« Bwa kale », quelle interprétation dans la conjoncture actuelle ?

Fortenel THÉLUSMA

Cet article se propose d’expliquer l’usage actuel de l’expression « Bwa kale » dans le cadre de l’opération portant le même nom, initiée par des membres de la population haïtienne complètement abandonnée par les tenants du pouvoir afin de se défendre contre les bandits armés qui les massacrent sans pitié. À l’aide d’arguments scientifiques appropriés, il tentera d’appréhender la réalité en tenant compte de la situation de communication, du contexte dans lequel le syntagme nominal « Bwa kale » est utilisé. Il prendra le contre-pied des traductions et définitions relevées dans certains articles francophones de l’étranger.

Les mouvements sociaux, politiques, économiques, culturels, etc. donnent souvent naissance à de nouveaux mots ou donnent lieu à l’usage nouveau de mots existant déjà dans la langue. Il en est ainsi, dans ce dernier cas, de l’expression « bwa kale » revenue en force ces temps -ci à la fois comme slogan, mouvement de révolte, moyen de défense. En effet, elle est en usage depuis plusieurs mois déjà dans certaines stations de radio de Port-au-Prince, soit comme slogan, soit dans des commentaires visant à mobiliser la population haïtienne (voir par exemple, radio Regard FM/ plateforme Vouzan en ligne). La première matérialisation de « Bwa kale » comme mouvement de révolte date à peu près de l’été 2022 contre Magalie Habitant lors d’une manifestation de rue. Le mouvement a pris de l’ampleur, s’est répandu à partir du 24 avril écoulé lorsque des habitants de Canapé vert ont lynché, puis incendié quatorze présumés bandits. Ces individus qui se trouvaient à bord d’un minibus, se dirigeaient à Debussy (quartier proche de Canapé vert) en renfort à un groupe de bandits afin d’y installer un gang.

Il importe de signaler que la capitale haïtienne connait une situation d’insécurité croissante depuis le massacre à La saline en 2018. Elle a atteint son paroxysme avec l’avènement au pouvoir d’Ariel Henry à la suite d’un tweet du Core group. Les cas de kidnappings, de viols, d’assassinats se perpétuent quotidiennement sans que le gouvernement n’intervienne pour juguler ce fléau dévastateur. Face à cette inaction complice, des groupes de la population ont décidé de réagir en tentant d’assurer leur propre défense à travers une opération baptisée « Bwa kale ». Pour atteindre cet objectif, divers moyens sont mobilisés : coutelas, machettes, pneus enflammés, essence, etc. Les personnes ciblées comme bandits sont matraquées, lynchées, incendiées…

Bien accueilli par une grande partie de la population, ce mouvement subit la critique de certains Haïtiens et Haïtiennes arguant que les citoyens ne doivent pas se substituer à la justice. Dans la presse conventionnelle et les médias sociaux, les débats prennent l’allure de combats de boxe épiques tant les avis sont partagés sur la forme et l’allure que prend la révolte.

D’un autre côté, certains médias francophones étrangers relatent amplement le mouvement « Bwa kale » et, parallèlement, en proposent une « traduction » française pour le moins surprenante compte tenu de son contenu. Par exemple, dans un article intitulé « Haïti : face aux gangs, le mouvement « Bwa kale » prend de l’ampleur », publié le 3 mai 2023, sur le site en ligne de RFI, le journaliste le définit comme suit : « expression d’argot haïtien signifiant « érection » ». D’un autre côté, dans un article publié par ICI Toronto, le 4 mai dernier, sous la plume de Francesca Mérentié, on lit la définition suivante : « Que veut dire « Bwa kale » ?

L’expression « Bwa kale » peut être traduite en français par phallus tumescent. Il s’agit d’un slogan en vogue depuis quelques mois. Il sous-entend contre-attaquer des présumés brigands ou politiciens jugés véreux. Il se prononce : bois calé. » (Mouvement populaire en Haïti : une diaspora mitigée face au « Bwa Kale »).

S’il est vrai que dans un langage un peu vulgaire, « Bwa kale » peut référer au pénis de l’homme, il n’en est rien dans le cas de la révolte actuelle en Haïti. En quoi les machettes, les pierres, les bâtons, les pneus, etc. utilisés dans la bataille contre les bandits armés renvoient-ils à l’ « érection », au « phallus tumescent » ? Quand quelqu’un dit : « Lè ou ap mache nan lari a, fè atansyon pou w pa pran bwa kale, wi », doit-on interpréter le message de cette façon en français : « En circulant dans les rues, veille à ce que tu ne sois pas victime d’ « érection » ou de « phallus tumescent » ?

La linguistique nous apprend, par ailleurs, qu’un mot n’a de sens que dans une situation de communication donnée. Autrement dit, un mot peut prendre des significations différentes en fonction de la situation. Il ne peut pas avoir la même signification dans deux contextes différents. Ils peuvent changer de sens ou subir des évolutions de sens. En effet, selon V. Nyckees, « le lexique d’une langue n’est pas homogène : on sait que certains mots, dits techniques, sont propres à tel langage spécialisé et que nombre de mots développent des sens particuliers selon les groupes sociaux dans lesquels ils sont employés » (Vincent Nyckees (1998), La sémantique, Éditions Belin). En fait, « Bwa kale », quand il réfère au pénis en érection, au sens propre du terme, appartient au vocabulaire de la sexologie, pris dans le sens d’organe sexuel. Dans le cas qui nous préoccupe, il ne renvoie pas à un objet particulier mais bien à un mouvement de contre-attaque et de révolte mobilisant divers outils.

On peut donc déduire que « Bwa kale » est polysémique en raison de sa variation référentielle. En effet, « …l’examen du critère référentiel selon G. Kleiber (2005), est indispensable parce que la reconnaissance de la polysémie se fait nécessairement à partir du constat d’une variation référentielle : ce qui nous met sur la piste « polysémique » dans le cas de certaines formes c’est d’abord et avant tout la constatation que dans des emplois différents elles dénotent des « choses » différentes ou, plus précisément, des catégories de référents distinctes ». (La polysémie au cœur de la langue : le signifié des polysèmes est-il monolithe, composite... ou extrêmement malléable ? in Formes et sens : de l'unicité à la variabilité

 Dejan StosicBenjamin Fagard dans Langages 2012/4 (n° 188), pages 3 à 24 Mis en ligne sur Cairn.info le 06/12/2012https://doi.org/10.3917/lang.188.0003

Comme nous le mentionnions en 2018 « L’explication de l’évolution d’une langue est multiple : les changements sociaux, les changements politiques, les progrès économiques, le développement de l’industrie, de la technologie, etc. » (Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives, C3 Éditions, 2018). Force est de constater que depuis de nombreuses années, les mutations sociopolitiques provoquent l’usage nouveau de mots anciens. Très récemment encore, sont utilisés des mots d’usage courant avec de nouvelles significations à l’occasion des mouvements de rue contre le pouvoir de Jovenel Moïse en 2019. C’est le cas, par exemple, des mots ou syntagmes comme gita, manch long, atèplat, etc. (voir Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué, Fortenel Thélusma, 2021, C3 Éditions). Tous les Haïtiens savent que « gita » (la guitare) est un instrument de musique mais quand des observateurs, des journalistes signalaient que des militants étaient munis de « gita » ou de « manch long » devant leurs barricades, tout le monde était informé qu’ils faisaient référence à des armes de gros calibre épousant la forme d’une guitare ou à des fusils de longueur similaire à celle d’une manche de chemise. Le contexte d’utilisation de ces éléments linguistiques suggérait leur sens d’autant plus que les objets représentés étaient observables, dans les manifestations ou à travers les médias sociaux ou des chaines de télévision.  

Revenons, enfin, sur la traduction de « Bwa kale » en « pénis en érection », « phallus tumescent » par certains médias étrangers. La traduction fonctionne selon des principes clés. Par exemple, si la connaissance de la langue joue un rôle de premier plan, elle ne peut être réalisée sans une connaissance ou une compréhension minimale du sujet. Et la prise en compte de la situation de communication exige la prise en charge des aspects socioculturels sans quoi l’idée de départ ne peut être rendue. Soulignons que la traduction littérale n’est pas de mise. Un texte mal traduit communique généralement un message différent de celui du texte-source. Élisabeth Lavault-Olléon et Véronique Sauron nous en disent davantage. « Dans le vaste domaine de la communication, journalistes et traducteurs ont en commun d’être des professionnels qui produisent du discours, les premiers à partir d’événements, les seconds à partir de textes. Dans le cadre de la traduction spécialisée ou pragmatique qui est le nôtre, si le traducteur part des textes, c’est avant tout pour en transmettre le sens, défini dans sa contextualité (Seleskovitch et Lederer, 1984, Israël et Lederer, 2005), et dans sa fonctionnalité, toujours intégrée dans une situation de communication spécifique (Vermeer, 1996). Quant au journaliste, l’événement qu’il rapporte et commente est souvent déjà l’objet d’autres textes sur lesquels il s’appuie, même lorsque ceux-ci sont écrits dans une autre langue que la sienne » (Journaliste et traducteur : deux métiers, deux réalités1

Élisabeth Lavault-Olléon et Véronique Sauron

https://doi.org/10.4000/ilcea.210, UGA, Université Grenoble Alpes, 2009

On l’aura compris, « Bwa kale », ne doit pas être traduit ou défini en dehors de son contexte d’utilisation. Il importe de l’interpréter dans la conjoncture actuelle comme un mouvement de révolte, de résistance de la population contre les « bandits légaux » qui orchestrent, depuis plus d’une décennie, une vaste opération de destruction du peuple haïtien. En définitive, quel bénéfice tire-t-on de la traduction de « Bwa kale » en français ? N’est-il pas plus pertinent, pour lui laisser sa singularité, de conserver l’expression créole dans un texte rédigé en français ? Le mot « fatwa » qui vient de l’arabe, illustre bien cette idée. Dans les textes rédigés en français, il reste inchangé. Fatwa (« jurisprudence, opinion légale ») est utilisé en contexte pour désigner un édit ou une proclamation punitive contre un « mécréant » qui n’aurait pas respecté le Coran ou qui aurait prétendument porté atteinte au Prophète Mahomet. 

 

* Fortenel THÉLUSMA, enseignant-chercheur à l’École normale supérieure (UEH), est linguiste et didacticien du FLE

 

 

Voici un texte retrouvé sur les réseaux sociaux, qui témoigne de l’esprit créatif des jeunes haïtiens.

 

*Le créole enrichit la langue française*

Bwakaléitaire : caractère du bwakale

Bwakaléique : ce qui se rapporte au bwakale

Bwakalément : manière du bwakale

Bwakaléisé : fait de passer quelqu'un par le bwakalé

Bwakaléiser : lapider, faire subir le supplice du collier et carboniser en même temps

Bwakaléité : état d'esprit des bwakaléisants en attendant d'être bwakaléisés

Bwakaléivore : mouvements populaires qui ravagent, massacrent, tuent les bandits

Bwakélephile : qui aime la mouvance du bwakale

         Bwakalephobe : peur de l'affection bwakale

        Bwakaléisant : qui est en passe d'être bwakaléisé

      Bwakaleisme : doctrine de justice populaire inventée par le peuple haïtien consistant à affectionner les bandits de coups et de flammes

* Auteur inconnu

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