 ans environ, Mme Frugé a animé la première Table Française avec l’aide du plasticien George Marks, fondateur du Nunu Art and Culture Collective. L’idée, empruntée à la ville voisine de Lafayette, était de rassembler les citoyens pour partager un repas où les conversations se tiendraient uniquement en français : peu importe la variété utilisée tant que qu’il s’agissait de français. La première édition a été un véritable succès. Environ cent-vingt-cinq personnes ont participé. Depuis, ils n’ont pas cessé ce rendez-vous annuel.
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Au fil des années, l’artiste et professeure Ashlee Michot a rassemblé des poèmes, des chansons et des œuvres d’art documentant le français louisianais dans de nombreux journaux.
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Le centre d’immersion linguistique et culturelle Saint-Luc possède une bibliothèque où sont rassemblés des travaux sur la culture acadienne, y compris ce recueil de comptines.
Photographies de Akasha Rabut
Depuis le début des années 1990, Mme Frugé a ouvert ses portes aux étrangers et aux étudiants pour qu’ils puissent écouter le type de français utilisé dans la région, qu’il s’agisse de français cadien ou de créole louisianais. Ces termes sont souvent utilisés pour décrire les dialectes des personnes nées en Louisiane mais de parents français, espagnols ou du continent africain. Au travers de ces visites, Mme Frugé a pu se rendre compte du caractère singulier du français louisianais. Par exemple, pour décrire une voiture, elle utilise un terme qui se rapproche davantage du mot « char », plus ancien.
Elle a pu prendre conscience de la place de sa langue au sein du grand réseau linguistique mondial. Elle avait déjà pu remarquer cette caractéristique après que les missions militaires de son mari l’ont éloignée d’Arnaudville pendant 25 ans. Elle et son mari étaient souvent confondus avec des Européens en raison de leur accent. Bien qu’ils aient parfois entendu des critiques sur les Acadiens, le monde offert par son bilinguisme lui procurait liberté et enthousiasme.
Lorsque sa famille est revenue en Louisiane pour de bon, elle n’a plus jamais toléré le mépris du français louisianais et créole. À ses yeux, il est primordial de considérer le français qu’elle et ses voisins parlent comme tout aussi valable que les autres variétés.
Comme Mme Frugé le dit, « Tout français est du bon français ».
Il y a quelques années, une telle affirmation était considérée comme radicale.
Louis Michot se tient au pied d’un chêne au Bayou Teche.
PHOTOGRAPHIE DE Akasha Rabut
Ici, tout le monde connaît les origines de son héritage français. Certains, comme Janice, s’identifient comme Acadiens. Leurs origines remontent aux peuples expulsés de la région de l’Acadie au Canada par les Britanniques au 18e siècle. Cette époque est connue sous le nom du Grand Déménagement. D’autres, comme le musicien Louis Michot, retracent leurs origines jusqu’en France en passant par Haïti. Janie Luster, quant à elle, sait que ses ancêtres Houmas parlaient le français.
Cette histoire linguistique unit ces groupes dans un pays où la différence s’est souvent révélée être un handicap. Pourtant, les distinctions entre les locuteurs sont claires. Le vocabulaire des variétés de la langue se transforme en différentes sonorités en fonction de la personne qui prononce. Les dialectes peuvent changer au sein d’un même bayou.
Le père de Janice est né en 1931, 15 ans après que le département d’éducation de la Louisiane a adopté une norme stipulant que seul l’anglais devait être enseigné à l’école.
« Il nous racontait les histoires d’un enfant ... qui ne parlait que français. À 5 ans, à l’école, il ne savait pas comment demander à aller aux toilettes alors il a souillé son short », raconte Janice. « Il y a un sentiment de honte dans tout ça. ... C’était présent dans toute la culture. Si vous discutez avec quelqu’un dont les parents ont vécu à cette époque, [ils vous diront] qu’il y avait écrit au tableau, “Je ne parlerai pas français. Je ne parlerai pas français”. »
Louis Michot aux commandes de son bateau au Bayou Teche. C’était la principale route migratoire pour les Acadiens.
PHOTOGRAPHIE DE Akasha Rabut
La famille de Louis, elle, était de l’autre côté. Ils étaient professeurs dans la paroisse évangélique qui transmettait les règles imposées par le département de l’éducation, puis codifiées en 1921 dans la constitution de la Louisiane.
« Mes arrière-grands-parents étaient ceux qui imposaient l’américanisation. Si vous étiez Américain, alors il fallait parler anglais. À l’époque, s’opposer à cette idée revenait à empêcher votre famille d’atteindre le rêve américain. Apprendre le français à vos enfants signifiait que vous les endoctriniez dans une vie de labeur et de pauvreté. »
Des dizaines d’années plus tard, Louis et sa femme, l’artiste et professeure Ashlee Michot, ont pris part au programme d’immersion en français proposé par l’université Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse. Ils ont suivi le même pèlerinage que de nombreux autres adultes de Louisiane désireux de se plonger dans la langue. Même Mme Frugé a suivi des cours pour améliorer sa lecture et sa rédaction. Pour le couple, cette expérience n’était que le point de départ, la première étape d’un voyage sans fin.
« Tout le monde peut se rendre à Paris ou à Québec pour apprendre le français, mais la beauté du français louisianais est vraiment insondable », affirme Louis. « Et comme tout en Louisiane, il est difficile à trouver. Ce n’est pas comme si on vous disait, “Voici le chemin, venez vous promener sur notre beau sentier !”. Ah non. C’est une propriété privée et vous devez vous débrouiller pour savoir comment y rentrer. »
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Ashlee Michot tient dans sa main une tige de haricot corail dans le jardin familial. Les Acadiens laissaient infuser les graines de cette plante, qui sont toxiques, pour concocter un remède contre les rhumes et la toux.
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La graine du haricot corail.
Photographies de Akasha Rabut
Ashlee Michot s’est lancée dans l’exploration de ce chemin alors qu’elle était une jeune mère. Puisque son mari était la plupart du temps absent à cause de ses tournées, elle allumait la radio pour écouter La Tasse de Café. Ce programme de radio local était présenté par les voix des locuteurs français vieillissants. Leurs histoires sont devenues la bande sonore qui l’a accompagnée alors qu’elle élevait ses petits garçons chez elle, dans la banlieue d’Arnaudville. C’est ainsi qu’Ashlee a pris conscience de l’étendue du vocabulaire du français cadien.
« Lorsque j’étais enfant et que j’entendais du français, je me disais que c’était impossible. C’était inaccessible. [Désormais], je suis passionnée par le sujet. ... Même si toutes mes structures grammaticales en français louisianais ne sont pas correctes, au moins j’essaie. C’est un effort individuel. »
Plus tard, Ashlee a commencé à enregistrer les émissions. Elle transmet ce qu’elle apprend du français louisianais lors des cours qu’elle donne au lycée d’Arnaudville. Aujourd’hui, elle détient des centaines d’heures d’enregistrement.
« C’est de la poésie et ça mérite le respect. »
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Dans l’école à classe unique d’Arnaudville, les élèves n’étaient pas autorisés à parler français car le département d’éducation de Louisiane avait imposé l’anglais comme seule langue d’enseignement en 1916.
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Lorsque le Bayou Teche était le point de passage principal de la région, l’actuel porche arrière de la maison de Rose et Floyd Knott était le porche avant, donnant sur la circulation dans le bayou.
Photographies de Akasha Rabut
Amanda LaFleur a grandi près de Ville Platte. Bien que certains membres de sa famille ne parlaient que français, il lui a fallu des années avant de maîtriser totalement la langue. Une fois acquise, il lui a semblé impossible d’arrêter de l’explorer.
Elle a ensuite été embauchée à l’université d’État de Louisiane à Baton Rouge pour mettre en place un programme de français louisianais. Peu après, elle s’est associée avec Mme Frugé pour faire venir ses étudiants à Arnaudville afin qu’ils constatent les nuances de la langue.
« Nous offrons une réelle communication », déclare Amanda à propos des programmes partenaires. « Nous enseignons également les aspects authentiques de la culture. [Les étudiants] apprennent la cuisine ou les danses traditionnelles, découvrent la pêche à l’écrevisse, Mardi gras, ou encore comment les Houmas utilisaient des écailles d’orphie pour fabriquer des bijoux. »
1940 : des enfants acadiens pêchent dans un bayou dans la paroisse de Terrebonne.
PHOTOGRAPHIE DE Marion Post Wolcott, Fsa, via La Librairie Du Congrès
Des chercheurs locaux se sont efforcés pendant des années pour préserver autant de facettes de la langue qu’ils le pouvaient. Amanda et Barry Ancelet, de l’université de Louisiane à Lafayette, ont contribué à la compilation du Dictionary of Louisiana French: As Spoken in Cajun, Creole, and American Indian Communities (Dictionnaire du français louisianais, tel que parlé chez les communautés acadiennes, créoles et amérindiennes). Cet ouvrage de neuf-cents pages recueille le vocabulaire qui peut avoir une utilisation différente ailleurs. Ainsi, il permet d’éviter les erreurs de compréhension lors de futures traductions ou conversations. Ces efforts facilitent la diffusion de la langue à travers des projets comme celui de Mme Frugé.
« À tout le moins, nous avons réussi à faire du [français louisianais une discipline] plutôt sympa », assure Barry. « Nous disposons d’un véritable trésor vivant ... sans oublier que nos connaissances du français louisianais aujourd’hui sont plus larges que jamais, [notamment] à propos de la nature de la langue. »
Malgré tout, certains éléments de culture ont disparu. Alors qu’elle travaillait sur un projet visant à conserver l’œuvre d’un conteur local, Amanda s’est rendu compte que certaines significations des mots qu’il utilisait avaient disparu. « Même en appelant des habitants de sa ville natale, même en contactant les annonceurs radio que nous connaissions ... ils n’ont pas pu nous aider à identifier la nature précise de ces mots », déplore-t-elle. « Il s’agit d’une plante ou d’une certaine couleur. Un des mots décrit la couleur mais nous ne parvenons pas à déchiffrer la nature de cette couleur. »
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Des musiciens acadiens profitent d’un bœuf dans un magasin de musique à Eunice, en Louisiane.
PHOTOGRAPHIE DE William Albert AllardDroite:
Jamie Lynn Fontenot (gauche) et Miriam McCracken s’entraînent. Elles forment un groupe de musique acadien appelé les Daiquiri Queens. Jamie Lynn a grandi en parlant le français avec ses grands-parents et d’autres membres de sa famille. Miriam a appris la langue en jouant des musiques acadiennes.
PHOTOGRAPHIE DE Akasha Rabut
Si cela ne tenait qu’à Mme Frugé, plus personne n’oublierait la langue.
Il y a deux ans, le centre d’immersion linguistique et culturelle Saint-Luc, l’école qu’elle a aidé à fonder, a pu déménager dans ses propres locaux : une ancienne maison de retraite du centre-ville. Les avancées ont été ralenties par la pandémie mais les bénévoles ont travaillé d’arrache-pied pour remettre le bâtiment en état. Ils ont également collecté les informations et les fonds nécessaires pour le rendre fonctionnel. Il accueille déjà des livres retraçant la généalogie acadienne ainsi que des objets artisanaux et des œuvres d’art populaire gentiment offerts, qui aideront les visiteurs et les résidents à apprendre la langue.
Saint-Luc est une initiative populaire. Mme Frugé espère qu’elle servira à faire le lien entre les programmes d’enseignement officiels de la Louisiane et les membres de la communauté qui souhaitent en apprendre un peu, ou beaucoup, sur le français louisianais. Plus tard, Saint-Luc accueillera également des visites d’autres étudiants.
En attendant, les Tables Françaises se tiennent toujours. La première promotion a pris place.
Janice faisait partie des premiers étudiants.
Bien qu’elle se sentait à l’aise en français, elle souhaitait combler ses lacunes en lecture et en rédaction. Elle voudrait ainsi relater son histoire à ses futurs étudiants, ajoutant en outre un nouveau chapitre à l’histoire de la Francophonie.
Demandez à Mme Frugé pourquoi c’est elle qui a fait en sorte que tous ces évènements se déroulent à Arnaudville et elle détournera la question. Quelqu’un devait le faire, répondra-t-elle.
« “Je ne parle pas bien français”, je ne veux plus jamais entendre ça. Pitié. Nous parlons bien français. C’est notre français. »
Il y a une quatrième raison plus puissante que les trois précédentes réunies. Lire la suite
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Lire la suiteMalgré la rage qui me ronge de voir mon île dévastée par des étrangers venus d'ailleurs qui sont Lire la suite
...cette précision, cela n'a rien à voir avec le fond de l'article. Me semble-t-il...
Lire la suite"National" au sens "national Mquais". Ça va sans dire, mais ça va mieux en le disant...
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