LE JAZZ, MUSIQUE « JUDÉO-NÈGRE » ?

Laurent Lecurieux-Lafayette

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Durant l’interview accordée à Guadeloupe la Première (samedi 20 septembre 20025) pour la sortie de son dernier ouvrage « Salves de Blues » en librairie,  l’écrivain guadeloupéen Daniel Maximin a fait allusion au jazz de façon pour le moins frappante : « (…) une musique « judéo-nègre !». Cette approche inaugurant peut-être une dimension silencieuse qui m’est parfaitement inconnue, il m’a donc paru important de questionner une maille (de façon succincte) l’état de la recherche sur cette musique.

D’abord deux commentaires liminaires simples :

  • le préfixe « judéo » vient du latin judaeus (juif). Il est utilisé en français et dans d’autres langues européennes comme un marqueur culturel pour ainsi dire l’appartenance ou l’influence du judaïsme, des juifs ou de la culture juive.
  • La deuxième considération concerne l’adjectif qualificatif « nègre ». Associé longtemps à l’esclavage et à l’infériorisation raciale, depuis le mouvement de la Négritude, il est réapproprié comme un mot de lutte, de fierté identitaire et esthétique valorisant les racines africaines. .

Dans un chapitre consacré aux musiques (The Black Atlantic, Jewels brought  from Bondage, Black Music and the Politics of Authenticity, 1993), Paul Gilroy, sociologue et penseur majeur des études culturelles, définit le jazz comme une expression culturelle emblématique de l’Atlantique noir, exprimant mémoires de l’oppression et de l’exil, rupture du cadre de la domination et métaphore de la résistance esthétique et politique, balan (élan) vers la liberté. En d’autres mots, le jazz n’est pas uniquement un genre musical mais un langage de la modernité des populations noires. Il est issu d’une esthétique diasporique et hybride, illustrant un métissage culturel combinant des composantes africaines, européennes et caribéennes. A ce titre, il est impossible de le figer dans une nationalité ou une tradition unique.

Gunther Schuller (Early jazz, 1968), musicien et théoricien, pionnier de l’histoire analytique  du jazz, nous apprend que le jazz naît de la rencontre de l’Afrique et de l’Europe dans le contexte afro-américain. Il insiste sur les racines et l’héritage africains, les influences européennes (harmonies, structures, instrumentation) et le long processus de fusion qui bâtit sa singularité et son esthétique spécifique.

En l’approchant en tant que fait social, Ted Goia (The History of Jazz, 1997), historien, pianiste et critique américain, insiste systématiquement sur le contexte social, économique et politique dans lequel le jazz est né, puis s’est développé. Selon l’auteur, les conditions de vie des afro-américains, la ségrégation, les migrations intérieures ou les lieux d’expression ont façonné les évolutions du jazz. Ces dernières et la dynamique de transformation proviennent toujours de ruptures sociales et culturelles.

A noter les travaux récents (2019-2024) qui valorisent la biguine comme racine diasporique du jazz, longtemps invisibilisée au profit d’un récit purement états-unien. En mettant en avant les liens significatifs entre la biguine de Saint-Pierre et les débuts du jazz, ils soutiennent l’idée qu’elle pourrait avoir exercé une influence (directe ou indirecte). L’article d’Aurélie Boutant, « De la biguine au jazz caribéen : expressions créatives insulaires et archipéliques (2020), cite Jacqueline Rosemain qui note que vers 1880, les musiques créoles de la Louisiane, avant de devenir ce qu’on appellera jazz étaient semblables à celles de Saint-Pierre. De façon synthétique, les musicologues montrent les parallèles structurels (rythmes, instruments, ensembles) et les historiens insistent sur les circulations culturelles  entre Antilles et Louisiane (via ports et migrations).

En définitive, quand on examine les travaux des penseurs du jazz, on ne trouve aucune trace de judaïsme. Alors, quelle pertinence l’auteur aurait-il voulu mettre en lumière ?

Peut-être a-t-il fait référence à la contribution de certains interprètes, arrangeurs ou compositeurs, notamment George Gershwin, compositeur et pianiste d’origine juive, issu du monde classique et de Broadway, qui a su intégrer l’énergie du jazz dans ses compositions et le légitimer dans les sphères savantes et internationales ?

Peut-être voulait-il renvoyer à la contribution commerciale et médiatique ?  En effet, de nombreux producteurs, éditeurs et patrons de labels de disques d’origine juive ont joué un rôle important dans la diffusion du jazz : Norman Granz, fondateur du label Verve ; Prestige Records, fondé en 1949 par Bob Weinstock ; Alfred Lion et Francis Wolf, fondateurs de Blue Note Records, référence absolue du jazz moderne, etc.

Seulement, envisager que la contribution des juifs américains comme décisive au point d’ériger le jazz comme une musique « judéo-nègre » ne résiste pas à l’évidence :

  • Ces contributions se sont faites en partenariat et souvent en tension avec les musiciens afro-américains, qui restent les créateurs et innovateurs du jazz.
  • Aucune musique n’a été identifiée en tant que « jazz juif » avant les années 1970-80.
  • Dès lors, si l’on souscrit à l’expression « judéo-nègre », l’essentiel de la musique créole des Antilles dans la seconde moitié du XXe siècle est syro-libano-nègre (cf. Henri Debs) ; et, une bonne partie des musiques populaires jamaïcaines est sino-nègre (cf. Thomas Wrong, Leslie Kong, la dynastie des Chin, Justin Yap, Herman Chin-Loy, les frères Hoo-Kim, etc.).

En final de compte, qu’est-ce que nous apprend l’irruption du judaïsme dans le biotope jazz ? Elle m’aide à considérer un néo-concept : celui de la désappropriation (sic). S’il est un concept dédou (élimé) sur les réseaux sociaux, c’est bien celui de l’appropriation culturelle. Par appropriation culturelle, on désigne le fait pour un individu ou un groupe issu d’une « culture dominante » d’emprunter, utiliser à des fins commerciales ou imiter des pratiques culturelles (langage, symbole, musique, rituels, etc.) qui appartiennent à une autre culture généralement minorisée, marginalisée ou historiquement opprimée.

On entendrait alors par « désappropriation » l’idée de se délester, ou de prêter explicitement -ou de façon obscure- à des personnes, des cultures exogènes ou dominantes des éléments issus de ses propres pratiques.

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