L’espricorps

Loran Kristian

Après le domaine et l’empire, le règne d’artificiel fut computé par la puissance du vol. Les espèces ayant initié ce nouveau mode de locomotion se monnayaient sur trois îlets : l’îlet Large, l’îlet Haut, l’îlet Profond. De cerveaux reptiliens en cervelles d’oiseaux, les corps et les esprits s’y trouvaient allégés : écailles changées en duvets et en barbes, nouvelle structure des os pneumatisés, nouveau squelette de membres et colonne vertébrale. Ainsi, fut atteint cette grande légèreté de l’être, donnant ce faible poids aux becs et aux plumes débarrassées des densités moelleuses, capables de flotter dans l’air en absorbant les chocs. Le don des ailes prenait racine dans les trouées de peau folliculaire, en zone basale et creuse. Côté lissé au quotidien pour accrocher les barbes entre elles. Aujourd’hui, quel que soit le vol effectué, battu, piqué, plané, à voile ou en place même, quelle que soit la démangeaison ou le prurit du grat, ce qui importe en tout est un sillon tracé en corps et en esprit, entre-couleur et change de direction, en vrai, capacité à stabiliser ou à freiner en l’ère. Dans l’attente de l’atterrissage.

 

L’espricorps

∞Tissu-poèmatique et trace chimérique∞

 

Dans le mouvement à vivre, il faut prendre le temps pour bien compter ses forces, les conserver durablement, faire face, faire avec ou faire comme si, mettre au pillage joie et plaisir. Ne viendrait pas à l’esprit de thésauriser tristesse, peine et douleur tout au long de la trace, puis tailler sa part du gâteau pour en ôter quelque brillance de nuits incalculables. Il faut donc battre la mesure et faire ses gammes, autrement dit, jouer la partition sans trop se faire violence, la frapper à son rythme et selon ses capacités pour composer ces sortes de phrases musicales, où chaque note engendre un autre souffle de vie.

Dans la fabrique du temps, délibèrent un paquet d’ondes et de corps soupesés à la prise des vents, des lacets de vagues, des entrelacs de songes et de pensées. Tout un assortiment de caractères en fonte, ciselé dans nos premières polices et leur moule matriciel. C’est avec cet alliage que l’on compose tout du long, tentant de forger de belles lignes au feu et au marteau, des lignes brûlées autant qu’armes parlantes. Considérer des astres qui n’auraient jamais vu l’éternité, qui se réveillent dans un espace au regard vide, qui dans un silence comprimé font un désert impeuplé de ces nouvelles intelligences. Considérer ces constellations radiers, plateformes multifaces où se nivellent les rêves et les cauchemars avec des neurones de bois et des messes de fer. Et cela sans forcer, sans avoir à lutter. Vous, aimant là, au milieu de tout cela, sans bien comprendre si cela fait sens ou si votre chemin se compose en dépit du bon comme du mauvais.

Obligé rester là, débiteur redevable à la vie à la mort, simplement occupé par ce fait de conscience échappée de l’emprise : sans main sur le début, sans poigne sur la fin, ou davantage saisi par les vagues enlacées, ces paquets d’ondes et de corps soupesés par le vent. Comment désendetté son corps et son esprit ? Etant là, y restant, prenant soin d’y donner du profit aux formes venues à soi sans pourquoi, comme l’écho de crêtes papillées et de soufflantes spirales. Où donner de la tête, comment mettre son corps ? Relevant de deux autres en sujet d’une vie et si prompt à l’oubli, que parfois, dans la coulée d’une ville, on trouve un tas de membres déliés, dénouer d’attaches et remembrances, où le monde s’aveugle à contresens pour mieux rire aux éclats.

Chacun pour soi, on se dit au-dessus des mêlées, capable de cerner le monde du plus bel entour de manière à l’arrondir d’éclairs ; capable et méritant au-delà du commun, paré de talents et qualités, élu parmi les autres pour séparer le vrai du faux, le mauvais du meilleur. On se dit libre à la frontière des autres, protégeant nos petits hémisphères dans la confusion des limites et la conquête de zones d’activités économiques. L’essentiel étant de maintenir ce qui est à nous, de bien tenir nos richesses et nos gains, ne perdre que le strict minimum ou de plein gré en perte de contrôle. Emporter son viatique de l’autre côté du temps et le passer en descendance, pour le travail accompli autant qu’un sacrifice, avec l’espoir d’augmenter sa provision jusqu’au bout… tout voyage étant une fin en soi.

Au fil des jours, s’amassent des quantités d’oublis et souvenirs concurrençant l’espace bosselé par ceux qui nous ont précédé. Haut lieu de la compétition où se trouve le juste rapport entre les vies. Ce qui convient à la plupart, la part rendue digne par tous ses efforts. La dignité humaine incarnée dans les lois de la jungle et les forêts de loups. Comment faire des accroires ? En accumulant les phrases poncées durant des siècles, en les gravant d’idées nacrées avec tambour et trompette, pour que facile se fasse sans peine. Travailler cette fonte de lumière collée aux parois du plaisir et de la démesure. Maîtriser le champ du discours et celui du récit, considérant le lieu. Contrôler les petites entrées-sorties en sidérant l’espace. Suspendre la profondeur de vue montée sur un fond vert, pour commerce de traite et d’image.

Ainsi soit-il, quand le la roule tout seul. Tant va que tout consiste dans le dépassement et l’outrance, tant qu’au-delà s’en vient degré ultime de la recherche et parole des mesures.

Passé de l’autre côté du miroir, c’est vivre dans son reflet. Retourné comme une crêpe avec l’aisance des chefs. Produit de l’influence et d’un corps affaibli que l’on ne prendra pas à faire l’effort de se remettre droit. Certaines courbures de l’espace ont ceci de particulier qu’elles courbent aussi le temps, vous laissant mesurer les vitesses et les trajectoires sans trop percevoir le mouvement. Assuré d’être sans point fixe et absolu. Enveloppé dans la mouvance des uns et des autres, en courbature d’esprit las. Une douleur additionnée à cette élongation éloignant votre planète du soleil. Aussi dans un système solaire, les astres les plus brillants occupent les premiers rangs, selon le protocole primaire. Placés à l’avant-garde, derrière l’écran ou devant la scène, vous les verrez si fiers et si contents d’eux-mêmes qu’une empathie de bons soldats vous prendra dans le rang, éminemment.

 Après tout, la première légion est un corps ramassé à la petite cuillère, prêt à défendre la marche de la troupe et toute sa formation. Ne vous y trompez pas !

Belle créature, si l’on regarde derrière, au risque de comprendre où s’opère la saisie, c’est tout un amas de références que dépasse la lumière, à la vitesse de ce qui se trouve en l’état de tous les côtés de l’histoire. Tous et toutes en chute libre et de la même façon, quand la terre nous retient. Il est vrai, certains corps plus massifs que d’autres, certains esprits plus graves dotés de corps subtils, ont dans cette chute globale une fabuleuse aura qu’une résonance nommera : « aura-rétrécissement ». Ce sont choses dont l’agir modifie les trajectoires naturelles des masses, à la merci des champs de gravité. Choses étrécies par la pluie, devenir plus étroit ; pas la pluie pour mouiller mais dépouiller et brouiller. Choses qui défient la ligne droite et se trouvent à vivre sur des parallèles, sous des latitudes qui un jour se rejoignent. Choses au large de l’imprévu, habituées à traiter les rapports et les différences à l’aune de ce qui rend égal les journées et les nuits : le plan de l’équateur, l’argent de l’exploiteur.

La suite dénombre les parties, étant donné qu’en platitude plus rien n’est plat mais bien courbé, ce qui permet ainsi de toucher plus rapidement le bout. Aussi s’énoncent les personnes qui forment un ensemble cohérent d’intérêts bien compris. Aux vents de présidences et directions, jungle et forêt toujours, pyramidales ou structurales. Annonce apportant des nouvelles, déclarant un savoir, proclamant connaissance, enjoignant prescription, ensemble dans l’annonciation et la révélation. Que le message est beau, l’hauteur vertigineuse ! L’expression de tous les sucs, tous les arômes dans cette verve constructive, fraternelle ; une parole divine. Ce qui permet ainsi de toucher plus rapidement les bouts de part et d’autre du monde réel, ceux qui étant secrets, signifiant dérobés au possible, se trouvent révélés à la face de ce monde : nulle couleur ne porte en soi l’infinie trace de la beauté.

Ce que les choses en cette courbure nous disent, c’est qu’assis dans un lieu à diriger un monde, nous oublions parfois les passés devant nous. Les passés devant les caisses de super ou d’hyper, les passés dans les rayons de marchandises, les passés dans les poussières de carrières, les passés dans le cambouis et les pièces détachées, les passés dans les caissons de cargos, les passés dans les dividendes et les holdings, les passés dans les fondations, les engrais, les pesticides et le coton, tous ces corps ployés dans un commerce de détail, par action simplifiée. Facilitée. Décomplexée.

Laissez passer et laissez faire tant que le code barre l’horizon. Dans le commerce de noir et blanc, l’estime est un corps sans couleur.

Ce que la gravité nous dit, c’est que le chemin d’attraction le plus court est aussi le plus fourbe. Il vous donne à voir et à ranger sous les meilleurs auspices, vous présageant des signes de libération augmentée pour l’à venir. Il vous octroie le confort de pensée nécessaire à la bonne communion, renouveau des promesses, avant votre confirmation de rangs par pareils répressifs. Dans ces sacrements, le don de corps et de sang compte. En échange de techniques et de sciences, d’ingénierie et performance, en possibilité rendue réelle de grandir en richesses et savoirs. Ce qu’il faudra bénir et consacrer d’occulte sera d’abord le corps caché, habillé de manières d’être et de compter voilées. Ensuite parvient la tentative d’instruire une culture collective dans un esprit commun, l’insuffler dans toutes les cavités de lumière artificielle, en spectre continu, pour mieux étendre l’asthénie. Et dans ce temps d’affaiblissement, travestir de bonne guise les haines et les douleurs, la fantaisie du petit monde étant d’émerveiller l’esprit d’un débord ordinaire.

Ce à quoi l’on s’accroche, par où l’on met le grappin sur un diable ou le jette, est un lieu d’immaîtrise assurant le paiement d’une dette. Une large rue de nos vies sans luminaire, clairée de nos seuls pas et nos désolations. Marchant parce qu’il faut bien marcher, allant car il faut bien aller, convenant de tous les côtés, en formules adéquates, pour espérer toucher le fond. Fond vert sur réel augmenté, les signes comme les caractères, pour notre expression libre et une monnaie de singe. Ce par quoi l’on s’en gage, pacté avec le diable, grappé du sang des autres sans le moindre scrupule, sinon dans la poussière de nos voies de lumière.

Non rien de rien, l’on ne regrette rien, offrant à notre suite le nombre des partis, par égard pour le prix à payer. Déboulant nos vieilles lunes dans la prose et sa simplicité, pour peu qu’il y ait toujours un responsable, au lieu de nos errances, à faire de notre monde une patrie réveillée. L’esprit et le corps comme une logique et une situation, enveloppés par les puissances et les pouvoirs dans le mouvement du temps, le transport du mensonge vers la tromperie, de la simulation à la stimulation, du spectacle au spectral. L’espricorps coincé dans l’apparence, tel un fantôme hantant ses propres murs. Une forme sociale faite du pigment des blues, modifiant la couleur des lumières réfléchies ou transmises. Les substances colorées ont ceci de particulier qu’elles naissent de ce que vous consommez. Comme le rose des flamants, la merde du côlon ou le rouge du temps. Il existe aussi de petites écailles, de minuscules morceaux de tuiles fabriquées au soleil ou par la pluie. Ce sont des pupes d’ailes sur des figures de papillon. En elles, la lumière frappe les crêtes et réfracte la vie, touchant les parois intérieures, les organes cellulaires ou la structure des peaux. Alors, la réflexion, la diffraction, les déviations corpusculaires et l’échange des ondes donnent ces notes bleues, oscillations de chatoiements intenses d’aurores et de matins.

Aussi loin qu’aucun jour ne s’attend, qu’aucune nuit n’annonce l’embout d’aucune fin, l’œil perçoit toujours ce qui vient à la lumière ou la pénombre, mais rarement ce qui vibre intimement. Faut-il tant soi peu passer de ptites en grandes écoles pour prendre le mouvement des vagues et les striures des pleurs ? Faut-il autant masser titres et qualités pour tendre le murmure d’un soir ou le pli d’une rosée ? Quand la fluxion d’autorité gagne la tête aussi bien que les pieds, que la violence légitime son existence totale dans tout le corps social, quand les organes épuisent la vie aux environs, que le système commun s’amnésie, se peut-il qu’au lieu de nos errances, l’espricorps se renforce ?

Maître de l’espace et du temps qui ne voit, qui n’entend, qui ne touche, qui ne goûte et ne sent qu’au présent. Un long tissu en couches profondes d’innommables conjonctions, un long texte voilé d’immensité telle une tresse d’éternel. Se peut-il que là où tu sois, repose la clé des délivrances en chaque guerre, chaque combat, en chaque instant de paix et chaque lutte finale ? Espricorps détaché-e de tout monde, conscient de tout empire, de toute emprise, dans sa miséricorde ; sensible à l’abord et l’approche des autres, ceux qui précédent et permettent l’entrée, ceux qui succèdent et font tourner l’entraide. Infus avec la vie par tout et par don, mais souvent négligé-e par ceux qui ne tiennent compte qu’en valeur productive où s’informe le réel. Espricorps, petite quantité d’air, bulle de fonte et coulée, révélation à la surface des os, porose d’ébullition et de fermentation. 

 

Loran Kristian, janvier 2024

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