Et si l’Europe devenait un archipel

Pierre Lempereur ("Agir par la culture")

Né en Martinique en 1923, Édouard Glissant,poète, romancier, essayiste, auteur dramatique et penseur de la « créolisation », de « l’antillanité », et du « tout-monde » est mort à Paris en 2011. Retour sur son concept phare de « créolisation » qui peut nous permettre, en nous basant sur l’identité-relation plutôt que l’identité racine, de mieux appréhender les métamorphoses du monde.

Édouard Glissant emploie la métaphore de la mangrove, écosystème de marais maritimes caraïbéens, comme une métaphore végétale pour exprimer sa poétique de la relation et définir l’identité. Ainsi, l’emmêlement inextricable de branches, le fouillis de racines-rhizomes à la fois aériennes, marines et souterraines évoquent l’identité multiple de l’homme créole. Les branches des mangroves sont d’abord issues du sol, ses racines multiples renforcent celles des autres végétaux lorsqu’elles poussent et partent à leur rencontre. L’identité-relation, l’identité-rhizome, c’est avoir plusieurs racines à l’image de ce mouvement du végétal s’étendant tout en transversalité, en horizontalité. Édouard Glissant oppose donc cette identité de l’horizontalité, et en mouvement, avec celle de conception occidentale, de la verticalité et figée, l’identité-racine représentée à merveille par l’arbre généalogique. Cette identité qui estime qu’elle vient d’un seul endroit, d’une seule souche, une seule origine, sectaire, renfermée sur elle-même par opposition à l’identité-relation.

C’est à partir de l’histoire de la Traite négrière et de l’histoire de l’esclavage aux Antilles qu’Édouard Glissant construit sa réflexion sur l’identité-rhizome et propose une lecture du monde contemporain. Les Antilles sont posées comme le laboratoire d’une modernité où les identités ne sont plus figées, mais constamment travaillées par les expériences de déplacements et de rencontre. L’identité-rhizome s’est créée au fil du temps de la mise en relation des cultures et dans cet espace construit sur la confrontation de populations déportées par la Traite, par la production de richesses coloniales. La « créolisation » est le phénomène qui explique l’émergence de cette identité, et va s’imposer comme une appropriation réciproque et devenir la création culturelle et sociale entre des segments de population, opposés sur le plan civil et racial : maîtres, esclaves et « libres de couleur ». La créolisation est un processus continuel du fait de l’arrivée incessante des populations sur la terre des Amériques, empêchant ainsi l’établissement d’une identité figée et statique.

LA PENSÉE ARCHIPÉLIQUE

Pour Édouard Glissant, ce qui s’est passé dans les Antilles ou les Amériques préfigure les phénomènes qui sont en cours à l’heure actuelle dans un monde où les cultures se combattent, se battent, se massacrent, s’interpénètrent : un chaos-monde. Nous assistons à la créolisation du monde. Non pas qu’il devienne créole, mais plutôt qu’il entre dans une période de complexité et d’entrelacement tels qu’il est difficile de le prévoir. Le monde est ainsi inextricable et il lui faut de l’intuition pour négocier ce phénomène autrement que dans la confrontation et la violence. Cette intuition nécessite un déplacement de l’imaginaire vers une autre forme et géographie de la pensée : la pensée archipélique. Compte tenu de leur histoire, les pensées créoles saisissent mieux les bouleversements en cours puisqu’elles sont incertaines de leurs puissances, de leur devenir. Ce sont des pensées du tremblement, elles sont ouvertes. Elles envisagent la transformation continue sans se perdre soi-même, l’idée que la dispersion permette le rassemblement dans un espace où les chocs de culture, la disharmonie, l’interférence deviennent créateurs. Contrairement à la pensée continentale qui voit le monde d’un bloc, proposeune vision aérienne et une synthèse imposante, l’imaginaire de la pensée archipélique invite à penser le monde au plus près, à la hauteur des roches des rivières. Elle considère le lieu comme incontournable et dont on ne peut faire le tour sans l’enfermer. L’archipel est l’imaginaire de mon lieu relié à la réalité de tous les lieux. L’archipel est l’image d’où surgit cet imaginaire. Le schème de l’appartenance et de la relation en même temps.

Face à ce chaos-monde, et à sa créolisation, dans un scénario où les communautés s’envahissent mutuellement, l’Europe répond en construisant toujours plus de frontières. Pourtant, nous dit Édouard Glissant, l’identité-rhizome serait plus adaptée à cette situation. Cette perspective est difficile et nous remplit d’une crainte : celle de remettre en cause l’unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s’identifie, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté.

Au lieu de cette réponse par des frontières conçues comme des armes contre des processus d’immigration et de migration, on pourrait alors imaginer des frontières perméables. Car il ne faut pas abolir les frontières, nous dit Glissant, mais leur donner le sens d’un passage de la saveur d’un pays à la saveur d’un autre pays, d’une communication, c’est-à-dire d’une relation. Si nous en finissions avec cette idée de frontière qui empêche et défend, les frontières pourraient alors accompagner et faciliter ce processus de créolisation, et nous aider à construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, nous aider à nous transformer de façon continue sans nous perdre au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation.

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