Les blessures d'Haïti sont aussi les miennes

Patrick Chesneau

  Il suffit d'une information presque banale et l'incendie intérieur se déclenche. Il y a quelques heures, ce gros titre : " Port-au-Prince s'enfonce dans la violence. Affrontements entre gangs lourdement armés :  En cinq jours, près de 240 tués et blessés ". Quand les bornes sont franchies il n'y a plus de limite. La spirale de l'insécurité semble inexorable. Au point que l'ONU s'émeut et demande aux autorités (lesquelles ?) d'agir. 

   Haïti, dans le scalpel de l'actualité, livre son dernier lot de nouvelles façon bazooka. Une succession de détonations. Enième secousse. Pourtant, remontent en moi, instantanément, des bouffées de cet air vanillé que j'aimais respirer, juché sur les hauteurs de Pétionville. Là où vivent les gens de biens et de propriété. Immanquablement, à chacune de mes haltes dans cette terre de prodiges, c'est tout d'abord un sentiment alangui qui s'emparait de moi. Comme un leitmotiv indolent. Avant qu'une révision déchirante ne prenne le relais, causée par un changement de décor ô combien brutal. De la terrasse du Montana, qui passait alors pour un hôtel cossu, je surplombais un immense cloaque. Mon regard dévalait l'avenue de Delmas, bordée de maisons pimpantes en forme de parallélépipède. Mais, plus en contrebas, les flaques de couleurs délavées signalaient des masures insalubres entre les ruelles tortueuses privées d'asphalte. Là, des foules bigarrées s'agrippaient farouchement à la vie. Des années plus tard, frénétiquement, le même topo. Un copeau de phrase, entendue maintes fois sur le terrain, m'assaille de nouveau. " En Haïti, rien ne vaut une vie...une vie ne vaut rien ". Des fragments de voyages, réminiscences en grumeaux, me submergent.

  Ça ne loupe pas. Le précipité des images en direct d'Haïti me laisse invariablement le souffle court, pantelant au mitan de la nuit. Quand pointent les premières lueurs de l'aube, je me retrouve projeté sur le froissé des draps du lit. Exsangue. Exténué mais insatiable, je ne peux m'empêcher de revenir inlassablement à la pile des magazines, revues, journaux et vidéos accumulés depuis tant d'années. Comme des témoins sourcilleux. Haïti première République Noire, proclament fièrement les étiquettes. Pour rassasier un travail de mémoire haletant, je revisionne jusqu'à plus soif des reportages télé et des extraits de magazines. Souvent, documentaire signifie documenteur. Pas ici et pas maintenant. Tout est criant de vérité. 

  J'entends la joie souveraine qui resplendit et alterne avec les râles gutturaux d'une île tourmentée. Première République Noire. Un slogan étendard. Comme si cette appellation héritée de l'histoire pouvait écarter les sortilèges. Il n'en est rien. Défile en moi une litanie de la désolation. Allons-y pour les poncifs, ces récifs qui entravent la pensée. Tout ça semble réglé comme du papier à musique. Mais dans cette partition parfois enchantée, les croches et anicroches jonchent à l'excès. Tragédies dupliquées à l'infini ? Catastrophes naturelles, tremblements de terre, cyclones, inondations, déboisement telle une saignée profonde dans la terre. La course folle continue :  impéritie des hommes, délitement de l'état, influences extérieures et mainmise étrangère, jeu de dupes, trahison, prévarication, corruption, incurie des politiques, au premier chef desquels les élus en proie à des relents persistants de macoutisme, coups d'état, assassinats, violence, prolifération des gangs, enlèvements, extorsion, batailles rangées et fusillades. 

  On défouraille dans les taudis. N'en jetez plus.

  L'ancienne cour des miracles est pleine. Pourtant, s'ajoutent en vrac d'autres turpitudes : mal-développement, accaparement des richesses par l'élite, assignation à pauvreté des masses démunies, économie en capilotade structurelle, inflation en vrille ascendante, pénurie alimentaire et malnutrition, crises sanitaires récurrentes, système hospitalier en déshérence, maladies, épidémies, mortalité infantile, aide humanitaire entravée. Bidonvilles sans eau courante, les êtres en multitude trimballent des bidons, des jerrycans, des récipients. Fourmis en opération survie. La vie ordinaire est une quincaillerie ambulante. Enumération dantesque non exhaustive puisqu'on pourrait immédiatement rajouter, éducation et système scolaire à la dérive, illettrisme et analphabétisme. 

   La cohorte des drames est prompte à s'allonger indéfiniment dans cette matrice pourtant si féconde dans les arts, nourricière d'un imaginaire somptueux, antre d'une prodigalité stupéfiante. Littérature, peinture, danse, musique...Parfois l'insolite s'insinue. Peuple époustouflant de créativité, production exubérante. Et simultanément, pays si propice à tant de maux endémiques. Paradoxe comminatoire. Terre d'orgueil depuis l'indépendance arrachée.  Haïti, phare pour des pans entiers de l'humanité, pays flambeau qui illumine des destins que l'Histoire voulait broyer. Et tout autant, cas d'école du contre-exemple, antithèse du bonheur, pays criblé de tragédies : souffrance, privations, dénuement. Dureté implacable qui percute tout visiteur. Chaque scène de rue est un uppercut qui foudroie. Résultat : les tripes en bouillie. Comment ne pas défaillir ? Cité Soleil, Carrefour-Feuilles, Croix des Bossales, Martissant, farandole de la misère dans un pays dénutri en urgence sanitaire. Un puits sans fond qui engloutit la liberté et la prospérité des siens. Certains y voient l'inexorable qui s'acharne. Mais rien ne m'indigne plus que de lire et d'entendre prononcer ces deux mots-stigmates :  " pays maudit". Comme si les thuriféraires d'un mysticisme dévoyé s'acharnaient consciencieusement, méthodiquement, délibérément sur ce morceau d'Hispaniola pour l'anéantir. La religion vernaculaire n'y est pour rien. Et de toutes façons, un homme averti en vaudou. 

   Je me remémore mes séjours, en reportage et en découverte personnelle. Je refuse cette interprétation de l'immanent maléfique. C'est même une position ontologique. Il n'y a pas de punition divine, encore moins diabolique. Toute explication obscurantiste pourrait être un expédient commode de prime abord. Mais qui écarte les causes profondes et objectives de ces malheurs par osmose. Haïti n'expie aucun péché. Au contraire, elle est en droit d'exiger réparation des conséquences funestes d'une dette qui l'a congénitalement anémiée puis dévitalisée. Il convient plutôt d'interroger les hommes, de les agglutiner à leurs responsabilités pour qu'ils ne tentent pas de prendre la tangente devant l'histoire en marche. Nul doute, Ayiti va se relever, vaille que vaille. Va cheminer, certes sur des routes pierreuses bordées de précipices, mais le cap est profondément haïtien. Port-au-Prince, la capitale flanquée de ses provinces, emmènera son peuple besogneux et ingénieux vers des jours améliorés. Dans cette longue marche, la ville capharnaüm compte sur le renfort de l'imposante plaine de l'Artibonite, cœur battant d'une ruralité pourtant chancelante. Il sied de rester modeste. A ce stade, envisager un avenir radieux relèverait de l'incongruité. Chaque chose en son temps. Pour l'heure, prédomine le sentiment affligeant que ces lendemains plus avenants sont systématiquement reportés à un ultérieur chimérique. Un léger différé qui dure depuis un temps immémorial. Il faut néanmoins tenir. Contre vents et marées. Garder l'étincelle d'une foi inébranlable. Haïti va triompher de toutes les adversités...

   Un jour, c'est sûr...La seule question qui vaille, c'est quand ? 

   Devant un tel chaos, on parvient par interstice, à exulter. Des instants d'effraction, sorte d'acte manqué pour réclamer le bonheur.  La joie s'apparente à une nappe phréatique. Trop enfouie pour être complètement asséchée. Elle continuera de couler. Là encore, le clair-obscur et le contrepoint. Haïti possède la force vitale et sera confortée par la diaspora innombrable de son peuple en exil. Reste que ce volontarisme de l'espoir ne vaut pas antidote à la douleur. Elle est térébrante. Tiraillements et déchirements activent une plongée cathartique. Par intervalles, l'information s'emballe, avec ce goût prononcé de morbide. Surgit alors le coup de blues. Gigantesque. Il engloutit tout.  Quelque chose me dépasse. Haïti dans la Caraïbe, lot de démesure dans une géographie si cordiale. Il n'en reste pas moins la plus fondamentale des vérités-silex. " Haïti Chérie ", chantent Stevy Mahy, James Germain et Emeline Michel. Haïti vaut mille refrains.

   Mon attachement indéfectible lui est acquis à jamais.

 

PATRICK  CHESNEAU

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