Quand le livre devient du liquide-vaisselle...

Raphaël Confiant

   Le liquide-vaisselle est quelque chose de fort utile et il est parfaitement normal que les fabricants en fassent la publicité dans les médias et sur les réseaux sociaux par le biais des influenceuses. 

   Il en va de même pour le fromage, la musique, les voitures ou les destinations de vacances.

   Mais le livre, lui, n'est nullement un produit de première nécessité. Sinon ça se saurait ! Cela se savait tellement que lors de l'épidémie de covid-19, le gouvernement français avait ordonné la fermeture des librairies avant de faire machine arrière quelque temps après sous la pression de ces dernières. Loin de nous l'idée de considérer le livre comme un objet sacré d'autant que son âge d'or s'est achevé au tournant du 21è siècle. Très bref âge d'or qui a duré à peine une cinquantaine d'années entre les années 60 et le début du nouveau millénaire, cela uniquement dans les pays où la scolarisation et l'alphabétisation était quasi-complètes : Occident d'une part, Bloc soviétique de l'autre. Partout ailleurs, dans ce que l'on nommait autrefois le Tiers-monde et que l'on vient de rebaptiser le Sud global, la grande majorité n'avait et n'a toujours pas accès au livre. 

   Mais revenons en arrière ! Dans un pays comme la France, par exemple, l'ensemble de la population n'a été presque totalement alphabétisée qu'entre les deux guerres mondiales. Avant la première (14-18), un best-seller comme on dit aujourd'hui ne représentait que... 5.000 exemplaires. Autant dire qu'aucun écrivain ne vivait de sa plume : le comte Honoré de Balzac n'en avait pas besoin, Zola était journaliste, Stendhal inspecteur de la comptabilité des Bâtiments et du Mobilier de la Couronne, Nerval journaliste etc... Dans l'Entre-Deux-Guerres, ce n'était pas mieux : Péguy était prof de philosophie tout comme Sartre et Camus journaliste. Les écrivains, du moins une petite minorité d'entre eux, n'ont donc commencé à pouvoir vivre de leur plume qu'à partir des années 60-70 et, répétons-le, uniquement en Occident. Le best-seller a alors vu le jour et les tirages à 100.000, 200.000, voire 500.000 exemplaires (pour les livres ayant reçu le Prix Goncourt ou Renaudot) sont devenus monnaire courante. Et puis ce que ni la radio, ni le cinéma ni la télévision n'avaient réussi à faire jusque-là à savoir marginaliser le livre, l'Internet l'a réussi progressivement à partir de la fin du 20è. 

   S'agissant du Bloc soviétique, aux populations elles aussi hautement alphabétisées, il en est allé de même quant à cet âge d'or. A la différence que les écrivains étaient considérés comme des "travailleurs" et qu'ils percevaient un salaire de l'Etat quel que soit le succès de leurs livres. Salaire équivalent le plus souvent à celui d'un professeur de collège. On peut faire tous les reproches du monde au système communiste mais, à mon humble avis, sur ce plan-là, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. Le livre n'est pas un objet sacré ! Un écrivain ne doit pas être mieux traité ou plus exactement payé qu'un infirmier, un instituteur, un maçon, un agriculteur ou un employé d'administration. Si en Occident le livre a connu un âge d'or, dans le Boc soviétique, il a connu un super-âge d'or. 

   Or, dans le Tiers-monde, les populations sont majoritairement passées de l'analphabétisme à l'électronique. Sans passer par la phase livre-papier ! Par exemple, dans un pays tel qu'Haïti, dans les années 60-90, on n'envoyait pas de courrier postal aux parents et amis émigrés en Amérique du Nord mais des...cassettes-audio. Faute d'alphabétisation de la population ! Et quand l''électronique (l'Internet s'est développé), le téléphone portable a pris la place de ces dernières. Cela s'est produit partout ailleurs dans le Tiers-monde et n'est étrange s'agissant d'Haïti qu'à cause du fait que dans ce pays, il y a un véritable culte du...livre et qu'il possède l'une des littératures les plus brillantes du continent américain. 

   Ni le Tiers-monde d'hier ni le Sud global d'aujourd'hui n'ont connu l'âge d'or (deuxième moitié du 20è siècle) du livre-papier comme en Occident et dans le Bloc soviétique. 

   Mais tout âge d'or a une fin. Forcément une fin. Cette dernière s'est manifestée au travers d'une mutation civilisationnelle qui s'est produite à compter de la première décennie du 21è siècle : la fin de la lecture extensive. Ou l'avènement de la lecture brève si l'on préfère. Peu d'analystes l'ont relevé ! Pourtant, elle saute aux yeux : sur les sites-Internet des grands journaux, il est indiqué en tout début de chaque article "3 minutes de lecture", "5 minutes de lecture" etc... Au début, j'avais trouvé cela insultant, voire même humiliant, avant de me rendre compte que désormais, la lecture brève s'était insidieusement et implacablement imposée. Sinon pourquoi l'e-book ou livre électronique a-t-il fait un flop ? A son apparition, tout le monde avait cru qu'il templacerait le livre-papier mais ce ne fut pas le cas. Pourquoi ? Parce que l'e-book est arrivé trop tard. A l'heure où la lecture brève s'est imposée qui lira un livre de 200 ou 300 pages sur un écran (minuscule en plus) ? 

   C'est ce règne de la brièveté scripturale qu'a accentué le texto (SMS) et même le courriel (Mail). S'agissant de ce dernier, on aurait pu penser qu'il remplacerait efficacement la bonne vielle lettre postale d'antan mais ce ne fut pas du tout le cas. En effet, hormis les courriels administratifs qui commencent par "Madame, monsieur", qui ont des paragraphes, se terminent par des salutations et parfois par des NB., la quasi-totalité des mails se comportent comme des SMS. Sans être particulièrement châtouilleux, j'ai toujours trouvé irrespectueux les mails dépourvus de "Cher monsieur/Cher ami" ou ne se terminant pas par "Bien à toi" ou "Amitiés". Quand il m'arrive de recevoir un mail d'une ligne ou deux, je n'y réponds jamais sauf si c'est très urgent. 

   Mais le summum de la brièveté est atteint par Twitter devenu X. On ne peut pas y écrire de message de plus de... 280 caractères !!! Je me suis toujours demandé ce qu'il est possible d'écrire d'un tant soit peu sensé ou intelligent en si peu de mots. Jusque-là, la brièveté alliée à la profondeur n'étaient l'apanage que de trois catégories de gens : le peuple (proverbes), les philosophes (aphorismes) et les mathématiciens (équations). Ce fut le cas pendant 3.000 ans et voici que Twitter est venu et a instauré le règne du tout-à-l'ego ! Tartempion et autres Sénèque 2.0 s'imaginent pouvoir asséner leurs "pensées" ou leurs "réflexions" en seulement une poignée de mots. Bref...

   Dès lors, une question vient à l'esprit : le règne de la lecture brève signe-t-il la fin du livre ?

   REPONSE IMMEDIATE : Aucunement. 

   L'explication en est fort simple : la lecture extensive, s'agissant de la majorité des populations, n'a duré qu'une petite cinquantaine d'années et cela, uniquement en Occident et dans le Bloc soviétique. Son âge d'or fut la deuxième moitié du 20è siècle. L'électronique n'a donc fait que nous ramener à une situation qui a duré pendant 3.000 ans quand le livre ne concernait qu'une petite minorité de gens. Inutile donc de s'alarmer ! Et pour en revenir à cette histoire de liquide-vaisselle, ce n'est pas l'autorisation donnée aux éditeurs de faire de la pub pour leurs livres à la télé qui y changera quoi que ce soit. Cette initiative de la ministre française de la culture n'aura pour effet que de sacrifier, crucifier même, les vrais livres (ceux que publient les maisons d'édition) au profit des livres jetables (destinés aux "ménagères de moins de cinquante ans") et des livres auto-édités. Les quelques dinosaures (Musso, Lévy etc...) que l'avènement de la lecture brève a miraculeusement épargnés et les auto-édités qui racontent l'histoire du chat de leur grand-mère ou leurs premiers émois amoureux finiront tôt ou tard par damer le pion aux auteurs dignes de ce nom et aux éditeurs sérieux. Et les éliminer purement et simplement ! La publicité à la télé pour les livres sera inefficace et de toute façon redondante puisqu'il y a déjà, depuis des lustres, des émisssions littéraires à la radio et à la télé et que nombre de sites-web s'en chargent déjà. 

   Que faudrait-il faire, se demandera-t-on pour sauver le livre ?

   Pas très sorcier : s'agissant d'un objet à circulation restreinte et qui n'est pas un produit de première nécessité, il suffit simplement que les pouvoirs publics allouent annuellement aux éditeurs des subventions conséquentes et non épisodiques ou au coup par coup comme c'est le cas aujourd'hui. Il faut faire comme pour l'agriculture ! Tous les pays du monde financent leur agriculture, y compris la riche Europe. Ce qui est parfaitement normal ou en tout cas compréhensible. Pourquoi ce qui est valable pour la nourriture du corps ne le serait-elle pas pour la nourriture de l'esprit ? Dans notre petite Martinique, tout le monde encense bruyamment Césaire, Fanon et Glissant, à juste titre puisque c'est grâce à eux que notre tête d'épingle de pays existe sur le mappemonde, mais nos politiques, de tous bords, ont-ils jamais mis sur pied une vraie politique du livre ? Politique du livre qui devrait prendre deux formes : 

 

   __une ligne budgétaire pour la réédition de notre patrimoine livresque (pas seulement littéraire !), chose à laquelle le grand éditeur que fut Emile Désormeaux s'était attelé tout seul et sur ses propres fonds. Car, mis à part nos bibliothèques (aujourd'hui presque désertées), où trouver Le préjugé de race aux Antilles de Souquet-Basiège (histoire), Le serpent de la Martinique de Henri de Lalung (zoologie), Histoire économique de la Guadeloupe et de la Martinique du XVIIè siècle à nos jours d'Alain Blérald (économie),  Fondal-Natal de Jean Bernabé (linguistique),  Le père oblitéré de Livia Lésel (psychologie), Les Blancs créoles de la Martinique, une minorité dominante d'Edith Kovats Beaudoux (sociologie) etc... ? En assimilant le livre à la seule littérature, l'école française a sans aucun doute contribué à tuer le goût de la lecture chez le plus grand nombre tant dans l'Hexagone qu'aux Antilles. Nous y reviendrons dans un prochain article...

 

   __une ligne budgétaire  à destination des éditeurs et répartie non pas pas un comité fantôme de petits copains mais pas une instance publique, rigoureuse et autant que possible neutre. Car financer un livre publié par un vrai éditeur au même niveau que le livre auto-édité de quelqu'un qui raconte l'histoire du chat de sa grand-mère est du grand n'importe quoi.

 

   Mais peut-être est-il déjà trop tard...

   NB. De mauvais esprits insinueront probablement que ce que j'entends par "vrais éditeurs" renvoie aux seuls éditeurs parisiens. Or, pas du tout ! Pour ma part, si j'ai publié chez Grasset, Mercure de France, Stock, Gallimard, Ecriture etc..., j'en ai fait autant chez nos éditeurs locaux comme Ibis rouge ou Caraibéditions. Et même québécois (Mémoire d'Encrier) et réunionnais (Orphie).

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