La langue créole en danger de mort

    Ce 28 octobre, une douzaine de pays créolophones des Amériques et de l'Océan indien célébreront la "Journée Internationale du Créole" dont la date avait été choisie par l'île de la Dominique en 1981. Les diasporas créoles d'Europe et d'Amérique du Nord se joindront également à cette célébration. 

    Or, si des progrès considérables ont été réalisés s'agissant de la valorisation de notre langue "matricielle", selon l'heureuse formule de Jean Bernabé, depuis cette date, il faut se garder de tout triomphalisme et surtout de toute récupération politicienne comme on peut le constater ces jours-ci à la Martinique. En effet, lesdits progrès ont été obtenus grâce aux luttes opiniâtres, acharnées même, d'une poignée d'universitaires, notamment ceux du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espae Créole) de l'Université des Antilles, d'écrivains créolophones, d'artistes comme le groupe Kasssav et de militants linguistiques (Festival "RABOURAJ" de la ville de Trinité sous la houlette de Claude Marlin, KEYOLFIESTA organisé par l'OMDAC d'Yves-Marie Séraline entre autres), pas par les politiques. Ces derniers, de quelque bord qu'ils soient se sont toujours désintéressés de la chose. Si cela peut se comprendre s'agissant des partisans de l'assimilation, cette indifférence est incompréhensible s'agissant des autonomistes et indépendantistes, grands défenseurs de "l'identité martiniquaise". Chacun sait, s'agissant des premiers, les autonomistes que la Négritude et Aimé Césaire ont fait peu de cas du créole même lorsqu'à partir du milieu des années 80, un fort mouvement de revendication en faveur de celui-ci a émergé. Exemple : un secrétaire général du PPM avait publié dans Le Progressiste un article célébrant le roman "Chronique des sept misères" de Patrick Chamoiseau au motif que désormais, il rendait inutiles les efforts faits pour écrire le créole puisqu'à travers le style de l'auteur, on retrouvait la langue sans avoir à s'embêter à la lire !

   Du côté des indépendantistes, il y avait, par contre, une réelle volonté de la promotionner mais sans comprendre que ce qui était à la fois indispensable et urgent, ce n'était pas l'oral, mais l'écrit. Quand il y eut la libération des ondes en 1981, des radios-libres, qui existent encore, se sont servies du créole comme langue principale, chose qui tranchait avec la radio d'Etat qui l'ignorait superbement. Il n'y eut guère que la radio privée RCI pour proposer, à une heure de grande écoute, la célèbre émission de Mano, Bonjou misié Li-mè, qui, le dimanche matin recevait les maires des différentes communes. Tout cela constituait un progrès considérable mais s'avéra, au fil du temps, incapable de freiner, puis d'inverser, l'effrayant processus de décréolisation qui affecte le créole depuis bientôt quatre décennies. Pire : certaines radios participaient, à l'insu de leur plein gré, à ce processus mortifère en utilisant un créole tjòlòlo ou ultra-francisé qui, inévitablement, influençait le parler des auditeurs. En effet, alors que partout à travers le monde, les journalistes chargés de l'actualité préparent leurs émissions en écrivant au préalable les informations (sur papier hier ; sur une tablette aujourd'hui), les nôtres se contentaient de traduire verbalement en créole celles qu'ils recevaient en français. Or, la traduction s'apprend. N'importe qui ne peut s'improviser traducteur, surtout quand il s'agit d'une langue dominée depuis plus de trois siècles et demi comme le créole et donc fragilisée dans son lexique et sa syntaxe. Il en a résulté, au niveau radiophonique (hormis dans certaines émissions culturelles sur RLDM de l'animateur Ti Son), une sorte de "migan", de charabia franco-créole ou créolo-français qui fit le plus grand tort à la langue, chose qui, hélas, perdure encore. 

   Le problème du créole ce n'est pas l'oral, mais l'écrit.

   Dans le monde moderne, une langue qui ne parvient pas à la "souveraineté scripturale" (J. Bernabé) est en danger de mort. Y compris des langues puissantes comme le français qui, au Québec, fut longtemps écrasé par l'anglais et faillit dégénérer dans un migan, un franglais, que fort heureusement les autorités politiques de cette province du Canada, surent freiner principalement avec la fameuse Loi 101. Celle-ci, par exemple, a interdit l'affichage public et les noms de magasins en anglais, allant  jusqu'à traduire le nom du fast-food Kentucky Fried Chicken par Poulet frit du Kentucky ou encore, hot-dog par "chien chaud", ce qui avait provoqué l'hilarité chez les Québécois "assimilationnistes" (ceux que le remplacement du français par l'anglais ne dérangeait aucunement). Sinon, dans tous les pays du monde où l'identité culturelle est menacée, les autorités ont défini des politiques linguistiques parce que selon le mot de la sociologue guadeloupéenne Dany Bébel-Gisler, la langue est "la boite noire" d'une culture : c'est le cas en Corse, à Tahiti, au Maroc (pour le berbère), au pays basque, en Irlande, en Kanaky, au Mexique (pour les langues indiennes) etc... Et ces politiques linguistiques se sont d'abord appuyées sur la promotion de l'écrit, obtenant des résultats appréciables. 

   En Martinique, aucune politique linguistique n'a, hélas, jamais été définie.

   Ce sont les universitaires, par exemple, qui se sont battus pour la création du CAPES de créole il y a une quinzaine d'années de cela et pour celle de l'Agrégation de créole il y a deux ans. Sans parler de celle d'une Licence et d'un Master de créole à l'Université des Antilles. Ce sont des journalistes, notamment ceux des sites-web, qui ont décidé d'écrire des articles intégralement en créole au lieu de se contenter de simple titres ou d'incises dans leurs textes en français. Ce sont des publicitaires qui se sont mis à l'utiliser, notamment sur leurs panneaux. Ce sont des associations (Bannzil Kréyol, Dikté Kréyol, Omdac et.) qui en ont fait leur cheval de bataille. Ce sont les églises, catholiques et protestantes, qui l'ont introduite dans leur liturgie. Ce sont nos chanteurs (Jocelyn Beroard, en particulier) qui ont refusé le mirage de l'audience "nationale" (hexagonale) en remplaçant le créole par le français. Ce sont surtout nos écrivains qui l'ont illustrée : Monchoachi, Joby Bernabé, Térez Léotin, Jude Duranty, Romain Bellay, Daniel Boukman, Georges-Henri Léotin, Jala, Serge Restog, Serge Kéclard et bien d'autres. Désormais, il ne se passe plus une seule année sans que trois ou quatre livres en créole ne soient publiés. Ce n'était pas le cas il y a une vingtaine d'années de cela.

   Or, cet activisme de la société civile n'a jamais été relayé, pris en main, consolidé par nos instances politiques de tous bords qui se sont contentées d'attribuer des subventions ici et là ou à faire apposer des noms de quartiers, de rues et de bâtiments publics en créole, se donnant ainsi bonne conscience à peu de frais. Lorsque le "Gran Sanblé" avait gagné les premières élections territoriales en décembre 2015, figurait dans son programme la création d'un "Office de la Langue Créole". Cela n'avait rien d'extraordinaire ni de révolutionnaire puisque de tels offices existent depuis des lustres en Corse, à la Réunion, en Bretagne, au Québec, au Maroc ou en Kanaky. Or, cet office n'a jamais vu le jour !

   Pendant ce temps, notre langue s'effiloche, s'effrite, se dissout progressivement dans le triste migan dont nous avons parlé plus haut. Chacun s'imagine parler créole quand il dit, par exemple : "Man kwè que fok nou diskité de la grille des salaires épi le patronat pou i pa mennen nou en bateau". Cet affligeant charabia ne semble déranger personne, surtout pas celles et ceux qui se flattent d'être les grands défenseurs de "l'identité martiniquaise". Or, seul le passage à l'écrit du créole, d'une part, et son enseignement généralisé et obligatoire dès l'école primaire, ne serait-ce qu'à raison de 2h par semaine, serait en mesure d'empêcher ce qui n'est rien d'autre qu'un naufrage linguistique. Et donc forcément un naufrage identitaire. Il est d'ailleurs criminel que des instituteurs non-créolophones enseignent à nos enfants du primaire, chose qui ne pose pas de problème au niveau du secondaire ni à l'université. Mais quel politique martiniquais s'en est jamais inquiété en interpellant le Rectorat et le Ministère de l'Education nationale ? Aucun !

   Il est donc bien beau aujourd'hui de prendre le train en marche comme le font nos politiques, mais cela ne mange pas de pain. Dès le 29 octobre, au lendemain donc de la célébration de la "Journée Internationale du Créole", notre langue retournera aux oubliettes...

   (Une petite note d'humour quand même, liée à l'actualité quoique déjà ancienne puisqu'elle date de 2015 : sur RTL, Eric Zemmour se réjouissait du refus du Sénat français d'avaliser la signature de la Charte Européenne des Langues régionales et démolissait lesdites langues au nom de "la France Une et Indivisible". Avant de terminer sa chronique par : "On commence par réclamer sa langue et après, on réclame son indépendance !". Tu l'as dit, bouffi !)

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