Léo Ursulet : "Parcours contrastés des abolitionnistes. Cyrille Bissette et Victor Schoelcher"

Rubrique

   Le dernier livre de Léo URSULET (publié aux éditions ORPHIE), qui opère une comparaison entre les deux acteurs de l'abolitionnisme, sera présenté le 09 mars à 18h à la Bibliothèque Schoelcher (Fort-de-France). L'auteur sera accompagné de premiers lecteurs, notamment de Me Danielle Marceline et de Raphaël Confiant qui en a rédigé la préface.

   La voici...

Préface

   Jamais les effets du passé et de son écriture (qui n’est pas du seul ressort des historiens) n’ont été aussi prégnants qu’en cette fin de la deuxième décennie du nouveau millénaire. Partout à travers le monde, et donc à la Martinique, des personnes ou des groupes, qui estiment que ce passé a été déformé, voire travesti, par l’idéologie dominante, élèvent des protestations multiples et variées.

   On déboulonne les statues de l’abolitionniste Schoelcher, de l’Impératrice Joséphine et du « découvreur » D’Esnambuc à Fort-de-France. On met bas les statues de Christophe Colomb, « Grand Amiral de la Mer Océane », au Mexique, en Bolivie et au Chili. On détruit celle des généraux sudistes de la Guerre de secession aux Etats-Unis tandis qu’au cœur de Paris, la municipalité inaugure une statue de Solitude la Mulâtresse, héroïne guadeloupéenne de la révolution anti-esclavagiste.

   L’histoire est donc dans la rue. Sur les places publiques, dans les médias et sur les écrans. Elle est sortie de son confort des livres, des bibliothèques et des universités pour investir, sans doute de manière durable, notre quotidien. Elle rivalise désormais avec d’autres problèmes qui semblaient jusque-là plus nécessaires ou plus urgents à résoudre : le chômage, la crise écologique, la faim dans le monde ou encore l’inégalité des sexes. Même cette pandémie, pourtant terrible, qu’est le covid-19, ne semble pas pouvoir arrêter sa marche.

   Cependant, cette même histoire nous enseigne que les temps changent, qu’inévitablement les mouvements sociaux, politiques ou religieux, même les plus radicaux, finissent par s’apaiser, puis s’éteindre. La « Révolution permanente » que pronait un Trotsky n’est sans aucun doute qu’un rêve. À un moment ou un autre, la réflexion apaisée, dépassionnée, « scientifique » sur les événements du passé reprend ses droits. L’émotion, parfaitement justifiée et compréhensible, céde ainsi le pas à la raison.

   C’est pourquoi le présent ouvrage de Léo Ursulet nous est précieux. Indispensable même en ces temps de bruit et de fureur. L’auteur s’emploie, en effet, à brosser un portrait contrasté du « Blanc-France » Victor Schoelcher (1804-11893) et de son adversaire, le « Mûlatre » Cyrille Bissette (1795-1858). Le premier est connu non seulement des Antillais mais aussi du monde entier comme étant la figure majeure de l’abolitionnisme français et a été célébré tant par un poète comme Aimé Césaire que par un historien comme Edouard Delépine. Son nom est (/était) quasiment partout. On ne compte plus les rues, les écoles ou les bibliothèques qui portent son nom et c’est même le cas de la troisième plus grande ville de la Martinique. Ce culte s’est vu doter d’une appelation : le schoelchérisme. Culte qui chez les élites de couleur a viré à l’adulation entre l’abolition de 1848 et ce début du nouveau millénaire. Adulation qui est désormais violemment contestée.

Le second, Cyrille Bissette, est un quasi-inconnu dans son propre pays, la Martinique. Il n’a pas de statue et aucun édifice public ne porte son nom ; seul un rond-point entre Fort-de-France et la commune de Schoelcher porte son nom. Pire : il a longtemps été considéré comme un personnage ambigü, voire un traitre à la cause des esclaves noirs, à cause de ses revirements que Léo Ursulet nous expose de façon lumineuse. Son livre n’est pas un plaidoyer en faveur de celui qui fut condamné à l’exil à cause d’un opuscule distribué sous le boisseau. L’historien, au terme d’une recherche scrupuleuse, s’efforce au contraire de mettre en lumière la complexité du personnage. Ni ange ni diable, les deux hommes, au gré de leurs réflexions, de leurs passions voire de leurs ressentiments, n’ont pas fait preuve de la même cohérence dans leur action publique : Bissette, après une phase historiquement novatrice, a versé dans le reniement de ses premières valeurs d’abolitionniste ; Schoelcher, son sempiternel concurrent, a certes marqué l’histoire de l’abolition, mais sans pour autant avoir jalonné son parcours de positions également éclairées.

Le grand mérite de ce livre de Léo Ursulet est de nous donner enfin à voir sous des angles différents la trajectoire de ces deux abolitionnistes qui comme tous les êtres humains n’échappent pas aux contradictions, aux doutes, aux revirements ou aux décisions prises sous le coup de l’événement. Car il ne s’agit ni de rayer Schoelcher de notre histoire ni de dresser un piédestal à Bissette mais de tenter de comprendre, avec les archives dont nous disposons et que l’auteur a soigneusement défrichées, ce que chacun a réellement apporté à nos sociétés antillaises du XIXe siècle.

   Désormais, grâce à Léo Ursulet, nous ne regarderons plus ces deux figures majeures du même œil. Et quoi de mieux pour un historien que de renouveler notre vision du passé ? D’autant que, comme chacun sait, le passé ne passe jamais totalement…

Commentaires

Roman national.

certes

06/03/2023 - 13:03

La seconde abolition de l'esclavage par la France résulte d'un faisceau de causes.
1) Il y a le rôle des politiciens qui ont défendu le projet, dont Bissette et Schoelcher. Ce dernier s'est retrouvé membre de l'improbable Gouvernement provisoire de la Deuxième République. Il a su profiter de cette "fenêtre de tir" pour imposer la signature du décret d'abolition. Quand des élections (les premières au suffrage universel masculin) ont régularisé la situation politique, l'Assemblée était de droite et le président de la République Louis-Napoléon Bonaparte. Les circonstances étaient donc devenues bien moins favorables.
2) Il y a surtout la révolution des moyens de production dans le monde occidental. Le développement du machinisme a conduit le système du salariat à y combattre l'esclavage dès qu'ils étaient en concurrence. Ceci, partout où l'Occident était impliqué, sous l'impulsion de la Grande-Bretagne, première puissance industrielle de l'époque. Cet antagonisme s'est particulièrement illustré aux Etats-Unis où la question de l'esclavage a provoqué la Guerre de Sécession, avec ses 600.000 morts, blancs pour la plupart. Ce qui signifie que si Bissette et Schoelcher n'avaient pas existé, l'esclavage aurait été aboli quand même.
3) Il y a enfin la résistance des esclaves qui rendaient la conduite du système esclavagiste difficile, voire dangereux. L'exploitation de salariés, censés travailler librement, qu'on pouvait mettre en concurrence, était plus confortable. Il faut toutefois noter que les rébellions d'esclaves n'ont jamais entrainé d'abolition, où que ce soit, à l'exception notable des révoltes d'esclaves dans la colonie française de Saint-Domingue, lesquelles ont provoqué la première abolition par la France.

La Troisième République a voulu imputer à la "République" l'abolition en France. Ainsi, lui a-t-elle attribué le mérite de la seconde, sous couvert d'un humanisme républicain. Ce qui faisait pendant aux mouvements religieux et organisations philanthropiques qui s'étaient opposés à l'esclavage en Grand-Bretagne. Dans cette optique, ont été mises en avant la générosité de la République et la personnalité de Schoelcher. On a parlé de "schoelchérisme". C'était évidemment excessif, en ce sens que les autres acteurs de l'abolition et, au-delà, les autres causes de l'abolition étaient relégués au second plan. Un rééquilibrage, une réécriture sont nécessaires à une tentative de vérité historique.

En Martinique, on a commencé par réhabiliter la résistance des esclaves, notamment par les noms des rues à Rivière-Pilote puis par des statues de "nègres marron". Après le recours à des héros cubains, parfois haïtiens, on a promu des héros martiniquais. Ces témoignages apparaissaient comme un rééquilibrage, par des ajouts, sans retraits.
Mais, par la suite, on s'en est pris aux représentations de Schoelcher, qu'on veut "effacer", semble-t-il. A Trinité, la rue Schoelcher est remplacée par l’avenue des Esclaves insurgés de Spourtoune. Bientôt, Schoelcher sera aussi inconnu que Bissette. Des historiens enseignent déjà que l'abolition en Martinique ne serait due qu'à une rébellion d'esclaves. Schoelcher est en passe d'être pris pour un esclavagiste. D'un point de vue historique, on verse nettement d'un excès dans l'autre.
La mutation des moyens production, primordiale et chère à l'analyse marxiste, n'est pas évoquée.

C'est que, contrairement à ce qu'on dit, ce n'est pas l'Histoire et sa réécriture qui sont en cause, c'est un roman national martiniquais qui se compose. La République française a rétabli l'esclavage par la loi du 30 Floréal an X, puis l'a aboli en 1848 sous l'impulsion de Schoelcher. Le roman national français peut se féliciter de cette deuxième abolition. Mais le roman national martiniquais n'y voit que la tardive cessation d'un crime contre l'Humanité, sans excuses ni réparations. Il se refuse donc à célébrer Schoelcher.

Intéressant article, qui donne envie de lire l'ouvrage. Mais, Ce

Frédéric C.

06/05/2023 - 11:06

... Mais, "Certes", si vous proposez d'intéressantes réflexions, qui peuvent booster ceux qui daignent réfléchir à tout ça, je crois déceler deux failles dans votre raisonnement. 1)Il n'est pas exact de dire que "si Schoelcher et Bisette n'avaient pas existé, l'esclavage aurait été aboli quand même". Bien sûr, comme vous le dites et comme Armand Nicolas l'indiquait dans sa 1ère brochure, l'esclavage était économiquement condamné (concurrence entre 2 modes de production, etc). Mais il y avait des forces de résistance en Mque et ailleurs. D'abord, les propriétaires d'esclaves en Mque et Gpe. Et les lobbies des armateurs et des alliés stratégiques des colons, en France même (héritiers du Club Massiac). En Amérique même, le Brésil n'abolit l'esclavage qu'à la fin du 19è siècle. Les békés, en cette période troublée, auraient très bien pu se vendre au Brésil pour maintenir l'esclavage, comme ils l'ont fait lors de la 1ère révolution française en se mettant sous la "protection" anglaise... Et SURTOUT, il n'était pas écrit que ce soit la "FRACTION DÉMOCRATIQUE" DE LA BOURGEOISIE FRANÇAISE (FDBF) qui conserve le pouvoir. Si, en France, avaient pris le pouvoir des bonapartistes en fin de 19è siècle, jugeant Napo3 "un peu mou" sur la question, ou des fascistes "purs et durs" l'avaient pris dans les années 1920-1930, les libertés démocratiques auraient été liquidées en France et dans les "quatre vieilles colonies". Et avec le côté "réactionnaire" de ce genre de "nostalgiques du avant-c'était-mieux", l'esclavage aurait pu être rétabli par la force, sous une forme ou une autre. Un Gvt français bien réactionnaire en matière coloniale, tenant compte des "leçons de l'histoire" (pourquoi la France a-t-elle perdu St-Domingue? etc), avec une volonté politique très forte, aurait pu rétablir l'esclavage... Si cette "FDBF" n'avait pas eu le dessus, aujourd'hui, en Mque voire en Gpe, nous pourrions avoir un régime ouvertement "racialiste" et raciste, intermédiaire entre la ségrégation du Sud des USA et l'apartheid. Je parle de "FDBF" parce que la bourgeoisie n'est pas une classe sociale homogène, même sur le plan idéologique. Il n'y a pas de déterminisme en histoire. 2)Sur le "ROMAN NATIONAL MQUAIS": quand vous écrivez que ses partisans "se refusent à célébrer Schœlcher", c'est FAUX. Les promoteurs d'un "roman national Mquais" ne sont pas un bloc d'idéologues monolithique. Certains ne voient QUE l'insurrection du 22/5, qui est en effet la plus belle date de l'histoire de la Mque. D'autres voient AUSSI le rôle que joua Schoelcher dans le Gvt provisoire issu de la Révolution du 24/2/1848; A.Nicolas souligne bien qu'il y eut des résistances à l'abolition immédiate à l'intérieur même de ce Gvt, et que S. fut tenace, car sachant comptés les jours de ce Gvt (et en effet en juin la réaction française reprenait le dessus, le général Cavaignac faisant massacrer les ouvriers parisiens insurgés). Schoelcher joua un rôle de démocrate français abolitionniste, qui doit être mis à sa place, car cela rendit moins difficile l'abolition. Si Napo3 avait été déjà au pouvoir le 22/5, il aurait été moins facile pour les esclavagisés insurgés d'arracher l'abolition sur place, l'insurrection aurait pu être écrasée (voyez l'issue de l'insurrection du Sud, avec toutes ses fusillades et ses "procès truqués"). Dans un "Roman National Mquais" sérieux, Schoelcher me paraît devoir être considéré comme un allié extérieur.

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